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Il est de coutume de présenter le déclenchement de la seconde guerre mondiale comme une marche irrésistible. On oublie trop souvent qu’il en fut de même en 1914 pour le premier conflit mondial. L’assassinat de l’archiduc autrichien François-Ferdinand à Sarajevo ne fut que la cause immédiate, autrement dit l’étincelle ayant mis le feu à la poudrière des Balkans qui ensuite embrasa l’ensemble du continent européen pour enfin impacter la totalité de la planète. C’est occulter à tort l’existence d’une profusion de causes profondes et lointaines. Au-delà des nombreuses rivalités, planait une atmosphère « pro-bellum ». Jean Jaurès en fut la victime expiatoire. Des similitudes, sans verser dans l’anachronisme ni sombrer dans le catastrophisme, tous deux de mauvais aloi, sont cependant à relever avec la situation d’aujourd’hui. Le discours du chef d’état-major des armées françaises Fabien Mandon, devant le congrès des maires, vient le rappeler.
Les termes utilisés sont bruts de décoffrage. Glaçant d’effroi même. Ils nous invitent à « accepter de perdre nos enfants ». Nous sommes collectivement conviés à posséder « la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est ». Car « si le pays flanche parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, de souffrir économiquement », c’est qu’il est en risque. A croire que l’ordre de mobilisation générale est de facto lancé, avec des maires qualifiés de « base arrière des armées » et l’injonction à être prêt à la guerre avec la Russie à échéance de « trois ou quatre ans ». On éprouve la désagréable impression que les repères sont totalement inversés : le militaire visiblement commande désormais au politique. Enfin, comment ne pas relier cette prise de parole avec la mise en demeure adressée aux états européens par le président américain Donald Trump d’augmenter significativement leurs dépenses militaires ?
Avec 1914, certaines coïncidences sont donc aussi frappantes que préoccupantes. C’est ainsi que se développe une sorte de « propagande d’accoutumance » ; elle vise à formater les consciences à l’inéluctabilité de la guerre et, plus encore, à instiller l’idée que cette dernière relèverait d’un véritable devoir patriotique. En dehors de quoi il n’existerait que des traitres ou des défaitistes, les pacifistes étant assimilés illico presto aux deux catégories précédentes.
L’opération s’accompagne en conséquence de la désignation récurrente d’un ennemi. L’Allemagne hier, la Russie aujourd‘hui, mais au-delà de cette dernière il s’agit plus largement de tout ce qui ne s’inscrit pas dans l’ordre atlantiste. Certains va-t-en-guerre hexagonaux se révélant en la matière plus monarchistes que le roi… Il y a plus d’un siècle, c’était le désir de revanche afin de récupérer l’Alsace et la Lorraine qui en structurait la pensée.
En prévision d’un conflit plus ou moins secrètement espéré, s’opère une véritable course aux armements. Les marchands de canons prospérèrent avec des profits conséquents ; ils modelèrent l’opinion publique, rachetant des journaux à cet effet. La logique est restée identique. Tout renforcement du potentiel militaire d’un pays était immédiatement suivi de la riposte d’un voisin s’estimant menacé. La décision en 1913 de la France de porter à trois ans la durée du service militaire est justifiée par la loi allemande faisant passer les effectifs militaires en temps de paix à 800 000 hommes. La France pourra alors compter 750 000 personnes sous les drapeaux. Œil pour œil, dent pour dent !
On note concomitamment une prolifération des conflits qualifiés de secondaires ou périphériques. Des conflits d’intérêts aux colonies (au Maroc ou au Soudan), des rivalités économiques et commerciales (entre l’Angleterre et l’Allemagne), des contestations territoriales (pour des terres qualifiées d’irrédentes), des heurts de nationalismes chauffés à blanc (et pas uniquement au sein de l’empire austro-hongrois), des affrontements armés en guide de prélude et de répétition (les deux guerres balkaniques) entretiennent un climat résolument belliqueux et belliciste. En définitive, c’est toute la gamme des impérialismes qui s’exprime alors pleinement. Lénine résumera avec justesse la situation en 1916 avec son livre intitulé « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ».
Si bien que le résultat visé est en fin de compte atteint. De part et d’autre, le temps est à l’Union sacrée, renforcée par la folle certitude, pour chacun des camps en lice, d’une guerre courte et victorieuse. Les soldats peuvent alors partir la fleur au fusil. « L’infâme Jaurès » est voué aux gémonies : il n’a eu que ce qu’il a mérité. Les désillusions ne vont pas tarder avec le retour au réel de la guerre : l’enlisement et les mutineries au front, les pénuries, les grèves et les révolutions à l’arrière. Lénine avait encore une fois raison : la guerre est bien un puissant accélérateur de l’Histoire.
Sans doute est-il possible de proposer une ultime analogie. En 1914, l’Europe à son apogée revendiquait le privilège de la supériorité de sa civilisation et le devoir (le fardeau de l’homme blanc) d’éduquer les peuples inférieurs. Aujourd’hui certains gouvernements de l’Occident se persuadent de détenir le monopole de la raison et de compréhension de la démocratie.
Dans cette optique, les maximes de Paul Valéry et Anatole France convergent pour donner à réfléchir avant de s’engager dans l’irréparable. Le premier définissait la guerre comme « un massacre de gens qui ne connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ». Le deuxième rappelait fort opportunément « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels ». Sous les présumés Tropiques de la guerre, rien de nouveau, bien que la ficelle soit une peu grosse et les ressorts éculés…