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Billet de blog 6 avril 2008

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Le fils du ciel et le toit du monde

Alors que les médias en sont pleins, on voit peu de lecteurs/membres participants de Mediapart soumettre à ce Club des opinions ou des interrogations sur le débat en cours depuis la mi-mars à propos du Tibet et de l’attitude que doivent adopter les Occidentaux à l’occasion des jeux Olympiques qui lui sont peu ou prou liés désormais.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Alors que les médias en sont pleins, on voit peu de lecteurs/membres participants de Mediapart soumettre à ce Club des opinions ou des interrogations sur le débat en cours depuis la mi-mars à propos du Tibet et de l’attitude que doivent adopter les Occidentaux à l’occasion des jeux Olympiques qui lui sont peu ou prou liés désormais. On se refuse à croire, pourtant, que cette retenue résulte d’un désintéressement vis-à-vis de cette crise précipitée par un regain de violences, sur ce qu’il est convenu d’appeler « le toit du monde ». Les lignes qui suivent n’ont pour but que de sonder cette audience en soumettant à sa réflexion quelques idées qui n’engagent que leur auteur. Celui-ci s’engage en retour à lire attentivement les réactions qu’elles susciteront pourvu qu’elles évitent de répéter les clivages simplistes – et connus – danslesquels militants pro-Tibet et sympathisants pro-Pékin ont enfermé en boucle la question tibétaine ouverte voici 58 ans.

Les violences intervenues au Tibet (au sens large et ancien comprenant les régions à fonds culturel tibétain prédominant passées dans le giron de provinces chinoises limitrophes de l’actuelle « région autonome » définie par Pékin) depuis mars sont les plus intenses enregistrées dans le secteur depuis 1989, voire depuis 1959. Avec celles intervenues depuis peu dans des zones musulmanes turcophones de l’ouest du pays, si l’on considère la République populaire de Chine dans son ensemble, il semble d’ores et déjà établi que nous sommes en présence d’une agitation sur une échelle telle que le pays n’en a pas connu (et cela toute proportions gardées) depuis la « révolution culturelle » des années 1966-1969. Cette agitation dépasse en ampleur tous les soulèvements localisés qui ont été signalés au cours des dernières années, portant notamment sur des spoliations diverses imputées à l’Etat ou à ses représentants locaux par des villageois ou des ouvriers, ou encore les mouvements de colère sporadiques de telle ou telle peuplade de l’empire.

Le seul phénomène d’ampleur supérieure qui vienne à l’esprit depuis la mort de Mao Zedong a été l’agitation pro-démocratique du printemps 1989 à l’encontre du régime de Deng Xiaoping. Encore celui-ci n’a-t-il tourné que dans très peu d’endroits à des affrontements brutaux entre manifestants et forces de l’ordre communiste. Tiananmen fut, par sa dimension médiatique en particulier, une exception alors que toutes les villes de Chine connurent des défilés anti-gouvernementaux. Des violences consécutives aux débordements de manifestations, ailleurs qu’à Pékin, n’ont pas donné lieu à une démonstration de blindés sous les fenêtres du pouvoir d’Etat.

Dès lors, l’agitation récente du Tibet et la réponse non moins violente que le gouvernement de Pékin y a opposée, appellent plusieurs réflexions.

Pourquoi maintenant ? A l’évidence, deux agendas se sont télescopés. L’un est traditionnel : les journées avoisinant le 10 mars sont, tous les ans, source de soucis pour le gouvernement chinois, qui entend bien que la pression interne du chaudron tibétain ne provoque aucune oscillation du couvercle chinois. La commémoration du soulèvement de Lhassa de 1959, réprimé dans le sang, est une des dates noires du calendrier des pompiers de l’idéologie et des sapeurs musclés de la police, au Tibet comme partout où se trouvent des communautés de Tibétains en Chine (et dans les Etats himalayens voisins soucieux de maintenir des rapports cordiaux avec Pékin).

L’autre agenda est naturellement la ligne droite menant à l’ouverture des Jeux olympiques en août. Pékin voulait en faire une fête à sa gloire et s’approprier une montée d’adrénaline nationale alors que, sous le tapis lénifiant des proclamations officielles, il est évident depuis plusieurs années qu’on assiste à une poussée des mécontentements sectoriels venant en contrepoint des réussites économiques du pays dans son ensemble. Les excès de zèle auxquels a d’ores et déjà donné lieu cette volonté, ne peuvent aller qu’en s’accentuant au fil du compte à rebours jusqu’à la cérémonie de clôture (et non pas seulement celle d’inauguration comme on feint de le croire ça ou là).

Qu’est-ce que la réaction de Pékin traduit ? Il faut remonter au débat qui a précédé l’attribution des JO de 2008 à la Chine, en 2001, pour répondre à cette question. Et même à l’année 1993 – voici donc 15 ans.

Deng Xiaoping est encore en vie. La Chine a, depuis plusieurs années, posé sa candidature aux JO de l’an 2000. « L’an 2000 » étant alors la date horizon utilisée par la propagande du régime en objectif de mobilisation nationale pour manifester sur la scène internationale une présence chinoise massive, marquant les esprits. Mais la répression de Tiananmen est venue, en 1989, qui a sérieusement écorné l’image du pays, quelle que soit la tentation des milieux d’affaires qui manoeuvrent auprès du CIO pour lui faire attribuer les Jeux. Certes, depuis 1992, Deng, déjà très affaibli physiquement, a réussi à imprimer un nouvel élan de décollage économique après la glaciation générale qui a frappé la Chine en 1989. Mais il en faut un peu plus pour emporter la décision. Un petit effort sur le plan des droits de l’homme, ont soufflé certains à l’oreille de Deng. Le « vieux » a accepté. Il a permis que soit libéré son prisonnier politique personnel, le dissident Wei Jingsheng, six mois avant le terme de sa peine de 15 ans de prison infligée en 1979 pour avoir traité Deng de « nouveau despote » de la même eau que Mao Zedong. Wei, pour sa part, a joué en partie le jeu : « Vas pour les JO », a-t-il dit à la presse étrangère. « Au moins, ça nous fera de l’air », a-t-il ajouté en privé. Mais il a continué à critiquer Deng et le régime pour tout ce qui clochait sur le plan des libertés fondamentales. Le clash est venu dans les premiers mois de 1994. Les Américains commettent une gaffe protocolaire de taille en envoyant leur chargé des droits de l’homme au sein du département d’Etat à Pékin, John Shattuck, pour y rencontrer, dans cet ordre, Wei et le ministre des affaires étrangères Qian Qichen. Les Chinois sont furieux. De son côté, le CIO n’est pas convaincu par Pékin, et attribue les Jeux à Sydney. En avril, Wei Jingsheng est renvoyé en prison.

Il faudra des années à Pékin pour relancer la machine d’une nouvelle candidature, crédiblecelle-là, à la faveur de sa montée en puissance économique en particulier. Ces performances emportent une adhésion croissante dans les opinions publiques, les regards critiques et rappels de Tiananmen s’estompent derrière les paillettes de la réussite financière et de quelques prouesses techniques (le premier astronaute chinois dans l’espace en fera partie, plus tard).

En 2001, l’heure de trancher est venue : faut-il croire aux promesses de Pékin sur une amélioration des comportements politiques en même temps que des conditions atmosphériques ? Ou rejeter la demande chinoise au motif que les promesses verbales ne suffisent pas ?

Des Chinois pas tous inféodés au régime, loin s’en faut, penchent dans le sens de Wei Jingsheng sept ans plus tôt : pourquoi ne pas prendre Pékin au mot ? Faire passer le test JO en grandeur nature au Parti communiste. L’exercice aura au moins valeur de révélateur. Soit les expériences en laboratoire de participation citoyenne à échelle microscopique dans lesquelles le régime affirme ne plus vouloir s’impliquer et dicter sa loi tendent à se multiplier d’ici 2008 – soit Pékin, face à la montée des revendications, se dirigera vers le mur. « Il n’y a quand même pas 1,3 milliard d’imbéciles en Chine », nous dit l’un, résumant l’enjeu.

Ce qui vient de se produire tend à montrer que, si le pari valait d’être engagé, c’est la deuxième hypothèse qui l’emporte.

-Même si l’on peut raisonnablement penser qu’une partie de la bureaucratie n’est pas d’accord avec les options sécuritaires qui ont mené à l’engrenage de Lhassa et des provinces périphériques du Tibet ;

-même si l’on ignore tout encore, comme le soulignent les envoyés spéciaux du Monde (vendredi 4 avril), des affaires en sous-main qui ont pu se dérouler pour déclencher et surtout, laisser se répandre, la fureur tibétaine ;

-et encore moins de provocations éventuelles du même ordre que celles qui avaient donné lieu, en mars 1989, à un embrasement ayant conduit à l’instauration de la loi martiale à Lhassa pendant plus d’un an, dans une sorte de répétition générale de la crise de Tiananmen à Pékin,

c’est la pulsion forte – on n’ose appliquer le schéma des « tendances » voire des « clans » tant leur existence mériterait d’être démontrée en l’espèce – qui a pris le dessus. Jeux ou pas jeux. Prestige international ou pas. Menaces de bouderie plus ou moins symbolique des Occidentaux ou pas.

Quelle leçon en tirer ? La Chine n’a plus que quelques semaines pour démontrer avec force qu’elle est aujourd’hui capable de résister à la tentation totalitaire et répressive dès que la démangent, sur des nerfs à vif hérités de l’Histoire, les aiguillons de la contestation quand ce que son régime considère comme une question cruciale est dans la balance. En l’occurrence, son « espace vital ». L’expression est utilisée ici à dessein, le seul énoncé de cette thèse sonnant désagréablement aux oreilles européennes mais ayant déjà été formulé en Chine, et dès avant l’ère communiste.

On oublie un peu souvent, s’agissant de cette extrême sensibilité des nerfs chinois sur ces questions, que

-c’est Deng Xiaoping, le grand réformateur des années 1980, qui a donné le Tibet à la Chine de Mao en supervisant sa conquête dans la foulée de la prise du pouvoir militaire du pays par l’armée communiste doublée de son réseau de commissaires politiques ;

-que ni Mao ni Deng n’ont jugé bon de forcer le destin, en revanche, pour récupérer l’autre « province sacrée », Taïwan, toujours de facto indépendante six décennies après la guerre civile, encore que sous la menace des missiles continentaux.

Où sont les nerfs les plus sensibles ?

L’ « expérience JO » est, aujourd’hui, mal partie. La tendance est-elle réversible ? Difficile à dire, mais l’heure n’est plus à faire demi-tour. Reste peut-être à trancher dans le vrai-faux débat sur le degré d’enthousiasme que les démocraties doivent déployer pour des Jeux qui, quoiqu’il arrive, vont voir se multiplier les provocations nationalistes du régime chinois en réponse à ce qu’il considérera comme des provocations adverses « anti-chinoises ». Jusqu’à quel degré se faire plaisir, à qui faire plaisir, en boycottant, en faisant la moue, en risquant l’accrochage ? Quel effet en attendre ? La question est mineure par rapport à la suivante.

En quoi cette affaire tibétaine dépasse en importance le sort des Tibétains ? La Chine d’après-Mao a pris des engagements auprès de la communauté internationale, qui se résument en ces mots : pas d’usage de la force hormis en cas de nécessité vitale, en échange de quoi nous troquons technologie contre main d’œuvre à bas coût. C’est une question de définition de la « nécessité vitale ». Vitale pour qui ? Pour quoi faire ?

Tant qu’un gouvernement existera à Pékin, le fait accompli chinois de 1950 au Tibet ne sera jamais remis en cause. Mais il y a manière et manière, pour faire un Etat digne de l’époque moderne. Au-delà, où se situe la « nécessité vitale » d’une souveraineté intangible sur Taïwan ? Sur des îlots plus lointains des côtes du continent que des pays de la région (Asie du sud-est en Mer de Chine méridionale notamment), quitte, en poussant les feux, à raviver les antagonismes historiques ?Sur des territoires jadis inclus dans les frontières impériales chinoises ou inféodés ?

Avec son propre pays, le gouvernement chinois peut-il un jour envisager un rapport qui ne soit pas celui de la force perpétuellement réaffirmée avec violence au moindre mouvement de grogne ?Face au monde extérieur, peut-il un jour cesser de se cacher derrière des sophismes comme celui formulé par la porte-parole du ministère des affaires étrangères, Jiang Yu (citée le4 avril par le Wall Street Journal) : « ce n’est pas parce que nous accueillons les Jeux olympiques que nous ne devons pas maintenir notre pays sous le règne de la loi » ?La porte-parole n’a pas lancé cette pirouette volontairement insultante pour l’intelligence étrangère à propos du Tibet ou du Xinjiang musulman, elle l’a lâchée au sujet d’une autre manifestation de mauvaise humeur pékinoise à quatre mois de la cérémonie d’ouverture des Olympiades de Pékin : la condamnation du plus célèbre activiste actuel des droits de l’homme, Hu Jia, à cinq ans de prison pour prises de positions subversives. Histoire que personne ne se méprenne sur la nature du raidissement de la direction chinoise, façon grand courroux du Trône céleste, alors que l’épreuve olympique approche.

On est loin, là, de débats consistant à déterminer de quelle couleur et de quelle taille sera la banderole à la gloire du Tibet insoumis accrochée sur un bâtiment public au passage de la flamme olympique « chinoise » en route vers Pékin via Lhassa.

FRANCIS DERON

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