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Billet de blog 12 janvier 2024

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Ne pas oublier Zakhor 2 : usage et mésusage d'Amalek

Le Premier Ministre israélien a assimilé les ennemis d’Israël à «Amalek» — ce qui implique leur anéantissement génocidaire. Il a cru bon de préciser que «Nous sommes le peuple de la lumière, eux sont le peuple des ténèbres, et la lumière doit triompher des ténèbres». Une telle violence et une telle confusion sont tout autant autodestructrices que destructrices.

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Ne pas oublier Zakhor 2 

Lors d’une conférence de presse télévisée, le samedi 28 octobre 2023, le Premier ministre israélien a assimilé les ennemis d’Israël à «Amalek», l’ennemi héréditaire des Hébreux — ce qui implique littéralement une incitation à leur anéantissement génocidaire. Il a cru bon de préciser - dans le style des ayatollahs iraniens les plus radicaux - que «Nous sommes le peuple de la lumière, eux sont le peuple des ténèbres, et la lumière doit triompher des ténèbres (…) nous réaliserons la prophétie d’Isaïe.» Une telle violence et une telle confusion sont tout autant autodestructrices que destructrices. Nul doute qu’Isaïe ne se retourne dans sa tombe. Comment a-t-on pu en arriver là ?

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Il y a beaucoup de façons de faire disparaître un peuple ou une culture. Membre des États Généraux dès 1789, l’abbé Grégoire (1750-1831) milita avec succès pour l’octroi des droits civils et politiques aux juifs de France. Il était par ailleurs un farouche adversaire de l’emploi des parlers régionaux et des langues minoritaires (comme le yiddish). Donner des droits identiques aux juifs et aux Français de souche fondait pour lui l’espoir de régler le problème juif par l’assimilation. On était loin de l’égalité dans la différence chère à l’idéal démocratique. Plus crûment, un des pères de l’antisémitisme allemand - Richard Wagner – avoue «avoir souhaité qu’il se crée un royaume juif à Jérusalem» et conclut un pamphlet sur la musique enjuivée (Das Judenthum in der Musik, 1850 et 1869) en affirmant qu’il n’est de rédemption pour le juif que dans la disparition et que «devenir homme, correspond pour le juif à ne plus être juif». En 1942, la conférence de Wannsee entérina la préférence de l’état nazi pour l’anéantissement physique.

Côté juif, les pogroms russes de la fin du 19ème siècle, l’affaire Dreyfus (1894-1906) - qui révéla une France plus viscéralement antisémite que l’Allemagne - et le génocide hitlérien, précipitèrent la concrétisation du projet sioniste. Pour les populations locales, celui-ci intervint comme un fait colonial, rendu possible par la mainmise de la France et de la Grande Bretagne sur une part des débris de l’empire ottoman. Mais, dans l’«après-Auschwitz», il était difficile pour un rescapé de ne pas être peu ou prou sioniste. En réalité, le «sionisme» (de «Sion», un terme biblique pour Jérusalem) représente une galaxie politique qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche en passant par la religion, cette dernière s’avérant elle-même plurielle. C’est ainsi qu’un sioniste religieux aux accents prophétiques, doublé d’un penseur d’une exceptionnelle qualité, Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), n’hésita pas à parler de politique «judéo-nazie» et à prier Dieu «de nous libérer des territoires occupés»[1].

À l’égard des Palestiniens, la naissance de l’«état hébreu» s’accompagna en effet d’exactions majeures et systématiques, bien documentées par les historiens israéliens et par la presse indépendante. Elles n’ont en réalité jamais cessé[2], comme n’a jamais cessé la déstabilisation consécutive des états avoisinants — notamment de l'ex-«Suisse du Moyen-Orient» (le Liban). À l’aube de la décolonisation (l'Inde accède à l'indépendance en 1947), ceux-ci perçurent l’implantation d’Israël comme une intrusion occidentale dans leur zone d’influence, mais ils ne furent pas de taille pour en découdre avec des émigrés qui luttaient pour leur survie sur fond de guerre froide et d’idéologie coloniale. Instruits par l’histoire et par le sang, nombre de Juifs communistes – bien que farouchement anticolonialistes - se sentirent eux-mêmes rassurés par l’existence d’un éventuel refuge. C’est dire la complexité de la situation. Avec l’appui inconditionnel du «monde libre», mais toujours colonial, Israël devint rapidement une puissance militaire et nucléaire de premier ordre relativement à sa taille. Dans la foulée, le pays se choisit des premiers ministres dont la plupart étaient issus de l’armée ou de l’action terroriste. Bien qu’inspiré par un modèle démocratique, le nouvel état ne se dota pas d’une constitution — laissant aux extrémistes religieux le champ libre pour attiser la fibre nationaliste tout en échappant au service militaire. Il devint aussi le premier pays dit «démocratique» à légaliser l’usage de la torture[3].

Tout ceci ne va pas sans troubler la capacité de penser. D’autant plus, qu’une diaspora[4] à l’identité meurtrie et aux attaches brisées fera progressivement du nouvel «état juif» le lieu inconditionnel de son identification. Il est clair cependant qu’un territoire peuplé d’émigrés d’origine juive, issus de terroirs et de langues multiples, n’implique pas ipso facto la promotion de valeurs correspondant à cette origine. La plupart des migrants n’avaient en réalité connu que le règne de l’arbitraire, de la force et du déni de justice : qu’ils soient rescapés du génocide européen ou issus de pays restés étrangers à la démocratie (comme, par exemple, l’Irak). Vues du dehors, l’insistance de certains privilèges, une impunité constante, ne pouvaient qu’alimenter chez les victimes de la «Nakba»[5] et autres damnés de la terre le fantasme d’un «complot universel», et générer dans la foulée une nouvelle haine des juifs. En effet, si la création de l’état d’Israël relève d’une spoliation - ce qui est banal dans l’univers colonial – sa légitimation ultérieure ne procède que du droit international et en aucun cas de quelque mythe d’appartenance nourrissant le désir légitime du «retour». En d’autres termes, point d’autre légitimité que celle issue du plan de partage de la Palestine adopté en 1947 par l’ONU. Or, Israël se trouve à ce point «protégé»[6] que, tout en n'étant fondé en tant qu'état que sur le droit international, il semble pouvoir en bafouer indéfiniment les normes. C’est ainsi que, depuis 1947, tout se joue délibérément sur le mode du fait accompli et sous l’égide des deux poids deux mesures — voir les «colonies», et notamment, depuis 1967, l’occupation puis la séquestration de Gaza[7]. Par-delà quelques admonestations creuses, chaque iniquité entretenue au dedans des frontières, chaque crime de guerre perpétré dans les «territoires», se voit en réalité banalisé, voire récompensé. L’Union Européenne ponctue ainsi l’opération «Plomb durci» (Gaza, 2008, à peu près 1 400 tués dont 320 enfants d’après l’ONG israélienne B’Tselem) d’un rehaussement des relations de libre-échange avec l’Europe dont Israël est devenu quasiment un état-membre — championnat de football et Eurovision y compris. De leur côté, les États-Unis, outre leur soutien de base, cotisent - à raison de 30 000 000 000 de dollars échelonnés sur 10 ans à partir de 2008 - pour soutenir l’effort militaire et renouveler sans délai les stocks d’explosifs déversés sur Gaza. En réalité, il suffirait d’un claquement de doigts des Européens ou des Américains pour infléchir l’escalade insensée du pire. Mais tout se passe comme si les USA - depuis l’époque de la décolonisation, de la guerre froide, du non-alignement et de l’émergence des états arabes - avaient fait d’Israël leur base avancée au Moyen Orient. Ceci au prix d’un soutien inconditionnel à la politique israélienne — fût-elle suicidaire. Quant aux pays européens - tout particulièrement la France - ils semblent loin d’avoir assumé leur participation active à la «solution finale». Leur soutien à la fuite en avant de l’état d’Israël participe d’un malaise hypocrite. S’il se trouve aujourd’hui un réel péril antisémite, un soutien actif à la destruction du monde juif, c’est dans ces postures – l’américaine et la française - qu’il faut le trouver.

Quant aux «islamistes», ils sont surtout le produit identitaire régressif de sociétés ruinées par le colonialisme, la guerre froide, le néo-colonialisme, l’impérialisme économique et, plus généralement, par la destruction du lien social propre à l’idéologie néolibérale, sous couleur de liberté. Sans oublier la promotion de régimes politico-religieux rétrogrades au service des intérêts pétroliers (Arabie Saoudite, etc.), ni le financement par les États-Unis de moudjahidines radicaux considérés plus tard comme terroristes (Afghanistan). Plus précisément, le Hamas (élu démocratiquement en 2006 à Gaza, sous la surveillance d’observateurs internationaux, mais tout aussitôt puni financièrement par les occidentaux) représente un espoir de reconstruction passéiste pour une société humiliée, prise en otage et dépourvue d’avenir. Plus précisément encore, le Hamas - tel le Golem échappant à son créateur - représente le pion joué par Israël pour faire échec à la crédibilité croissante du mouvement laïque forgé par Yasser Arafat — et surtout pour ne pas avoir à payer le prix territorial de la paix : le retour aux frontières de 1967. C’est dans cette perspective que le cheik Yassine, issu de la mouvance des Frères Musulmans et fondateur du Hamas à Gaza en 1987, fut longuement épargné - bien qu'appelant publiquement aux attentats-suicides - puis assassiné après usage, en 2004. En Israël même, le culte de la force semble l’emporter sur la réflexion politique, et la désignation d’ennemis primer sur la recherche d’alliances — ce qui est typique des idéologies d’extrême droite. Ainsi, dès l’école primaire, les enfants sont invités à admirer le personnage de Chimchon (Samson) : un héros biblique caractérisé par une puissance musculaire brute et transgressive, et dont le seul mérite consiste à avoir occis à Gaza nombre de «Philistins» (Palestiniens), lors du premier attentat-suicide répertorié dans un écrit (Bible, Livre des Juges, XIII-XVI)[8]. Pourtant, le suicide est absolument proscrit par le judaïsme, toute vie n’appartenant qu’à Dieu[9] … Cette contradiction n’a rien d’anodin. Elle illustre discrètement les impasses dans la pensée générées par un «pacte dénégatif». Ce mode de défense psychique est en fait très répandu. Il est toujours stérilisant et quelquefois fatal. Bien connu des praticiens de la santé mentale, il peut régir la vie de couples aussi bien que d’institutions et même de communautés nationales[10]. Il s’agit toujours d’y faire l’économie d’une vérité de fond pour protéger des intérêts immédiats. Ainsi, dans telle institution, un accord implicite – d’autant moins critiquable qu’il n’est jamais nommé - peut faire ignorer des dysfonctionnements majeurs pour protéger les privilèges de quelques-uns : tout nouveau venu qui tente ingénument de nommer les choses se voit bousculé et apprend vite à se taire. Les capacités d’analyse d’une situation sont ainsi délimitées par une zone grise et répulsive qui tend à s’étendre. L’interdit n’a pas besoin d’être nommé. En fait, c’est la capacité même de penser qui est progressivement mise en échec. Le «pacte» en réalité protège trop d’intérêts pour être mis en question. Il devient progressivement imperceptible bien que, figé dans une position rigide et biaisée, il puisse mettre en péril la vie même de l’institution et retourner à 180 degrés les principes dont elle se réclame. Logiquement, un pacte dénégatif se maintient avec d’autant plus de violence qu’il se sent menacé et protège de puissants intérêts. C’est précisément ce à quoi nous assistons dans le cadre des relations israélo-palestiniennes. C’est aussi ce qui permet de comprendre la perte progressive de repères moraux et de fonction critique chez un nombre croissant d’intellectuels juifs[11], la légende entretenue de l'«armée la plus éthique du monde»,[12] et la délégitimation par imputation d’antisémitisme à tout interlocuteur critique[13]. Dans l’histoire récente, les exemples de déni collectif abondent : de la négation du génocide des Arméniens à l’ignorance active de la pédophilie dans l’église catholique, ainsi qu’au silence de la classe politique américaine sur les mensonges criminels du président Bush (invasion de l’Irak) : une attitude contrastant singulièrement avec la menace de destitution de son prédécesseur, pour avoir «menti» sur une affaire de fellation extraconjugale à la Maison Blanche. Mais si, en filigrane de ces illustrations, apparaissent nombre d’intérêts divers à protéger, ce qui se trouve en jeu dans le pacte évoqué ci-dessus est sans commune mesure et non sans rapport avec le sabordage délibéré  de tout processus de paix. Pour l’évoquer, je tenterai de mettre mes pas dans l’austère et rigoureux chemin du professeur Leibowitz[14].

La conjoncture historique a voulu que la création d’un état refuge pour les juifs se fasse au prix de la mutilation, pour beaucoup, du plus profond de leur identité et de l’anéantissement, pour la plupart, de leur mode de vie. Concernant ce point, il est clair que le «miracle juif» a consisté - depuis deux millénaires - à s’intégrer avec mobilité en de multiples cultures sans s’y assimiler pour autant et à jouer par là le rôle de pollinisateur culturel[15]. Si ce «cosmopolitisme» - ce nomadisme de l’esprit en même temps que ce maintien efficace de la différence - a valu beaucoup de haine aux populations juives[16], il s’est avéré d’une fécondité extraordinaire pour la pensée de tous. De nos jours, l’implantation sur une seule terre sous l’égide d’une seule langue voue ce modèle à disparaître et à remplacer la spécificité des «juifs» par la présence banale de citoyens d’«origine juive». Tant les Israéliens que les membres de la diaspora risquent ainsi progressivement de ne plus connaître de la vie juive qu’un folklore nostalgique, à moins qu’ils ne s’efforcent de la mimer dans quelque illusion religieuse fondamentaliste, ou dans la production délétère d'un nouvel antisémitisme — ce qui nous amène au cœur même du paradoxe israélien.

En effet, par un fatal enchaînement, la création de l’état d’Israël s’est opérée au prix de la négation de l’éthique juive. À savoir, de la prescription la plus exigeante du judaïsme : celle du «devoir de mémoire». Inscrite dans le Deutéronome (XXV, 19), énoncée dans l’office de Shabbat introduisant à la fête de Pourim, l’injonction «souviens-toi» - Zakhor – se voit désormais ravalée du côté du pathos et d’une identification victimaire qui donne tous les droits. «Souviens-toi de ce que tu es victime, qu’il n’y a pas de loi, et n’oublie pas de tirer le premier», semble dire Zakhor au nom des millions de morts du génocide. Cette instrumentalisation, qui permet de disqualifier tout adversaire en faisant de sa voix l’écho de celle des bourreaux (Arafat, est un nazi, Rabin de même[17]), est d’une violence symbolique radicale à l’égard des victimes juives du nazisme[18]. De plus, un usage rhétorique de la position victimaire empêche toute pensée en pointant l’ignominie de l’interlocuteur – son antisémitisme déguisé en antisionisme[19] - plutôt que son argumentation. Ainsi de l’expression canonique : «Expliquer le terrorisme, c’est le justifier». Elle témoigne du processus dénégatif au plus ordinaire de son fonctionnement : celui qui censure émotionnellement le terme «apartheid» plutôt que de le confronter à la réalité ou à la non-réalité des faits. Dès leur enfance, les Israéliens semblent baignés dans cette atmosphère de peur, d’indignation et de victimisation essentielle où la réalité de l’autre – réduit au rôle d’ennemi de Chimchon – ne mérite même pas d’être interrogée. Ceux qui parlent à contre-courant, journalistes obstinés ou refuzniks anonymes, n’en méritent que plus d’admiration. D’autant plus qu’à la difficulté de penser nourrie par un tel contexte - et en dépit de toute liberté d’information - s’ajoute la violence passionnelle des réactions et des intimidations, dès qu’on ose approcher des zones interdites par le pacte dénégatif. Un tel système excelle à désigner des «traîtres». Au brouillage de la pensée s’ajoute ainsi la crainte de parler[20].

Un journaliste franco-israélien, Charles Enderlin, correspondant à Jérusalem pour France 2, fit la rude expérience de cette stigmatisation, menaces de mort y compris. Il avait fait diffuser, le 30 septembre 2000, le film de la mort d’un enfant de 12 ans, tué par les tirs de l’armée israélienne dans les bras de son père alors que celui-ci, également touché, tentait de le protéger. Cette séquence fit le tour du monde. L’armée israélienne présenta ses excuses pour bientôt se raviser : la violence des images était telle qu’elle risquait d’ébranler les fondements du déni. On tenta donc de prouver que l’enfant était mort sous des balles palestiniennes[21] puis, en fin de compte, qu’il était vivant et que d’ailleurs tout n’avait été que mise en scène destinée à salir Israël. La désinformation s’amplifia. On cria à l’imposture médiatique. Enderlin fut contraint de déménager pour assurer la sécurité de sa famille. Ce n’est qu’en juin 2013 que son principal détracteur (Philippe Karsenty, maire adjoint de Neuilly-sur-Seine) se vit définitivement condamné pour diffamation par la Cour d’Appel de Paris. En réalité, les diffamateurs de Charles Enderlin dépensèrent à travers le monde une énergie énorme au service d’une cause purement symbolique. Car ce n’est nullement la vie ou la mort d’un enfant qui les mobilisa mais bien les dangers de sa médiatisation. Hors caméra en effet tout s’apaise : sans faire de vagues, durant les 10 premiers jours de mai 2008 – soit, 6 mois avant les crimes de guerre de l’opération «Plomb durci» - 131 immeubles furent détruits dans la bande de Gaza et 1.100 personnes se retrouvèrent sans abri (chiffres de l’ONU). Selon Amnesty International, 230 habitants de Gaza ont trouvé la mort durant les deux premiers mois de l’année 2008. Début mars, l’Agence Française de Presse estimait à 6 257 le nombre de personnes ayant perdu la vie, depuis l’an 2000, lors des affrontements israélo-palestiniens. Fin avril 2008, d’après l’ONU, le nombre d’enfants tués hors caméra s’élevait, en moins de 4 mois, à 58. On commence à percevoir l’enjeu du déni et la spirale infernale qui en découle. Car comment, sans cet interdit de penser, concilier ces chiffres avec les exigences radicales du «devoir de mémoire» ? Comment concilier l’éthique juive avec le sort imposé aux Palestiniens — sinon en les déshumanisant[22], en avilissant leur image, et en les poussant à bout pour pouvoir invoquer en toute innocence la «légitime défense» ? Dans cette logique, l’oppression et la réaction à l’oppression ne peuvent qu’entraîner encore plus d’oppression et de diabolisation des opprimés — alors que, pour reprendre les termes de Julien Salingue et de Michèle Sibony[23], leur résistance ne s’apparente en réalité qu’aux coups de pieds d’une femme violée. L’impartiale «équidistance entre belligérants»[24] - devenue la norme des récits de presse en la matière - relève moins de l’objectivité que de la crainte d’être accusé d’antisémitisme. Pour déjouer ces effets et pallier le travestissement du «devoir de mémoire», il n’est donc pas inutile de revenir au texte. Il faut rappeler d’abord que, dans la pratique familiale du repas pascal (séder), l’histoire emblématique de la sortie d’Égypte se raconte au présent et à la première personne, en dehors de toute victimisation : «À toutes les époques, nous devons nous considérer comme étant sortis nous-mêmes d’Égypte. Comme il est dit, tu donneras alors cette explication à ton fils : c’est dans cette vue que l’Éternel a agi en ma faveur quand je suis sorti d’Égypte» (Haggadah de Pâque[25]).

Zakhor : «Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek quand vous étiez en chemin à votre sortie d’Égypte. Il vint à ta rencontre sur le chemin et, par derrière, après ton passage, il attaqua les éclopés ; quand tu étais las et exténué, il n’eut pas crainte de Dieu. (...) Tu effaceras Amalek de dessous les cieux. N’oublie pas !» (Deutéronome, XXV, 17-19)[26]. Second énoncé de la loi divine après le Lévitique (Vayikra), le Deutéronome (Devarim) est le plus normatif et le plus solennel des livres de la Torah : Dieu y parle en première personne en scandant particulièrement certaines injonctions, et en faisant obligation aux membres de la communauté ainsi qu’aux étrangers résidant en son sein de venir écouter la lecture publique de ses «paroles» (devarim), une fois tous les 7 ans. Le personnage d’Amalek quant à lui – devenu symbole de l’ennemi héréditaire à éliminer sans merci – alimente avec constance les appels à l’extermination de rabbins fanatiques[27], n’ayant rien à envier au cheik Yassine. Mais en réalité, il s’agit d’un thème moral. Dans le récit biblique, l’histoire d’Amalek ne fait que relater une lutte banale entre tribus cousines (Amalek n’est autre que le petit-fils d’Ésaü, le frère dépossédé de Jacob) et ce n’est pas le combat qui fait problème mais bien la traîtrise déployée. Celle-ci sert de contre-exemple absolu pour le peuple hébreu : «Tu n’auras pas dans ton sac poids et poids, l’un lourd et l’autre léger. Il n’y aura pas dans ta maison mesure et mesure, l’une grande et l’autre petite. Tu auras un poids intact et exact, et tu auras une mesure entière et exacte, afin d’avoir longue vie sur la terre que Yahvé ton Dieu te donne. Car Yahvé ton Dieu a en abomination quiconque pratique ces choses, quiconque exerce la fraude. Rappelle-toi ce que t’a fait Amalek quand vous étiez en chemin à votre sortie d’Égypte» (Deutéronome, XXV, 13-17). Voilà qui est dépourvu d’ambiguïté.

De plus, ces protections sont loin de s’appliquer aux seuls membres de la tribu : «Si un étranger[28] réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. Vous ne commettrez point d’injustice en jugeant, qu’il s’agisse de mesures de longueur, de poids ou de capacité. Vous aurez des balances justes, des poids justes, un setier juste. Je suis Yahvé votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte. Gardez toutes mes lois et toutes mes coutumes, mettez-les en pratique. Je suis Yahvé» (Lévitique, XIX, 33-37). Notons que ces versets du Lévitique sont extraits de la «Loi de sainteté» qui en constitue le cœur, et que les passages ponctués par la formule «Je suis Yahvé» en représentent la quintessence normative. Ces principes fondateurs seront répercutés plus tard, comme en miroir, par Jésus et par son contemporain Hillel : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Jésus, Évangile de Matthieu, XXII, 39) et «Ce que tu ne supportes pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui. Voilà le tout de la Loi. Le reste n’est que commentaire» (Hillel, Talmud de Babylone, Shabbat, 31 a). Par-delà toute croyance, nous touchons ici au cœur même de l’éthique de la réciprocité. Mais «les Paroles» - Devarim - sont encore plus précises : «Circoncisez votre cœur et ne raidissez plus votre nuque, car Yahvé votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, vaillant et redoutable qui ne tient compte ni du rang ni des cadeaux. C’est lui qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, et il aime l’étranger, auquel il donne pain et vêtement. Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous fûtes des étrangers» (X, 16-19). Et plus loin : «Tu n’exploiteras pas le salarié humble et pauvre, qu’il soit d’entre tes frères ou étranger en résidence chez toi. (...) Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger et de l’orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement de la veuve. Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a  racheté ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique. Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe au champ, ne reviens pas la  chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu n’iras rien y grappiller ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Et tu te souviendras[29] que tu as été en servitude au pays d’Égypte ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique» (XXIV, 14-22). Mais si d’aventure le peuple avait l’oreille évasive, le «Dieu des dieux» n’en resterait pas là : «Si tu ne gardes pas pour les mettre en pratique toutes les paroles de cette Loi écrite en ce livre : Yahvé ton Dieu te frappera (...). Il fera revenir chez toi ces maux d’Égypte qui furent ta terreur, et ils s’attacheront à toi. (...) Le matin tu diras : Qui me donnerait d’être au soir ? Et le soir tu diras : Qui me donnerait d’être au matin ? À cause de l’effroi qui étreindra ton cœur et du spectacle que verront tes yeux ! Yahvé te renverra en Égypte par bateau ou par un chemin dont je t’avais dit : Tu ne le verras plus ! Et là vous irez vous vendre à tes ennemis comme serviteurs et servantes, et vous ne trouverez pas d’acheteur» (XXVIII, 58-68). On sera sensible à la gradation de la menace et au grincement de sa chute. Last but not least : «La terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes» (Lévitique, XXV, 23).

Nul besoin de croire en Dieu, ni d’adhérer aux mythes des Hébreux pour en saisir l’exigence universelle. Catastrophe pour catastrophe, l’effondrement du monde juif culmine dans la perpétuation de la Nakba. Car entre la situation de l’état d’Israël et celle de la Palestine, il n’y a ni symétrie, ni commune mesure. Si les Palestiniens sont devenus des étrangers sur leurs terres, le privilège des «deux poids, deux mesures» s’est avéré pour les Israéliens le pire cadeau d’Amalek. Le détournement du «devoir de mémoire» manifeste l’ampleur de la perte, le déni collectif la profondeur du dilemme, la fuite dans la violence l’étendue du mal. Est-il temps encore de se fier aux «Paroles» ? Faut-il préférer Wagner ? La création d’un refuge pour les juifs au prix de leur identité a brouillé les quelques cartes que le génocide n’avait pas déchirées. La «protection» des États-Unis a crevé les yeux. Car pour l’heure, il n’est d’autre urgence que géopolitique : il suffit d'interroger la démographie et de regarder la carte. Ne croire qu’en la force, pacifier Gaza comme on a libéré l’Irak, refuser le prix de la paix, cultiver la haine et s’en imaginer victime, est la meilleure façon de se priver d’avenir. Des voix heureusement s’élèvent. Celle de Leibowitz ne s’est pas tue. Gideon Levy tient bon. Nurit Peled ne cède pas. Michel Warchawski garde son cap. D’anciens soldats se font entendre qui n’ont été dévoyés ni par la propagande ni par les checkpoints.

Fonctionnant dans la pure émotion, protégeant de puissants intérêts, occultant des contradictions radicales - fondé sur la dissimulation - un pacte dénégatif ne cède que difficilement à l’argumentation. Par définition, il s’avère d’autant plus verrouillé que ce qu’il dissimule heurte de plein fouet les valeurs officielles du groupe dont il entrave la pensée. Or, rien de plus contradictoire que l’éthique du judaïsme et la politique israélienne. Pour conjurer le «retour en Égypte» évoqué plus haut, il n’y a donc plus aujourd’hui de recours qu’au respect imposé du droit international. L’Union Européenne en a les moyens. Malheureusement, composée d’états au lourd passé antisémite, tout se passe comme si elle voulait s’en exonérer en soutenant inconditionnellement un gouvernement suicidaire, confondu avec les victimes du génocide auquel elle a collaboré. Le «soutien inconditionnel» à Israël, promis en octobre 2023 par Emmanuel Macron et par Ursula von der Leyen, loin de panser les plaies, ne fait que nourrir la violence. Le destin de Gaza emprisonnée, peuplée de déracinés et d’enfants sans avenir, laminée par les bombes et menacée, par l’ex-ministre Matan Vilaï, d’«une shoah croissante» (sic)[30], en témoigne. D’autant plus qu’il est moins question, pour les rabbins fondamentalistes, d’éradiquer le Hamas, que de libérer la «Terre Promise» des Palestiniens[31].

Cette image de «shoah croissante», dont le crescendo s’est vérifié depuis 2008, témoigne chez son auteur de curieuses identifications. Benny Gantz, membre de l’actuel Cabinet de guerre, ne les dément pas quand il se réjouit, dès 2014, d’avoir «réduit Gaza à l’âge de la pierre»[32]. Quant à l’actuel Ministre de la défense, Yoav Gallant, on connaît sa phrase sur «les animaux» qu’il s’agit d’éliminer[33]. D’autant plus, selon Bezalel Smotrich, actuel Ministre des finances, qu’il «n’y pas de Palestiniens car il n’y a pas de peuple palestinien»[34]. Amichay Eliyahu, Ministre de l’héritage israélien, signale pour sa part, que l’usage de «la bombe» (sic) n’est pas à exclure[35].

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le Premier ministre Netanyahou connaisse si peu les «Paroles» (Devarim, XXV, 13-17[36]) qu’il s’autorise à citer. Dans sa conférence de presse télévisée du samedi 28 octobre, il les a tronquées pour s’en tenir à l’anéantissement total de la tribu d’Amalek — l’ennemi héréditaire des fils de Jacob[37]. Or, la suite de Devarim est sans ambiguïté. Le thème d’Amalek, on l’a vu, n’est qu’un repoussoir moral, et c’est le recours aux «deux poids deux mesures» - écho de la fourberie d’Amalek - qui expose les Hébreux à la radicalité du châtiment divin. 

                                                                                                                                   Francis  Martens   (septembre 2014 - novembre 2023)

[1]  Voir, par exemple : http://www.dailymotion.com/video/x447nf_leibowitz-le-sionisme-et-le-judeona_news

[2]  Lire notamment Benny Morris, Ilan Pappé, Tom Segev, ainsi que le recueil de Gideon Levy : Gaza, articles pour Haaretz, La Fabrique, Paris 2009. Avec un courage exceptionnel, ce dernier - ex-conseiller et ex-porte-parole de Shimon Peres - couvre depuis une trentaine d'années pour son journal la vie des Palestiniens en territoires occupés. Comme tout journaliste israélien, il lui est interdit d'entrer à Gaza. Il atteste la déshumanisation des Palestiniens dans les médias mais aussi la corruption morale progressive de jeunes soldats, perpétrant comme dans un jeu vidéo «les actes les plus mauvais, les plus brutaux et les plus méprisables.» Quant aux Gazaouis : «Si les Palestiniens ne lancent pas de roquettes, personne ne parle de Gaza et ne s'en préoccupe. C'est une cage.» Ajoutons que 2/3 des 1.500.000 habitants de la «cage» sont déjà des réfugiés ou des descendants de réfugiés – vivant dans des camps – chassés de chez eux à partir de 1948. Gideon Levy désormais ne peut plus se déplacer qu'accompagné d'un garde du corps. «Finalement, le mot “fascisme”, que j'essaie d'utiliser le moins possible, a mérité sa place dans la société israélienne.», écrit-t-il le 19 juillet 2014 (cité par Le Monde.fr, 7 août 2014).

[3]  Avis rendu en 1987 par la Cour Suprême d’Israël , sous la présidence du juge Moshe Landau — un magistrat très respecté depuis sa présidence du procès Eichmann, mais apparemment peu sensible au thème de la «banalité du mal» (1961). Leibowitz n’hésita pas à le qualifier de «monstre».

[4]  Le temps semble hélas révolu de l'adage «Deux juifs, trois opinions», du moins dans les médias.

[5] Comme le mot hébreu Shoah, le mot arabe Nakba signifie «catastrophe». En français, l’emploi du terme «Shoah» est peu approprié car il confère une aura de sacralité à un processus destructeur guettant toute société humaine : un premier génocide est d’ailleurs décrit en détail dans la Bible (livre de Josué). Quant au mot «Holocauste», il procède d’un pathos morbide : au sens propre, cette métaphore sacrificielle met Hitler à la place du Grand Prêtre d’Israël. Cette image provient selon toute probabilité de milieux chrétiens conservateurs américains, et aurait été popularisée en France par l’écrivain catholique François Mauriac. Cette remarque vaut pour le mot «martyr», trop souvent substitué à celui de «victime». S’il est essentiel de pouvoir s’identifier aux victimes et que cette empathie passe nécessairement par un certain «pathos», quand l’émotion en arrive à supplanter la pensée c’est la porte ouverte à la réitération des violences que le pathos déplore. La dignité de ceux qui témoignent de ce qu’ils ont traversé est d’ailleurs sans rapport avec l’absence de retenue de ceux qui instrumentalisent leur histoire — aucun pathos dans les écrits de Primo Levi. Quand ils font déferler l’émotion plutôt que de privilégier l’analyse, les grands cérémoniaux de la mémoire collective manquent à leurs devoirs : en suscitant l’angoisse, ils favorisent chez chacune et chacun le retour du mécanisme archaïque de l’«identification à l’agresseur» — ce qui en catalysant la violence présente en chacun(e) remet le couvert pour les générations suivantes. S'il est sacrilège d'instrumentaliser les victimes au service de causes qui ne sont pas les leurs, il est tout aussi malvenu de les métamorphoser en martyrs. Car là où les martyrs en résistant ont mis leur vie en jeu, les victimes par malchance n'ont fait que croiser le regard du bourreau : leur statut ne leur confère ni dignité ni droit particulier, hormis celui à la reconnaissance de ce qui est arrivé et à la réparation de ce qui peut encore l'être.

[6] Voici un échantillon médiatique représentatif de cette protection inconditionnelle. Dans un entretien avec Jeffrey Goldberg, le 10 août 2014, pour la revue en ligne The Atlantic (www.theatlantic.com), Hillary Clinton - probable candidate démocrate à la présidence des USA - s'exprime ainsi : «I think Israel did what it had to do to respond to the rockets.» (...) «Israel has a right to defend itself. The steps Hamas has taken to embed rockets and command-and-control facilities and tunnel entrances in civilian areas, this makes a response by Israel difficult.» (...) «And I do think oftentimes that the anguish you are privy to because of the coverage, and the women and the children and all the rest of that, makes it very difficult to sort through to get to the truth.» (...) «You can’t ever discount anti-Semitism, especially with what’s going on in Europe today. There are more demonstrations against Israel by an exponential amount than there are against Russia seizing part of Ukraine and shooting down a civilian airliner. So there’s something else at work here than what you see on TV.» (...) «What you see is largely what Hamas invites and permits Western journalists to report on from Gaza. It’s the old PR [Public Relations] problem that Israel has.» Jouant de l'argument «antisémite», cet entretien - qui soutient sans nuance le droit d'Israël à «se défendre» - fait l'impasse sur le droit international et élude toute question de fond. Hillary Clinton use en outre d'arguments douteux : aucune enquête n'avait encore établi que la Russie avait abattu un avion civil. Pour le monde juif électoralement visé, cette interview relève plutôt d'une instrumentalisation géopolitique que d'une expression de réelle sympathie. On trouvera des informations précises sur les positions d'Hillary Clinton et sur le suivisme inconsistant de l'Europe dans l'ouvrage factuel, clair et bien documenté de Stéphane Hessel et Véronique De Keyser : Palestine, la trahison européenne, Fayard, Paris, 2013.

[7] Territoire occupé depuis 1967, suite à la «guerre des six jours» déclenchée par Israël contre l’Égypte, suite au blocus de ses navires dans le détroit de Tiran, empêchant leur accès au reste de la Mer Rouge. Cette guerre provoqua un deuxième exode de Palestiniens estimé selon l’ONU à 500 000 personnes, le premier, en 1948, s’étant soldé par l’exil forcé de 600 000 à 800 000 personnes. Selon les Nations Unies (2020), le blocus de Gaza par Israël a coûté 17 milliards de dollars au territoire palestinien (soit six fois la valeur de son PIB), qui a vu son PIB par personne chuter de 27 % et le chômage grimper de 49 % entre 2007 et 2018.

[8]  Voir à ce propos le film du cinéaste israélien Avi Mograbi : «Pour un seul de mes yeux», 2005

[9]  L’héroïsation nationaliste des assiégés de Massada (qui, selon Flavius Josèphe, s’étaient suicidés - épouses et enfants compris - pour échapper aux Romains) s’inscrit dans la foulée de celle de Chimchon.

[10]  Ce mode de fonctionnement a été décrit par le psychologue et psychanalyste René Kaës. Voir notamment : Les alliances inconscientes, Dunod, Paris, 2009.

[11]  Les acrobaties sémantiques d'Alain Finkielkraut (Académie Française, 2014) lors d'un entretien accordé à FigaroVox (www.lefigaro.fr), mis en ligne le 26 juillet 2014, constituent à elles seules un morceau d'anthologie. Ainsi : «Si la civilisation de l'image n'était pas en train de détruire l'intelligence de la guerre, personne ne soutiendrait que les bombardements israéliens visent des civils. Avez-vous oublié Dresde? Quand une aviation surpuissante vise des civils, les morts se comptent par centaines de milliers. Non : les Israéliens préviennent les habitants de Gaza de toutes les manières possibles (...). Et lorsqu'on me dit que ces habitants n'ont nulle part où aller, je réponds que les souterrains de Gaza auraient dû être fait pour eux. (...) Mais le Hamas et le djihad islamique font un autre calcul et ont d'autres priorités architecturales. (...) Ces mouvements ne protègent pas la population, ils l'exposent. Ils ne pleurent pas leurs morts, ils comptabilisent avec ravissement leurs “martyrs”.» La place manque pour analyser ces déclarations et a fortiori l'entièreté du texte. Notons seulement l'impropriété du terme «guerre» quand il s’agit d’oppression (14 ans de blocus) et de révolte, et l'inexactitude des données servant d'appui à l'argumentation : pratiquement personne ne dit que les bombardements israéliens visent délibérément des civils, on constate seulement avec effarement l’étendue des «dégâts collatéraux». Le reste est à l'avenant. Dans un style plus pugnace, Élie Wiesel (prix Nobel de la Paix, 1986), dans une annonce publiée en août 2014 dans nombre de journaux américains (dont le New York Times), dénonce «l'emploi par le Hamas d'enfants comme boucliers humains» et constate que les juifs, contrairement au Hamas, «ont rejeté le sacrifice d'enfants, il y a déjà 3 500 ans.» Avec son pathos coutumier et sur un mode rhétorique éprouvé, Élie Wiesel contribue comme beaucoup à construire le péril qu'il entend dénoncer : «What we are suffering through today is not a battle of Jew versus Arab or Israeli versus Palestinian. Rather, it is a battle between those who celebrate life and those who champion death. It is a battle of civilization versus barbarism.» À cette aune, même la «guerre des civilisations», chère aux apocalypses néoconservatrices, apparaît relativement mièvre. Il est par ailleurs politiquement facile de produire de la haine et de réels actes de barbarie — comme en témoigne le modus operandi sanguinaire du Hamas, lors de son incursion hors de sa cage (il s’agit d’«animaux» selon le Ministre de la Défense d’Israël), en octobre 2023.

[12]  Voir, par exemple, le film «Tsahal» de Claude Lanzmann (1994).

[13]  Y compris même Edgar Morin, trainé en justice pour avoir osé écrire, en 2002, dans le journal «Le Monde» : «Ce qu’on a peine à imaginer c’est qu’une nation de fugitifs, issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de se transformer en deux générations non seulement en “peuple dominateur et sûr de lui”, mais, à l’exception d’une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier. Les médias rendent mal les multiples et incessantes manifestations de mépris, les multiples et incessantes humiliations subies aux contrôles, dans les maisons, dans les rues. Cette logique du mépris et de l’humiliation, elle n’est pas le propre des Israéliens, elle est le propre de toutes les occupations où le conquérant se voit supérieur face à un peuple de sous humains.» (https://www.intelligence-complexite.org/media/document/conscience_inextenso/israel-palestine-cancer/open)

Cette instrumentalisation constante de l’antisémitisme et - plus grave encore – des victimes du génocide, signe, chez ses protagonistes, la perte des valeurs les plus fondamentales du judaïsme.

[14]  Lauréat du prestigieux «prix Israël» 1993, il ne l’obtiendrait plus aujourd’hui.

[15]  À l’époque de leur collaboration, deux agitateurs culturels «cosmopolites» de mes amis avaient conçu deux cartes de visite communes, signalant comme profession, l’une : «Belges», l’autre «Culture : import-export».

[16]  Dans toute société humaine - sauf inlassable vigilance - la xénophobie fait retour au moindre prétexte. Voir à ce propos : Francis Martens, «Xénophobie, corps étranger : l’effet Remus», Le Coq-Héron, 2011/2 , n° 205, Érès, Toulouse. En ce qui concerne la dynamique anthropologique d'une intégration sans assimilation, voir à propos de la kashrout : Francis Martens, «Diéthétique ou la cuisine de Dieu», Communication, 1977, n°26, Seuil, Paris.

[17]  C’était une des invectives entretenues par le parti de Netanyahou, peu avant l’assassinat de Rabin.

[18]  Le 30 octobre 2023, lors de la Réunion du Conseil de Sécurité de l’ONU, enclin à réclamer un cessé le feu humanitaire à Gaza, l’ambassadeur d’Israël, Guilad Erdan, a cru bon d’arborer une étoile jaune pour exprimer son indignation.

[19]  Il n’est pas douteux que certains antisémites n’usent avec délectation de l’argument «antisioniste» pour avancer cachés, mais là n’est pas la question. Le sionisme, comme le rappelle Leibowitz (un sioniste religieux d’une religion digne de ce nom), est d’abord un mouvement qui a réussi : les frontières de 1967 sont reconnues par le droit international, et même le Hamas en 2017, il faut s’en souvenir, a lancé un ballon d’essai en déclarant qu’on pouvait peut-être négocier à partir de cette base. Netanyahou – probablement inquiet de cette possible ouverture - a aussitôt rétorqué qu’il n’y avait là que mensonge.

[20]  D'où, par exemple, le dénigrement systématique  de Stéphane Hessel sur le site du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Voir les recensions vengeresses des 2 et 12 mars 2012 sur www.crif.org. La crainte du désaveu n’est pas sans rapport - même si à un niveau moins profond que le pacte dénégatif - avec la débâcle de nombre d’intellectuels juifs.

[21]  Un tel scénario semble se répéter à l’occasion de l’explosion ayant ravagé un hôpital de Gaza, le 17 octobre 2023, mais que l’armée israélienne tente d’imputer au Hamas lui-même. Alors qu’Amnesty International continue d’enquêter sur l’attaque contre l’hôpital baptiste arabe al Ahli, elle a déjà établi que ce même hôpital avait été délibérément ciblé par deux tirs d’artillerie israéliens le 14 octobre. Le 22 octobre, l’armée israélienne a adressé un nouvel avertissement à l’hôpital al Quods, géré par la Société du Croissant-Rouge palestinien, lui demandant d’évacuer les lieux et ce jour-là, elle a bombardé les environs de l’hôpital (courrier d’Amnesty International Belgique du 27 octobre 2023).

[22]  Voir les propos de Nurit Peled à la sous-commission des Droits de l’Homme du Parlement Européen, le 11 septembre 2014 : « Permettez-moi de vous dire puisque c’est le domaine de mon expertise, que les enfants israéliens sont éduqués dans le racisme le plus fondamental et le plus violent, dont les meilleurs élèves sévissent maintenant dans nos rues, multipliant le harcèlement, et les coups et jusqu’à brûler vif un garçon palestinien, incités par des rabbins qui les encouragent, des ministres et des membres de la Knesset. Ce racisme est le terrain sur lequel les soldats et les pilotes se sont mis à croire que des enfants palestiniens ne sont pas des êtres humains comme nous, mais un problème qui doit être éliminé.» Professeure de littérature comparée à l’Université Hébraïque de Jérusalem, co-fondatrice du Tribunal Russell sur la Palestine, Nurit Peled a tout particulièrement étudié la déshumanisation en creux des Palestiniens au fil des livres scolaires israéliens (à ce sujet, voir sur https://www.youtube.com/watch?v=54qsS2A3a0E son exposé du 20 septembre 2014 à Bruxelles). Sur un mode plus direct et sans crainte d’être inquiété, Naftali Bennett - ministre de l’Économie au sein du gouvernement Netanyahou - peut s’exclamer : «J’ai tué un tas d’Arabes. Ça ne pose aucun problème.» (témoignage du journaliste israélien David Sheen au Tribunal Russell sur Gaza, 24 septembre 2014, Bruxelles). Il n’y va pas là aujourd’hui d’une exception. Nurit Peled est la fille du général Matti Peled qui refusa la colonisation après la «Guerre des six jours» (1967). Lauréate du prix Sakharov (2002), elle est aussi la mère d’une fille de 14 ans tuée par un kamikaze. La famille s’opposa à la présence des autorités politiques lors des obsèques.

[23]  Julien Salingue est le cofondateur d’Action critique Médias (ACRIMED), Michèle Sibony est vice-présidente de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP). Pour afficher son impartialité, il semble désormais recommandé au professionnel des médias de rendre compte de la résistance d'une femme séquestrée et violée en termes de «bagarre entre un homme et une femme».

[24]  Ainsi, le 18 août 2014, la Radio Télévision Belge se fait l’écho d’un mariage entre un Palestinien musulman et une juive convertie, perturbé par une manifestation d’extrémistes israéliens autorisée par les pouvoirs publics. Bien que le récit télévisé témoigne d’un accueil à bras ouverts de la mariée dans l’univers socio-culturel de son mari, la présentatrice du journal télévisé - une journaliste chevronnée - titre machinalement : «En Israël, un mariage cristallise la haine des deux communautés.» Et ainsi de suite.

[25]  Protocole rituel pour la célébration du repas pascal.

[26]  Les citations de la Torah reprises dans cet article proviennent pour la plupart de la Bible de Jérusalem, Cerf, 1955, Paris

[27]  Voici un échantillon représentatif de cet obscurantisme militant : «Ever since, each generation of the Jewish people has had war with an Amalek : Haman, Hitler, Nasser, and now the Palestinian entity with Arafat at its head. G-d [Dieu] ousted Amalek from the land to make room for His people returning from a two millennia exile. (...) As announced by the prophet Balaam, G-d proclaims that in the end Amalek shall come to total destruction. Hence, whoever spares Amalek at the expense of Israel must bear the fierce wrath of the Holy One of Israel » (Site Web de l’organisation «Or Tzion» [lumière de Sion], mars 1988). En clair : tout qui épargnera un Palestinien aux dépens d’Israël encourra la colère de Dieu. Ce ne serait qu’anecdotique si les tenants d’un tel discours n’avaient pesé et ne pesaient encore d’un poids déterminant sur la vie politique israélienne : tel le rabbin d’origine irakienne Ovadia Yosef (1920-2013), fondateur du parti Shass et ex-grand rabbin sépharade d’Israël. Il avait coutume de demander à Dieu d’anéantir ses adversaires politiques, mais - à sa décharge - il n'était pas plus tendre pour la plupart de ses coreligionnaires : à son avis, les 6 000 000 de morts de l'«Holocauste» n'étaient que la réincarnation de juifs pécheurs aux fins d'expiation (sermons du samedi soir, août 2000) — e tutti quanti. Ses funérailles rassemblèrent 850 000 personnes. Dans un style plus subtil, un célèbre rabbin, exégète et philosophe français, André Neher (1914-1988), ne s'avère pas plus éclairé. Après que ce dernier eut émigré en Israël (1967), un philosophe de mes amis partit le visiter et s'entretint avec lui du contexte politique. À une question relative à de justes frontières, il s'entendit répondre que «Dieu y avait pourvu» : André Neher lui montra alors une carte de la Palestine biblique. Mon ami rencontra aussi Leibowitz qui lui tint un tout autre langage.

[28]  Littéralement : «un habitant».

[29]  Ve-zakharta, du verbe zakhar : se souvenir.

[30]  Par Matan Vilnaï, Ministre-adjoint de la défense, sur les ondes de la radio de l’armée en février 2008.

[31]  Voir, à ce propos, l’ouvrage incontournable et rigoureusement documenté de Charles Enderlin : Au nom du temple, Seuil, Points, Paris, 2013-2023.

[32]  Rappelé sur Médiapart, le 4 novembre 2023. C’est en réaction à ces exactions (Opération “Bordure protectrice”, 2 000 morts) qu’a été convoquée la session extraordinaire du Tribunal Russell sur la Palestine, à Bruxelles en septembre 2014 — lequel a conclu à l’existence de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et à une présomption de crime de génocide (tentative de chasser une population de son territoire par la terreur).

[33]  Ibidem.

[34]  Ibidem.

[35]  La Libre Belgique, 6 octobre 2023.

[36]  Devenues en français le «Deutéronome».

[37]  Dieu dit au prophète Samuel (1, XV, 3) d’ordonner au roi Saül « d’attaquer les Amalécites et de détruire totalement tout ce qui leur appartient. Ne les épargnez pas ; mettez à mort hommes et femmes, enfants et nourrissons, bétail et moutons, chameaux et ânes. »

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