Il est rare de lire une telle avalanche de bêtises en une si petite poignée de phrases. Claude Perdriel s'y emploie avec succès. Et nous démontre pourquoi les patrons d'une presse papier en pleine crise n'ont décidément rien compris.
Claude Perdriel, né en 1926, PDG du groupe Le Nouvel Observateur (Le Nouvel Observateur, Challenges, Sciences et Avenir) doit justifier son intérêt pour le rachat du groupe Le Monde. Il est prêt, pour une offre allant jusqu'à 100 millions d'euros, à mobiliser toute sa fortune issue de la société SFA-sanibroyeur. Lors d'un déjeuner avec quelques journalistes, largement rendu public (lire ici et ici), il se livre à une défense en règle des journaux papier.
En vieux routier, il prend grand soin d'éviter les questions gênantes : subventions publiques, conformisme éditorial, couvertures à répétition sur «le prix de l'immobilier», «la santé par les plantes», «le classement des meilleurs lycées», «le mal de dos» et «le salaire des cadres», perte de crédibilité, mépris des lecteurs. Non, Claude Perdriel préfère désigner l'affreux, le nouvel ennemi: Internet.
Il n'a pas franchement le profil «geek» mais il le sait : «La démocratie ne peut exister sans pluralisme et liberté d'expression. Sans pédagogie et enquêtes indépendantes pour dénoncer les injustices et les abus de pouvoir (...) Internet peut-il jouer ce rôle? En théorie, c'est l'univers de la liberté. Dans la réalité, c'est celui des citations et rumeurs infondées. Aucune éthique, aucun contrôle, aucun moyen de démentir la fausse nouvelle. C'est pire encore que l'absence de régulation financière.»
Surprise ? Pas vraiment. Son nouvel homme lige, Denis Olivennes, propulsé à la tête du Nouvel Observateur, et dont Perdriel disait lors de l'annonce de sa candidature à la reprise du Monde qu'il voulait en faire le futur patron du groupe – il se réserve cet éventuel poste depuis...–, s'était également lâché sur «Internet, le tout à l'égout de la démocratie». Mediapart l'avait alors filmé (article à lire en cliquant ici):
Ce n'est pas seulement une grossièreté faite à l'équipe du site Internet nouvelobs.com, l'un des sites les plus réactifs de la place. On aimerait rappeler à MM. Perdriel et Olivennes leur responsabilité de dirigeants dans cette lamentable affaire du fameux SMS de Sarkozy à Cécilia («si tu reviens, j'annule tout») justement diffusé sous la «marque» Le Nouvel Observateur. «Aucune éthique, aucun contrôle, aucun moyen de démentir la fausse nouvelle», dit Claude Perdriel. Exact pour ce cas précis.
Mais Claude Perdriel ne peut ignorer qu'Internet n'est rien de tout cela. La loi sur la presse, régulièrement enrichie (dernièrement encore par un volet de la loi Hadopi) s'applique entièrement à Internet comme à n'importe quel autre support de publication, garantissant les droits des personnes, la protection de leur vie privée et de leur image et définissant, comme pour la presse papier, les conditions de la diffamation. A noter: la jurisprudence est d'ailleurs plus sévère quand il s'agit du numérique que, par exemple, quand il s'agit de livres.
Décidément bien peu «geek», Claude Perdriel fait mine de ne pas avoir remarqué ce qui s'appelle depuis une quasi-éternité le Web-2-0 – l'expression est d'ailleurs tombée en désuétude!. C'est-à-dire l'interactivité, la possibilité à tout moment pour le lecteur de commenter, de demander des compléments, des précisions, la possibilité à tout moment pour une personne mise en cause de répondre, d'argumenter, etc.
Membre depuis de longues années du conseil de surveillance du groupe Le Monde, Claude Perdriel a d'ailleurs pu constater que ce même conseil avait décidé de lancer Le Post, site participatif grand public d'un genre un peu particulier: aimant mélanger les genres, il étiquette certains de ses articles d'un tampon «info vérifiée», ce qui certes rassure le lecteur mais laisse songeur sur la valeur des autres articles...
Enfin, dernier détail. Nous soutenons avec enthousiasme Claude Perdriel qui parle en vrai homme de presse quand il explique: «Le danger aujourd'hui est que, n'ayant pas fait les réformes nécessaires et sans moyens financiers, la presse et ses lecteurs tombent entre les mains des pouvoirs de l'argent, du politique ou du CAC 40, dont les intérêts sont liés.» Oui, mille fois oui!
Mais alors : pourquoi propose-t-il de reprendre Le Monde en s'associant avec Orange, l'un des principaux groupes du CAC 40, aujourd'hui dirigé par Stéphane Richard qui fut directeur de cabinet de Christine Lagarde et demeure l'un des amis proches de Nicolas Sarkozy?