Mieux vaut aller voir le film de Mariana OTERO
que d’écouter Raphaël Enthoven !
« Le fin mot de l’histoire » voilà comment se nomme la chronique de Raphaël Enthoven sur Europe1 tous les matins. Cet intervenant appelé parfois philosophe veut s’appuyer sur le « bon sens » pour édicter ce qu’il présente - avec la complicité de cette station de radio propriété de M Lagardère -comme des vérités sûres et durables. Pourtant la notion même de « bon sens » est à interroger. La politique de Mr Macron démontre amplement que le bon sens des riches n’est pas celui des pauvres par exemple.
Ce mercredi le propos de Raphaël Enthoven concerne les partis et leur dénomination. Le fin mot de l’histoire sera fortement engagé comme on le verra. Une véritable « prise de parti » et non pas du bon sens.
Mais suivons tout d’abord le raisonnement qu’il créé de toute pièce sans se soucier de démontrer qu’il serait conforme à la réalité.
Les partis aujourd’hui se nomment par « des pluriels ». Il évoque Les insoumis bien sûr, les républicains, les populistes et va même jusqu’à prévoir un futur parti appelé les socialistes. On comprend progressivement où il veut en venir : lorsque ces partis s’appelaient RPR, UDF, PS ou « front de gauche » (qui est déjà, pourtant, une sorte d’appellation plurielle) c’est en leur sein que les opposants se distinguaient par l’utilisation des pluriels : les rénovateurs (ce vocable n’a rien à voir avec le front de gauche par exemple mais peu importe), les refondateurs, les frondeurs… et ceux-là, celles-là qui en faisaient partie étaient unanimes, unis et sans diversité. (Chacun sait pourtant que Benoit Hamon et Marcel Paul ne risquent pas d’être d’accord sur grand-chose). Alors qu’aujourd’hui la dénomination de « pluriels » puisqu’elle s’applique à la totalité du parti et non à ses dissidences, ne peut pas signifier le rassemblement qu’elle veut affirmer. La dissidence est forcément cachée à l’intérieur du tout.
D’où la sentence assénée à la fin « La pluralité politique est l’alibi de la pensée unique ».
Tous les mots de cette phrase sont piégés. En quoi les « pluriels » utilisés seraient-ils l’incarnation de la pluralité politique. Un parti se constitue sur des objectifs partagés par ses membres, sur un corps d’idées issus de l’analyse de la société dans laquelle nous vivons pour en défendre ses mécanismes ou pour les changer. La « pluralité » à droite est toute relative car la pensée unique libérale est adoubée par ceux qui se reconnaissent en elle. Sans doute des différences d’approches existent mais en aucun cas on ne peut parler à leur propos de pluralité « politique ». D’ailleurs concernant le PS sa chute vertigineuse vient sans aucun doute de son ralliement au libéralisme qui a plongé cette « gauche-la » dans l’absence de tout signe de pluralisme politique.
Remarquons que le chroniqueur ne parle pas, en fait, de la droite. Refondateur, frondeur, renvoie à « la gauche ». C’est la cible de son propos. En dehors de la droite il ne peut y avoir que pensée unique, et toutes les appellations plurielles sont des camisoles de forces pour contraindre à l’alignement sur cette soi-disant pensée unique.
Que n’a-t-il parlé de « En Marche ». Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’un pluriel. Non, c’est vrai, c’est une injonction. Mais sans doute n’est-elle pas autoritaire, tout juste bienveillante et les éléments de langage transmis par les cabinets présidentiels aux députés de la majorité témoignent de la liberté absolue des dits député-e-s.
Mais la question de la démocratie et de son renouvellement est une question sérieuse.
Elle mérite autre chose que les à peu près militants de Mr Enthoven.
Le film « l’Assemblée » de Mariana OTERO fait partie de ces contributions, très riche, au débat sur la démocratie, à partir de ce que furent - et sont encore d’une certaine manière dans notre mémoire collective – les nuits debout.
Le film est une véritable boite à idée sur ces questions. La parole citoyenne, son renouvellement, son respect ; la délibération collective, le travail en commission, la reconstruction de la constitution par le grand nombre ; le rapport entre la démocratie et l’action, le doute à l’égard de tout propos formulé à priori avant même toute discussion…
Le doute aussi à l’égard du vote, ce mode de représentation « barbare » (mot utilisé par une citoyenne de nuit debout) car il définit une majorité et une minorité qui ensuite se battront pour inverser le rapport de force ainsi établi, bien loin de tout objectif d’intérêt général. Nous connaissons tous des militants socialistes « de gauche » qui depuis des années nous disent qu’ils vont prendre la majorité dans leur parti.
Voici « le fin mot du film » résumé d’une phrase par Mariana Otero :
« Comment parler ensemble sans parler d’une seule voix »
Quelle merveilleuse formule ! Ce qui nous unit, ce n’est pas le vote qui lui, divise ; c’est la définition d’un objectif commun, partagé et duquel il est possible de parler avec sa singularité. Le pouvoir au peuple ne signifie nullement qu’il s’agit de chercher un consensus entre tous et toutes. Le peuple dont parle la France insoumise c’est le peuple constitué autour d’un projet commun de société qu’il entend définir et conduire lui- même afin que personne ne le fasse dévier de son objectif et surtout pas les partis qui se sont spécialisés dans la déviation de l’action publique vers l’intérêt partidaire au détriment des projets d’intérêt général. La France insoumise se veut au service de ce peuple pour l’aider si elle en trouve les moyens à s’auto organiser.
Peut-être s’agit-il de s’adresser au peuple qui nous manque pour reprendre une formule de Gilles Deleuze (1) qui parlait à la fois de l’art cinématographique et de l’émancipation des pays du sud, des pays longtemps colonisés.
« Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple. » (…) « Au moment où le maître, le colonisateur proclament «il n’y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. »
Le libéralisme ne proclame-t-il pas aujourd’hui qu’il n’y a pas de peuple ici, seulement des sujets (objets) de « l’empire », de la parole unique une et indépassable ? Et ne devons-nous pas contribuer à la nouvelle émergence d’un peuple en devenir, retrouvant sa souveraineté en s’inventant non plus dans les bidonvilles les ghettos et les camps (encore que les camps d’aujourd’hui dévoilent l’inhumanité à laquelle nous sommes arrivés) mais dans le tréfond de notre société en plein délitement et en perte d’appropriation populaire ?
Et réjouissons-nous que l’art cinématographique – comme tous les arts – puisse contribuer à cette invention sans que son engagement nécessairement politique ne puisse lui être reproché en l’assimilant a de la propagande. Les seuls intellectuels, les seuls artistes qui mériteraient ce terme ne peuvent être que ceux et celles qui pensent ou rêve la transformation de la réalité pour que leurs créations soient appropriées par chacune et chacun au gré de sa liberté et de son engagement. Les autres sont les laudateurs de l’empire.
La France insoumise relève ce défi. Elle veut se constituer, se poursuivre, en mouvement pluraliste et uni autour d’un même projet permettant à chacun et chacune de séparer « son affaire privée de la politique » et produire « lui-même des énoncés collectifs. »
Elle veut contribuer à un autre défi plus circonstanciel mais essentiel pour construire une alternative : mettre en échec la politique « macronienne ». Ici également cela n’est possible que par la mobilisation du peuple opposant, c’est la seule voie pour une victoire. Aucune organisation seule ne peut arriver à ce résultat, aucun comité anti-macron ne peut y arriver par sa constitution miraculeuse. Mais des propositions ont été formulées par la France insoumise pour tenter de dépasser chaque égo organisationnel, pour permettre au peuple de s’engager dans un objectif ambitieux qui seul est à même de lui faire dépasser le sentiment que les mobilisations actuelles risquent de ne pas être suffisantes. Mettons en avant cet objectif et non pas la mensuration de tel ou tel « organisateur ».
- Citation complète de Gilles Deleuze :
« Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament «il n’y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. L’auteur de cinéma se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture ; colonisé par des histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur. L’auteur ne doit donc pas se faire l’ethnologue de son peuple, pas plus qu’inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée. Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des intercesseurs, c’est à dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de « fictionner » de « légender » de « fabuler ». L’auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur : double devenir. La fabulation n’est pas un mythe impersonnel, mais ce n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs. »
Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Editions de Minuit, 1985.