En décembre 2008, le capitalisme communiste chinois fête son trentième anniversaire ! Champagne ? Les morts du maoïsme ne sont pas invités et, en France, leur souvenir est pilonné. Economie historienne. La République populaire de Chine (entendre par là : son gouvernement) est assise sur un magot en devises étrangères monumental – le mot est faible – de 1 906 000 000 000 de dollars (1,9 billion en français, ou presque deux mille milliards), en date du 1er octobre 2008. (Les Américains et autres anglophones utilisent le mot trillion pour désigner mille milliards, alors que les mathématiciens francophones utilisent ce même mot pour désigner un milliard de milliards – merci la francophonie).
Le chiffre a été publié le 14 octobre par la People’s Bank of China, la banque centrale de Chine populaire. Au 30 septembre 2008, ce chiffre représentait une augmentation de +32,9% par rapport à la même date un an plus tôt. Au troisième trimestre (juillet-septembre) de 2008, le cochon-tirelire national avait engrangé 97 milliards de dollars. Une petite faiblesse par rapport aux trois mois précédents, qui s’étaient offert une douceur de 126,6 milliards de dollars.
Pour un Etat qui était pour ainsi dire en cessation de paiement voici moins d’une génération humaine, on ne peut pas dire que la performance soit négligeable. On ne s’étonnera donc pas de voir les yeux gourmands de la plupart des responsables étrangers lorgner avec tendresse en direction des coffres-forts de Zhongnanhai (l’exécutif chinois). A un moment de 2007, en avril, le calcul a été fait qu’y entraient en moyenne, depuis plusieurs mois, 1 million de dollars par minute.
Cette découverte, personne ne l’avait vue venir, tous les économistes en conviennent. Elle provoque, c’est le moins qu’on puisse dire, la perplexité des salles de marchés et des penseurs en économie stratégique à l’heure où le capitalisme financier mondial s’est écrasé en rase campagne et que les secouristes en sont encore à tenter d’approcher des débris en feu.
Mais avant de brandir les gros mots (« capitalisme = méchant »), il ne faudra pas oublier que la supérette de banlieue chinoise avait été laissée décatie et exsangue par Mao Zedong en 1976. Elle a réussi cette remontée un jour de début décembre 1978, voici donc exactement trente ans, quand un petit bonhomme têtu et modérément sympathique qui venait de refaire surface à son conseil d’administration – Deng Xiaoping – a obtenu le feu vert de ses pairs pour réintroduire le capitalisme individuel en Chine.
Deng Xiaoping ne songeait probablement pas, alors, à une classe de yuppies armés de mobiles BlackBerry marchant de l’avant à travers les places financières de la planète en récoltant les courbettes de leurs homologues bientôt impécunieux. Il songeait, tout bêtement, à rendre le paysan chinois exploitant à titre personnel d’un lopin de terre que l’Etat lui avait au préalable confisqué. Jusque là, le paysan n’en avait même plus l’usufruit. (Trente ans plus tard, la question de la propriété effective dudit lopin n’est pas entièrement réglée).
Les retombées de cette décision n’auront donc mis que trois décennies – pas bien longtemps dans la carrière d’une république, fût-elle populaire – pour engraisser le Fort Knox chinois dans des proportions qui nous ne semblent même plus concevables par la pensée.
Mais ce conte de fées comporte un revers, bien caché, lui aussi, dans les coffres-forts de Zhongnanhai. C’est le versant politique de l’opération « Redressement et Conquête ».
La fortune nationale chinoise, dont la redistribution laisse pour le moins à désirer, repose sur un autre chiffre, celui du bilan humain de « l’expérience » maoïste des années 1960. L’étendue de la grande famine du début de cette décennie-là – au moins 35 millions de morts en trois ans, peut-être deux fois plus – commence à être un secret de polichinelle, mais quiconque tente de s’approcher de la « Révolution culturelle » pour en estimer le nombre de victimes directes (ne parlons que des morts violentes pour simplifier) fait face à une levée de gourdins qui n’attendent qu’un ordre des idéologues devenus banquiers de Zhongnanhai pour s’abattre sur lui. Il peut s’estimer heureux, alors, s’il n’est pas Chinois.
J’avais rédigé, début 2008, un article pour la revue Monde Chinois, publiée à Paris par les Editions Choiseul, qui se piquent de penser la stratégie mondiale en termes économiques et vice-versa, pour m’étonner de ce silence. Il s’agissait d’une contribution bénévole, pour le débat public, à une revue à circulation modeste mais ciblée, dont la conception était alors confiée par le patron de cette petite maison d’édition, Pascal Lorot, à un ami, René Viénet, avec lequel je réfléchis à des questions contemporaines chinoises depuis grosso modo les années des derniers râles historiques de Mao Zedong.
L’essentiel de l’article – « Les Cimetières du maoïsme » (à lire en pdf en cliquant ici) – consistait à relever que le gouvernement actuel de la République populaire de Chine restait en quelque sorte comptable d’un crime d’Etat à l’encontre de son peuple puisque, s’il avait partiellement répudié la « Révolution culturelle » et ses thèses assassines, il empêchait encore de nos jours toute enquête d’historien pour tenter d’en dresser le bilan en termes de nombre de morts. L’article s’appuyait sur la publication en France, début 2008, d’un livre précieux sur ce sujet, Les Massacres de la Révolution culturelle, sous la direction d’un Américain d’origine chinoise, Song Yongyi (Editions Buchet-Chastel). Song est bien informé des méthodes de Pékin pour garder les abords de la case « Histoire » des coffres-forts de Zhongnanhai, puisqu’il a lui-même tâté de la prison chinoise pendant plusieurs mois en 1999, pour s’en être approché de trop près.
J’ai eu la surprise d’apprendre voici peu – et René Viénet en même temps que moi – que le tirage de la revue Monde Chinois comportant cet article, son numéro 14, qui devait être mis en vente à la mi-octobre, avait été purement et simplement pilonné par l’Institut Choiseul, sans autre forme de procès. Un numéro 14 fut bien mis en vente à la mi-novembre, mais qui ne comportait pas « Les Cimetières… » Le directeur et propriétaire n’arrive pas à démentir clairement le pilonnage (mesure rarissime car coûteuse et peu glorieuse en France, sauf risque de procès débusqué in extremis) mais revendique résolument son droit à y recourir.
De ses explications confuses, il est ressorti qu’en réalité cet article était bien sûr irréprochable, mais qu’il avait fallu s’en priver dans la version réimprimée du numéro pour une raison impossible à dire. Alors qu’il avait été annoncé par internet et le distributeur (la Documentation française). La véritable source d’inconfort du patron de Choiseul, finit par reconnaître celui-ci, était que parallèlement, René Viénet s’en prenait à diverses personnes en vue, dont une ministre, pour dénoncer les aveuglements entourant encore le mythe de la « Révolution culturelle » maoïste.
Pourquoi cet article-là plutôt que d’autres ? Mystère. Les reproches de René Viénet sont bien présents dans le numéro mis en circulation par Choiseul, de même qu’un passionnant entretien recueilli par Ursula Gauthier, journaliste du Nouvel Observateur, avec Song Yongyi lors de son passage à Paris. On pilonna donc les cimetières sans savoir pourquoi.
Le massacre d’Etat auquel aboutit la « Révolution culturelle » a causé au moins trois millions de morts, en trois ans. Ce chiffre, en termes absolus, en fait un des grands drames pervers et sacrificiels du XXe siècle. Ramené à la population chinoise, il n’est pas aussi élevé que d’autres. Au Cambodge, les Khmers rouges – soutenus par Pékin, tiens tiens – ont « fait » près de 2 millions de morts, brutalités et famine confondus, soit près du tiers de la population, dans à peu près le même laps de temps (1975-1978).
Le scandale d’aujourd’hui est que le secret d’Etat concernant le massacre chinois perdure, alors que les débris vieillissants de ce qui fut la direction du régime de Pol Pot passent devant un tribunal de justice internationale chargé de juger leurs crimes contre l’humanité. D’une façon on ne peut plus structurelle, ce nombre secret des morts chinois du maoïsme est associé aux mirifiques performances économiques de la Chine tant que les archives de Zhongnanhai ne s’ouvrent pas aux regards des historiens comme l’ont été celles de Pol Pot et de nombre d’autres despotes sanguinaires du XXe siècle.
Les George Washington verts chinois vont servir, d’une façon ou d’une autre, à éponger la noyade du capitalisme financier « moderne » au début du XXIe siècle. Ames sensibles, attention ! Le sang n’a pas fini de sécher dessus.
Francis Deron