Un enfant chinois né durant ces journées-là n’a aucune raison de s’interroger à leur sujet. En tout cas, tout a été fait en ce sens. Mémoires occultées. Célébrations assourdissantes de la nation et de ses progrès en deux décennies. Bâillon policier appliqué à quelques obstinés qui s’efforcent toujours d’en parler. Condescendance officiellement affichée à l’intention des étrangers qui ramènent sur le tapis « cette vieille histoire ». Il y en a de moins en moins, du reste.
A Pékin, la répression armée du mouvement de protestation pacifique, à l’aide de munitions de combat, n’a probablement pas fait moins d’un millier de morts si l’on s’en tient aux chiffres fournis dans le moment par les hôpitaux chinois, des médecins de la Croix rouge chinoise et diverses instances vite reprises en mains par le gouvernement. Celui-ci ne concède que quelques morts parmi les manifestants et davantage chez les militaires chargés du sale travail. A ces derniers, alors, le gouvernement a pris soin de dire toute sa reconnaissance sous la forme dérisoire d’une montre frappée à l’effigie d’un fantassin de l’Armée populaire de libération et gravée d’une formule glorifiant l’anéantissement « des troubles contre-révolutionnaires, le 4 juin à Pékin ». Les intéressés se sont empressés de revendre l’objet au marché noir ou de le faire disparaître dans une poubelle avant de rentrer dans leurs foyers.
Les études qui ont été effectuées depuis le turbulent mois de mai 1989 et sa brutale conclusion, nécessairement à l’étranger mais à partir de documents et témoignages émanant de Chine, n’ont pas permis de répondre à la question de fond que pose cet événement, révolte visible en direct à l’échelle de la planète grâce aux télévisions étrangères : ce qui se révélerait rétrospectivement être le lever de rideau de la chute du mur de Berlin, quelques mois plus tard, et de la fin du système soviétique et de la guerre froide se devait-il de finir dans cet épilogue ?
Oui, répondent tous ceux qui, peu ou prou, font la cour aux occupants du trône rouge, préférant voir un pouvoir énergique cadenasser une situation que peu seraient à même de contrôler si l’autorité se délitait, et, qui par la même occasion, a fourni une main d’œuvre pléthorique à la planète entière en échange de quelques miettes de croissance.
Non, répliquent ceux qui, lors du drame, ont réagi non pas en « donneurs de leçons », comme aiment à le répéter tous ceux que l’idée même de droits de l’homme indispose, mais en individus responsables dignes de leurs fonctions. Qui imaginerait, de nos jours, le chef de l’Etat français donner son accord à ce que, lors du défilé du 14 juillet commémorant le Bicentaire de la « Grande révolution », l’armée française soit précédée sur le pavé des Champs-Elysées par une bande d’étudiants chinois rescapés de la répression chez eux, battant tambours à la gloire « la liberté » ?Son ministre des affaires étrangères qualifier les dirigeants de Pékin d’« assassins » à la tribune de l’Assemblée nationale ?
Si la pusillanimité dans laquelle l’époque s’est endormie est un fait universellement constaté, de simples observations factuelles devraient faire réfléchir les perpétuels admirateurs de la Chine de Mao et de ses successeurs, qui croient au calcul économique basique sans voir ce qu’il masque.
(1) Il est certain que la Chine n’aurait pu poursuivre sa croissance au rythme effréné des années 1990 et du début du XXIe siècle (plus de 10%). Les premières difficultés sérieuses sont apparues depuis quelque temps déjà. La plus préoccupante pour Pékin est sans doute la contestation sociale qui alimente chaque année des milliers d’accrochages entre non-syndiqués et responsables locaux, risques d’émeutes à la clé, dans cette bulle de non droit quasi-total qui caractérise et nourrit le monde du travail en Chine. Or, à moins de 8% de croissance par an, le pouvoir chinois considère qu’il est en danger. C’est le pacte qu’il a imposé à la société pour faire passer la pilule de la répression. C’étaient là les données d’avant la présente crise économique mondiale.
(2) La bourrasque mondiale a déjà commencé à produire, en Chine, des effets dont on n’a pas l’air de soupçonner l’ampleur et la gravité dans les chancelleries occidentales. La fermeture des carnets de commande des grandes firmes mondiales qui produisent en Chine renvoie des dizaines de milliers d’ouvriers au chômage – c'est-à-dire, pour le coup, à l’absence totale de revenu. Celle des chantiers repoussent vers leurs campagnes au moins 25 millions de travailleurs de force dont la condition en semi esclavagisme permettait tout de même de fournir une maigre assistance financière à leurs proches, en surnombre pour la surface cultivée. Les millions de jeunes diplômés qui déboulent chaque année sur le marché du travail et s’y entassaient depuis quelque temps sans trouver d’emploi à la hauteur de leurs études vont grossir. Sauf à suspendre les cours, idée honnie de tous qui rappellerait l’époque maoïste. Le pouvoir a déjà entrepris de les assigner à des emplois administratifs subalternes dans des régions rurales pour éviter qu’ils traînent en ville.
(3) Il est totalement exclu que le marché intérieur chinois, encore embryonnaire, prenne avant de longues années le relais des exportations pour appuyer la croissance, quelle que soit l’ardeur avec laquelle on s’en gargarise chez la plupart des penseurs de l’économie mondiale.
Ceux qui, en Occident, ont oublié depuis belle lurette Tiananmen et l’émoi qui en a résulté hors de Chine, feraient bien d’écouter, pour une fois, ce qu’en disent les dirigeants chinois eux-mêmes, plutôt que de former leur jugement au travers de prismes déconnectés du réel. « La crise est un test pour la capacité de gouverner du parti » : ce n’est autre que Hun Jintao lui-même, le « numéro un » du régime, qui, en février, a dressé ce constat, cité par Thérèse Delpech dans Le Monde (16 avril 2009). Ce propos une fois traduit pour lui rendre toute sa valeur en langue de bois chinoise, il faut lire : « un test pour la capacité du parti à se maintenir au pouvoir ».
Ils feraient bien aussi de s’informer du torrent de protestations qu’ont soulevées, récemment, en Chine même, malgré la censure, des déclarations de l’acteur hongkongais Jackie Chan qui s’interrogeait devant une assemblée de nababs chinois sur les bienfaits de la liberté pour les Chinois. Il y eut jusqu’à des blogs hébergés par le Quotidien du peuple, organe officiel du parti communiste, pour signifier à l’acteur chinois le mieux payé de la planète Hollywood, ressortissant de Hong Kong et probablement d’ailleurs mais pas en Chine, qu’il avait perdu une magnifique occasion de se taire. Son attaché de presse a tenté un rétropédalage sans grand succès.
En 1989, derrière les manifestations souvent gigantesques, folkloriques et dépourvues de grande substance qui réclamaient « la démocratie » et la mise au pas de « la corruption officielle », encore dérisoire comparée à nos jours, c’était tout simplement de l’instauration de régulateurs sociaux, en lieu et place de l’arbitraire, qu’il était véritablement question sur la plus grande place du monde. Le meilleur signe en fut, dans les derniers jours, l’arrivée en renfort derrière les étudiants, de la population civile débordant le compartimentage serré du régime communiste, secteurs sociaux professionnels ou appartenance administrative. « Le peuple de Pékin » et « la classe ouvrière », ainsi qu’ils s’affirmaient. Alors, le pouvoir prit vraiment peur.
Pas plus que, jadis, le nuage de Tchernobyl aux portes de l’Europe occidentale, la probable crise sociale chinoise qui va résulter de la tourmente mondiale n’a aucune raison de s’arrêter à l’intérieur des frontières de la République populaire. Elle va constituer un facteur aggravant pour tous les pays de la région, Japon compris. Plus loin, elle causera des soucis à l’Europe et à l’Amérique du nord, pour ne rien dire des rêves de conquête économique chinois en Afrique et en Amérique latine.
Les amorces de reprise du dialogue du parti communiste avec des segments bien délimités de la société civile sont des armes bien faibles dont on verra vite les limites en cas de vague de fond. En 1989, à Pékin, le pouvoir, lui-même alors divisé jusqu’à ce que tombe le verdict, a gagné vingt ans de tranquillité relative alors qu’il n’était menacé que d’une exigence de réformisme. On atteint, peut-être, l’heure où les vrais débats occultés dans la pagaille de la place Tiananmen puis dans la répression vont refaire surface. Tout porte à craindre que le retour aux réalités soit pour le moins brutal.