Contagiosité et discrimination
Au moment où le président Macron a annoncé son projet de passe sanitaire, la comparaison m’est venue spontanément à l’esprit. Comme à beaucoup de gens je crois. Et, comme beaucoup de gens aussi, je l’ai aussitôt chassé de mon esprit. Parce qu’elle est outrancière. Certes, les mesures annoncées par le président Macron sont très violentes : du fait du passe sanitaire, beaucoup de personnes vont perdre leur emploi, leur accès aux soins, leur liberté de se déplacer… Mais, quel que soit le niveau de violence de ces mesures, il ne saurait se comparer à celui de la violence subie par les juifs sous l’Occupation. Car, pour eux, les mesures de discriminations ont été suivies d’autres mesures qui les ont menés au cœur de l’enfer : l’étoile jaune, les rafles, le Vél’ d’hiv, les trains, les camps, les chambres à gaz.
Il ne s’agit donc nullement d’établir une équivalence entre les discriminations dont les juifs ont été victimes il y a 80 ans et celles dont les personnes non vaccinées contre le Covid vont être victimes dans notre pays au cours des prochains mois. Cette équivalence serait totalement indécente, le niveau de violence n’étant pas du tout le même.
Il y a en revanche -comme cela apparaîtra clairement dans les lignes qui suivent- un intérêt analytique à comparer ces deux ensembles de mesures de discrimination. Je ne fais pas ici référence à la ressemblance entre ces mesures. Certes, cette ressemblance est frappante. Il n’y a qu’à comparer les propositions du président Macron avec les ordonnances du gouvernement de Vichy (qui ont inévitablement circulé sur les réseaux ces derniers jours) pour se rendre compte que les lieux et activités interdits aux personnes non vaccinées dans un cas, aux juifs dans l’autre sont presque les mêmes. Mais l’important n’est pas là.
Il existe en fait une autre ressemblance qui est beaucoup plus fondamentale que la première (au sens où elle en est probablement la cause) : ces deux politiques ont le même objectif (affiché) qui est de réduire la propagation des maladies en interdisant certains lieux à des personnes contagieuses. Les philosophes politiques (notamment Giorgo Agamben [1] et Robert Esposito [2]) qui ont analysé le nazisme ont montré en effet que la propagande du régime nazi (et de ses alliés) a beaucoup mis en avant la prétendue contagiosité des juifs (qui était censés être porteurs de germes et de maladies) et a utilisé cet argument pour justifier les mesures de discrimination que l’on connaît (magasins « interdits aux juifs et aux chiens » etc.).
Certes direz-vous. Mais il y a tout de même une différence de taille puisque les personnes non vaccinées sont réellement contagieuses alors que ce n’était pas le cas des juifs. Je ne suis pas d’accord. Tout être vivant est porteur de virus et de bactéries et est donc par là-même potentiellement contagieux pour les autres membres de son espèce voire pour les membres d’autres espèces. Ceci s’applique aussi aux êtres humains et donc aux juifs. Si on veut comprendre la nature des discriminations subis par les juifs pendant la guerre, il ne faut donc pas s’en tenir à discuter de la contagiosité des juifs mais aussi considérer la contagiosité des autres (ceux qui n’étaient pas discriminés, les « non-juifs »). En effet, ce qui est révoltant, ce n’est pas tant qu’on ait restreint l’accès à certains lieux, mais qu’on ne l’ait restreint que pour une catégorie de personnes (les juifs) au nom de leur supposée contagiosité alors que les autres personnes étaient tout aussi contagieuses.
Si on soumet les mesures proposées par le président Macron à la même analyse, on arrive à peu près aux mêmes conclusions. S’il est tout à fait compréhensible en période d’épidémie de restreindre l’accès à certains lieux aux personnes potentiellement contagieuses (par exemple en établissant une jauge ou encore en ne laissant rentrer que les personnes non contagieuses c’est-à-dire porteuses d’un test négatif), il est en revanche inacceptable de faire une différence entre deux catégories de personnes ayant à peu près le même degré de contagiosité : les personnes vaccinées et les personnes non vaccinées. Car, et c’est le cœur de l’affaire, les personnes vaccinées restent très contagieuses. Les données en provenance d’Angleterre et d’Israël suggèrent que la vaccination diminue la probabilité de transmettre le virus de seulement 40% [3] et [4]. Pendant un temps, on a cru que les personnes vaccinées ne transmettaient qu’une faible quantité de virus (donc ne pouvaient pas conduire à des « formes graves »). On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien comme le montrent des données en provenance des Etats-Unis [5]. C’est pourquoi l'Ordre des médecins italiens [6] ou les autorités de santé des Etats-Unis [7] [8] disent que les personnes vaccinées sont potentiellement très contagieuses et doivent donc porter le masque et respecter les gestes barrières.
Ceci implique que, sur le plan scientifique, le passe sanitaire est un non-sens. Il n’y a aucune raison de faire une différence entre les personnes vaccinées et les personnes non-vaccinées. En permettant aux personnes vaccinées de participer à de grands rassemblements sans avoir à produire un test négatif et en leur faisant croire qu’elles ne sont pas (ou peu) contagieuses, le passe sanitaire va en fait favoriser la propagation de l’épidémie [9].
Mais ce qui m‘intéresse ici, ce sont les conséquences politiques du passe sanitaire. Celui-ci sert à désigner explicitement les personnes non vaccinées comme responsables de la prolongation de l’épidémie (« égoïstes et irresponsables » a dit le président). Et peu importe que ce ne soit pas vrai : l’important est que ce message soit cru. Cette croyance suffira pour faire des personnes non-vaccinées des boucs émissaires…
On voit que, quels que soient le lieu et l’époque, derrière les mesures de discrimination se cache souvent une logique de la contagion. Une partie de la population est désignée comme étant particulièrement contagieuse ce qui justifie des mesures visant à la traiter différemment : interdiction d’accéder à certains lieux ou certains emplois, entrée séparée dans les transports en commun (pour les blancs et les noirs durant la période de ségrégation raciale aux Etats-Unis)...
Je voudrais à présent pousser l’analyse un cran plus loin en considérant la pression générée sur la société par la logique de la contagion.
Logique de la contagion : une pente dangereuse…
Considérer qu’une minorité est contagieuse et que, par là-même, elle constitue une menace pour le reste de la population a des implications assez lourdes. Une première « solution » (on l’a vu) consiste à séparer le plus possible cette minorité du reste de la population en lui interdisant l’accès à certains lieux ou à certains emplois (« en contact avec le public »). Mais une séparation totale semble plutôt difficile à mettre en œuvre.
La prochaine étape semble donc être de contraindre les personnes contagieuses à se signaler de manière à avertir du danger le reste de la population. On sait que, dans l’ancien temps, les lépreux étaient contraints de porter une clochette pour avertir ceux qu’ils croisaient de leur maladie et de leur contagiosité. Et l’étoile jaune imposée aux juifs pendant la guerre relève de la même logique. Disons-le tout net : je ne crois pas que cette étape sera atteinte dans les prochains mois pour les personnes non-vaccinées. Ne serait-ce que parce que le souvenir de l’étoile jaune reste très présent et qu’une telle mesure soulèverait une levée de bouclier. Mais, comme cette étape est une conséquence naturelle de la logique de la contagion, quelques dérapages localisés sont néanmoins à prévoir. D’ailleurs ceux-ci sont déjà en train de se produire : en Suisse, le personnel infirmier non vacciné devrait être obligé de s'identifier avec des autocollants [10], tandis qu’aux Etats-Unis ce sont les membres non-vaccinés de l’équipe de football américain The Pittsburgh Steelers qui doivent porter un brassard… jaune [11]. Ces dérapages restent pour l’instant des exceptions et l’exemple américain (avec la maladresse sur le choix de la couleur) montre surtout à quel point ceux qui ont pris ces mesures sont ignorants de l’histoire européenne. Je veux croire que les choses n’iront pas plus loin sur ce terrain mais enfin cela dépendra surtout de la résistance des populations.
Une étape supplémentaire consisterait à isoler les personnes considérées comme contagieuses. Pourquoi laisser des personnes que l’on croit contagieuses circuler librement et infecter ainsi le reste de la population ? Il paraitrait logique d’isoler ces personnes dans des centres de quarantaine. On arrive ainsi de manière assez naturelle à la logique du camp (d’internement). Là encore je ne crois pas que nous en arriverons là. Pour des raisons pratiques d’abord : les personnes non-vaccinées sont bien trop nombreuses. Et aussi parce que les souvenirs du passé joueront le rôle de garde-fous… Mais là encore il faut rester vigilants. Des dérapages pourraient se produire et d’ailleurs certains se sont déjà produits. Il existe déjà en France un camp pour les personnes testées positives [12]…
En guise de conclusion…
Il y a maintenant quelques décennies, Borges a écrit une nouvelle fascinante : La loterie à Babylone. Elle décrit une société qui nous paraît totalement insensée. Une société dans laquelle les postes, les récompenses et les peines sont tirés au sort, dans laquelle chacun ou presque a été parfois proconsul et parfois esclave. Et tout le génie littéraire de Borges consiste à nous expliquer comment cette société s’est mise en place. Petit à petit par une série d’innovations dont chacune isolément paraissait relativement raisonnable et sensée mais ouvrait la porte à des innovations ultérieures.
J’ai suivi à peu près la même démarche en montrant où pourrait nous conduire, étape par étape, la logique implacable de la contagion. Et, encore une fois, rien ne sert d’objecter que cette contagion n’est pas réelle, que les personnes non vaccinées ne sont guère plus contagieuses que les personnes vaccinées. En la matière, la vérité a peu de poids. Tout est question de croyances et de préjugés. Et lorsque ces croyances émanent du sommet de l’Etat et sont répercutées dans la presse, la science a bien du mal à se faire entendre…
J’aurais pu pousser l’exercice plus loin, je ne l’ai pas fait. Parce que je veux croire que le processus s’arrêtera avant, avant d’atteindre la signalisation des personnes non vaccinées, leur isolement dans des camps. Mais, in fine, tout dépendra des populations, de ce qu’elles seront prêtes à accepter…
[1] Giorgo Agamben (1997). Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Editions du Seuil, Collection L’ordre philosophique.
[2] Robert Esposito (2019). Communauté, immunité, biopolitique. Repeser les termes de la politique. Editions Mimésis.
[5] https://www.cdc.gov/mmwr/volumes/70/wr/mm7031e2.htm
[7] https://www.washingtonpost.com/health/2021/07/27/cdc-masks-guidance-indoors/
[8] Dr. Fauci explains updated CDC mask guidance for vaccinated people amid Covid hotspots (msnbc.com)
[9] Le pass sanitaire : un non-sens scientifique | Le Club de Mediapart
[10] https://t.me/trottasilvano/3419
[12] https://www.laminutedericardo.com/LMDR/exclusif-le-premier-camp-covid-en-france/