Mediapart a fait le choix de ne pas inviter Marine Le Pen, dans le cadre de nos émissions exceptionnelles sur l’élection présidentielle –la première est ce vendredi avec François Bayrou. Sur un constat simple : parler politique avec Marine Le Pen est comme parler du 11 Septembre avec Thierry Meyssan, un exercice largement vain. Informons plutôt par l’enquête et le reportage sur les vrais dangers du Front national.
Faut-il débattre avec l’extrême droite dynastique des Le Pen ? La question est maintenant posée depuis plus d’un quart de siècle. Tout a été essayé. Sur tous les tons. Dans toutes les configurations. Et depuis un quart de siècle, d’innombrables livres de chercheurs ou de journalistes ont expliqué les raisons de la montée du Front national. Des raisons sociales, des raisons politiques bien sûr. Mais aussi des raisons médiatiques.
C’est en partie pour ces dernières raisons que nous avons fait le choix éditorial de ne pas inviter Marine Le Pen dans le cadre des émissions exceptionnelles « Mediapart 2012 » que nous programmons jusqu’à l’élection présidentielle (lire notre présentation ici). Vous êtes plusieurs abonnés à nous interpeller à ce sujet, regrettant ce que certains estiment être une nécessaire confrontation : interroger Marine Le Pen pour la mettre face aux inepties de son programme, à ses contradictions, à ses élucubrations (les commentaires sont à lire ici).
Notre rédaction en a débattu, longuement, et les avis sont évidemment partagés. Certains d’entre nous estimaient eux aussi nécessaire de prendre au mot les discours de Mme Le Pen pour en démonter les dangers et les incohérences. Ce n’est finalement pas l’option retenue et il me semble normal d’expliquer à nos lecteurs pourquoi.
1-La première raison est la formule même de notre émission : il s’agit d’interroger les candidats susceptibles d’être les acteurs d’une alternance (ou une alternative) progressiste au sarkozysme. Depuis sa création, Mediapart n’a cessé d’être attentif au pluralisme, d’idées, de débats, de projets. Mediapart ne soutient pas un candidat, n’est évidemment pas l’organe d’un parti ou d’un camp. Mediapart a un engagement éditorial et un seul : plaider sans relâche pour un approfondissement démocratique et social de notre République. Et c’est en écho à cet engagement que nous n’avons cessé d’informer et d’enquêter sur la manière dont cette présidence – celle de Nicolas Sarkozy – dégrade notre pays.
Nous avons donc fait ce choix : interpeller les candidats qui prétendent pouvoir incarner ce changement. Et pas les autres. Le Front national, dont le programme se fonde sur le recul démocratique et la régression sociale, n’est donc pas dans le « champ » de cette émission. Faut-il préciser que n’étant pas un service public, nous ne nous sentons nullement astreints à une « égalité de traitement » des candidats, telle que l’ordonne le CSA, et qui oblige par exemple Laurent Ruquier à recevoir la chef du parti d’extrême droite, ce qu'il ne souhaitait pas.
2- La deuxième raison tient à la personnalité même de Marine Le Pen. Repreneuse d’un parti familial créé par un ancien tortionnaire d’Algérie puis éditeur de chants nazis, condamné à de multiples reprises pour incitation à la haine raciale, violences et antisémitisme (le détail de quelques-unes de ses condamnations ici), celle qui se présente à l’élection présidentielle n’a jamais pris ses distances, et encore moins rompu avec cet indigne passé.
Elle nous présentait d’ailleurs ses vœux, il y a quelques jours, en compagnie de son père qui demeure le président d’honneur du Front national. Doit-on oublier ce passé, doit-on faire fi de cette généalogie puisqu'elle est revendiquée ? Non. Doit-on prendre pour argent comptant la transformation de Marine Le Pen, sa distanciation par rapport au vieux FN et la façon dont elle essaie de troquer les défroques de l’extrême droite française contre les habits neufs de ce qui serait un populisme tempéré ? Pas plus. De ce point de vue, le vieux principe « On ne débat pas avec le FN, on le combat » demeure pertinent et cela donne évidemment à ce parti une place à part sur l’échiquier politique français.
3- C’est justement cette place spécifique qui achève de convaincre de ne pas inviter Marine Le Pen. La question n’est pas de demander ou non l’interdiction du FN, de le déclarer ou non hors du jeu démocratique. Partisans d’un scrutin proportionnel – ou introduisant une dose de proportionnelle – aux élections législatives, nous savons qu’un tel choix ferait entrer le parti d’extrême droite au Parlement, comme ce fut le cas en 1986. Il s’agit là de choix politiques. Mais comme journalistes, nous pouvons revendiquer en toute indépendance de lui appliquer un traitement différencié. Le pluralisme, c’est aussi ce droit de choisir.
Un autre élément plaide en ce sens : l’ordonnancement du discours de l’extrême droite. Ce parti a cette particularité d’être dans un niveau de discours qui s’émancipe de toutes les règles du débat public. Se résoudrait-elle à véritablement répondre aux journalistes que Marine Le Pen, après Jean-Marie Le Pen, perdrait et son originalité et sa capacité à attirer les électeurs.
Cette reconstruction permanente d’un monde fantasmé, obstinément étanche aux arguments et questions venant de l’extérieur, a été étudiée à de multiples reprises. Cette hypnose langagière est un des ressorts majeurs du FN : c’est en ne répondant pas aux questions et en entretenant un discours en cercle fermé que Marine Le Pen comme son père avant elle ont voulu justement construire leur légitimité.
4-La quatrième raison, s’il en fallait une autre, tient à une réflexion éditoriale : les médias ne peuvent s’exonérer de toute responsabilité dans l’ascension puis l’installation durable du Front national dans notre pays. L’exercice forcément étroit, contraint et limité du genre de l'interview n’a-t-il pas facilité ce renforcement ? On se souvient de l’énorme impact de la première apparition de Jean-Marie Le Pen dans l’émission politique phare des années 1980, « L’Heure de vérité » (voir ici). On se souvient de l’effrayant duel Tapie-Le Pen arbitré par le journaliste Paul Amar qui présenta en début d’émission des gants de boxe (voir ici).
Les journalistes qui ont interrogé les Le Pen sont-ils tous mauvais, imprécis, approximatifs, sans répartie, voire complaisants : évidemment non. Dernier exemple en date : Anne-Sophie Lapix (Canal+) qui aurait fait mettre un genou à terre à Marine Le Pen en la coinçant sur quelques chiffres de son programme. Est-on vraiment sûr que la journaliste est sortie gagnante de ce face-à-face et que ce n’est pas plutôt la candidate du FN qui, aussitôt, a pu dénoncer les attaques du « système » et réaffirmer combien elle, du haut de son courage politique supposé, sait rompre les codes et ne pas se soumettre ?
L’essentiel est ailleurs. Raconter, expliquer, décrypter puis dénoncer le Front national n’est pas un jeu d’interrogations. Il est un enjeu d’enquêtes, de reportages multiples sur son fonctionnement, sur son programme, sur ses militants, sur ses électorats. Depuis 2008, Mediapart n’a jamais sous-estimé le poids et l’influence de ce parti, quand beaucoup se félicitaient d’avance de sa prochaine disparition. Nous avons publié d’innombrables articles sur le FN. Et nous continuerons bien sûr à le faire d’ici le 22 avril. C’est le plus sûr moyen de comprendre ce que Marine Le Pen veut dire.
Retrouvez ici notre dossier sur le Front National et sa candidate Marine Le Pen