La récente condamnation à trois ans de prison, par un tribunal de Thaïlande (anciennement Siam), d’un ressortissant australien jugé coupable de crime de lèse-majesté pour avoir écrit et confidentiellement diffusé quelques propos désobligeants pour la famille régnante de ce pays, a interloqué un public étranger qui n’a plus l’habitude de telles mesures punitives d’Ancien Régime. Un Médiapartiste de choc en a même souffert d’une violente diarrhée qu’il a jugée utile de faire partager tout à trac à la communauté de ses congénères et à la planète entière. A contrario, l’affaire tend à montrer que la mondialisation uniformisante des comportements culturels à la faveur de la communication globale se heurte encore – et heureusement – à de puissantes résiliences autochtones qui font fi des emportements déplacés des nouveaux sectarismes. Au passage, toutefois, les troubles gastriques du contributeur susmentionné ont éclaboussé la réputation et mis en danger l’intégrité physique d’un homme parfaitement respectable celui-là, un Thaïlandais qui combat les abus commis au nom de cette même monarchie contre la liberté d’expression dans un pays où cette notion est encore une idée jeune. De quoi retourne-t-il, au fond ?
En surface, d’un débat qui semble avoir conservé le pli de nos propres querelles pré- républicaines quand l’occupant du Trône était oint par naissance d’un vernis quasi théocratique. En terre siamoise bouddhiste, en 2009, le monarque demeure d’une essence semi divine (plus encore que l’empereur du Japon) avec laquelle il ne vient à personne l’idée de badiner ou d’entretenir des coliques infantiles. Comme toujours dans ce cas de figure, la sacralité embrasse son entourage immédiat. Il en résulte que voir un étranger coucher par écrit pour diffusion publique des remarques affectant son honneur ou celle de ses proches confine à l’anathème. Il n’est pas besoin d’avoir suivi de longues études culturelles sur le sujet pour comprendre, dès qu’on pose le pied en ce pays, que tout faux pas en la matière équivaut à entreprendre de partager un saucisson pur porc au beau milieu d’une mosquée. L’exercice présente des risques sérieux.
Il va de soi que, comme toute codification reposant sur un interdit, celle-ci connaît son comptant de violations quotidiennes. Sur le trône, on chuchote, on murmure, on débat même en cercles privés. Combien de pieux musulmans, dès qu’ils se trouvent hors de terre d’islam, éprouvent moins de scrupule à siffler un petit coup de la dive bouteille pourvu que la discrétion enrobe le gouleyant péché ? Rajoutons au tabou une bonne mesure de pouvoirs temporels, et on voit vers quels écueils se dirige bravement le moderne pourfendeur de la Crédulité Surannée.
Au choc frontal de ces deux logiques culturelles, notre sens (acquis) du tragicomique ferait volontiers la part belle s’il ne manquait, d’un côté, un élément essentiel pour le progrès de la civilisation pluriculturelle qu’on voudrait être le projet commun supérieur : le respect. Il n’est pas indifférent que sous des colifichets que nous jugeons ridicules – au nom de quels critères, je vous le demande, compatriotes (comme moi) de Carla Bruni désormais ? – un nombre de Thaïlandais ou ex-Siamois à peu près équivalent à celui des Français d’après la prise de la Bastille vénère en la personne de Rama IX, Bhumibol Adulyadej de son nom personnel, une incarnation morale supérieure de leur communauté nationale.
Revenons un peu vers les rives de l’Atlantique pour tenter de mesurer la question. Veut-on bien se rappeler qu’il a fallu, voici seulement 40 ans, des circonstances exceptionnelles – une guerre pour la première fois perdue en terre étrangère, 50 000 boys tués dans un combat jugé immoral – pour voir la bannière étoilée mise en torche par des Américains en terre américaine ? Et que malgré cela, c’est un hommage à l’hymne national que Jimi Hendrix interprète en distorsion à la Fender, et non sa désacralisation ? Que c’est au cri de ralliement de Volunteers of America que Jefferson Airplane mobilise alors ?
Dans un tel moment, l’irruption d’agents extérieurs poussant les feux d’une remise en cause du consensus en vigueur est une arme à double tranchant qui a toutes les chances d’être utilisée du pire côté. Or la Thaïlande en est précisément à une étape du même ordre.
Sans remonter à un lointain passé, il y a eu, ces dernières années (depuis le début du millénaire, disons) quantité de motifs de s’indigner de ce qui se produisait dans ce pays qui, dans la décennie précédente, avait pris le chemin d’une amélioration en matière de droits de l’homme, de tolérance, de normalisation sociale et de fonctionnements se rapprochant de l’idéal démocratique. Captant à son profit une insatisfaction légitime de la part de pans entiers de la population laissée en bordure de la route du développement économique, un milliardaire cynique – Thaksin Shinawatra – s’est fait nommer par les urnes à la tête du gouvernement et a creusé son avantage électoral en distribuant des subsides à rationalité économique élastique tout en mettant en coupe réglée les médias et la critique sociale – secteurs plutôt moins bridés que dans la quasi-totalité des pays d’Asie, à l’exception peut-être (et encore) du Japon.
Ce gouvernement (2001-2006) a, dans une maladresse confondante, réveillé une guérilla indépendantiste à coloration musulmane dans le sud du pays, qui a tué près de 4000 innocents en sept ans. S’attaquant d’autre part à un réel problème de trafic de drogue, il a lancé sa police dans une campagne d’assassinats extrajudiciaires qui a laissé quelque 3000 morts au tapis en trois ans, parmi lesquels nombre d’innocents pris entre les feux contraires de règlements de comptes.
Le même gouvernement a, dans le même temps, cherché à se forger une image de loyal pilier de l’institution monarchique tout en empiétant considérablement sur les intérêts substantiels des milieux traditionnellement associés au trône – la noblesse de cour, une certaine élite bureaucratique, une bourgeoisie bangkokienne de plus en plus coupée du pays profond, et l’armée. C’est ainsi que les dénonciations pour lèse-majesté (qui, de par la loi, peuvent être anonymes et sont obligatoirement suivies d’enquêtes de police) ont commencé à pleuvoir sur des milieux critiques dénonçant l’imposture en cours.
Cette crise, qui a alimenté un coup d’Etat militaire en 2006 et la chute de deux coalitions gouvernementales identiques en 2008, se nourrit d’une incertitude bien réelle, qui touche à l’avenir de l’organisation politique du pays une fois que la figure tutélaire du roi, âgé de 81 ans, aura disparu. Cette incertitude apparaît autrement plus respectable qu’un démarquage pitoyable d’un scénario d’Hergé (de transylvanique génie) si l’on veut bien considérer que la monarchie a représenté avant tout, pour le pays, un recours supérieur imparfait mais régulier au cours des six dernières décennies.
Bhumibol Adulyadej n’est ni un démocrate, ni un autocrate. Il a, dans le passé (années 1960, 1970), cédé à des moments de panique et laissé la main à des forces rétrogrades aux penchants militaristes de droite à la manière nippone de l’avant-guerre. Mais il a aussi, plus récemment, appliqué son influence extraconstitutionnelle à un apaisement des antagonismes qui fait que son pays a évité, dans l’ensemble, les affrontements et la coercition qui font la règle plutôt que l’exception dans son entourage. C’est la source d’une popularité qui le distingue fortement, aux yeux de ses sujets, d’une classe politique rapace et relativement médiocre, mais qui détient sur le papier de la loi fondamentale la plus grande partie des pouvoirs institutionnels.
En décembre 2008, la confrontation qui a nourrit l’actualité des dernières années – entre l’institution monarchique et ses soutiens traditionnels, d’une part, et les forces populistes à fort soutien électoral des « pro-Thaksin », pour faire court – s’est soldée par une victoire provisoire des premiers. Mais la crise n’est pas réglée. En témoigne le harcèlement en justice dont on voit aujourd’hui les effets contre ceux qui voudraient crever l’abcès que symbolise l’utilisation du symbole monarchique à des fins partisanes : le crime de lèse-majesté, précisément. C’est ce qu’entend démontrer l’universitaire Giles Ji Ungpakorn, qui vient d’être mis en examen sous ce motif. Une condamnation de 15 ans de prison est la peine maximum prévue par la loi. Il faut d’ailleurs noter que si la définition de lèse-majesté est on ne peut plus vague, son application peut s’étendre à tout offense faite à un occupant (mort) du trône de la dynastie régnante, les Rama, en place depuis deux siècles.
On voit bien à toutes ces spécificités que pour universelle qu’elle soit, la lutte pour la liberté d’expression prend, localement, des formes qui s’accordent mal des simplismes distants et un tantinet méprisants qu’autorise une lecture hâtive. L’incontinence en matière d’indignation pour un inconscient australien – qui, en tant qu’étranger, ne risque que quelques mois d’inconfort au fond d’une geôle avant d’être gracié – ne joue pas pour les Ji Ungpakorn thaïlandais, mais contre eux. Elle introduit une mesure supplémentaire de faux débat teinté de sentiment national dans le combat obscur pour l’émancipation des idées. Au-delà, que le chef de l’Etat thaïlandais, dénué de pouvoirs politiques directs, soit coiffé d’un bonnet à poil noir parce que ses sujets aiment se le représenter ainsi, on peut bien se demander, pour parler franchement, ce que ça peut nous foutre ?