Islamisme et politique : la conspiration cairote de la rhétorique éradicatrice
“La conspiration du Caire”, le dernier film de Tarek Saleh, le réalisateur suédois de père égyptien est brillant et attirant par bien des aspects. Ces facettes attrayantes vont du rappel courageux et essentiel de l’omniprésence et de l’omnipuissance des services de sécurité et de leur usage terrifiant de la manipulation et de la torture. Dans le film, retient également l’attention, un mélange déroutant de scènes tournées fugitivement au Caire (au demeurant, religion oblige, peuplées presque exclusivement de mâles) mais également à Istanbul, où le réalisateur a choisi du se passer étonnamment du moindre acteur égyptien. Tout incite bien sûr à le voir et je ne regrette pas d’y être allé. Mais les louanges quasi unanimes adressées depuis sa sortie (par ex inOrient 21 le 12/11/22) à cet “Enfant du Paradis” m’ont tout de même laissé un arrière goût d’insatisfaction.
Pourquoi ?
Parceque, pour dire l'essentiel en peu de mots, si ce scénario primé par le jury de Cannes propose bien une critique indispensable de l'épouvantable répression menée par Sissi, contre toute attente, toute l’atmosphère du film résonne à l’opposé comme une légitimation aveugle et irresponsable de cette option répressive adoptée par le régime et soutenue par ses alliés arabes et occidentaux, France en tête...
Premièrement et peut-être par dessus tout, l’énoncé de cette configuration égyptienne conforte le spectateur occidental (je doute que la masse de ses homologues égyptiens puisse y souscrire avec une identique unanimité) dans une vieille croyance en trompe l’oeil : la fracture politique qui traverse l’Egypte contemporaine - et avec elle le reste du monde arabe - serait de nature… religieuse. J’ai pour ma part la faiblesse de croire que - même si la planète occidentale tarde chaque jour un peu plus à bien vouloir s’en apercevoir - cette fracture est plus banalement politique et… démocratique.
Pour accentuer ce dérapage, et aggraver le premier biais de la démonstration, le scénario primé à Cannes en 2022 tend à faire accroire que dans l’Egypte de Sissi, le centre de gravité des enjeux de pouvoir, ou l’un des tous premiers, serait non pas l’armée mais la célèbre université Al-Azhar, cette fameuse “première institution de l’Islam sunnite dans le monde”. Là encore, la réalité me semble être substantiellement différente ; depuis Nasser, la colonne vertébrale oppositionnelle de celle qui fut une prestigieuse institution a été en effet méthodiquement brisée, et Al-Azhar, dont les Cheikhs mangent de longue date dans la main des dictateurs, si photogénique soit son architecture (en fait empruntée, dans le film, aux mosquées d’Istanbul) et l’uniforme de ses étudiants, n’est plus aujourd’hui , dans le champ politique, que l’ombre de ce qu’elle a été.
Last but not least, mais tout s’enchaine logiquement, dans le scénario qui a retenu l’attention du jury de Cannes, la principale alternative oppositionnelle présente dans le champ politique égyptien et arabe est réduite à une très grotesque caricature criminalisante nourrie (pour ou contre Sayyed Qutb) d’inusables clichés. Pour quiconque a pris, par exemple, le temps de faire connaissance avec les ministres de Morsi exilés à Istanbul, ce portrait terriblement réducteur des Frères Musulmans en particulier, de cette opposition islamiste (qui a mobilisé jusqu’à 66 % de l’électorat égyptien) dans son ensemble en général, est aussi trompeur qu’il est sciemment malhonnête. Il est sans surprise celui que véhicule ce segment surméidatisé des gauches arabes demeurées dans le carcan éradicateur de l’exclusion de leur rival islamiste, tout particulièrement lorsqu’elles s’expriment devant un public occidental si prêt à les entendre. Ces segments des gauches cherchent à puiser, dans la dénonciation de ce qui serait une translation incontrolable du champ du politique vers celui de la radicalité religieuse, une excuse à leurs contre-performances évidentes dans les urnes du printemps arabe. Posture problématique, cette rhétorique l’est car elle n’a rien à envier à celle des régimes autoritaires de la région, de Sissi aux Emiratis, et pas davantage à la logorrhée qui prévaut majoritairement dans médias et classes politiques aussi bien en Europe qu’aux Etats Unis qu’en Israel ou en Russie.
Elle rejoint également, il est vrai, le registre de feu le “grand” réalisateur égyptien Youssef Chahine, que le jury de Cannes, lors de la présentation de son film "Le destin" , une identique caricature co financée par...le ministère égyptien de l'information....) avait couvert d'éloges (Prix du cinquantième anniversaire du Festival) pour l'ensemble de son oeuvre !
Dommage, dans ce beau film, de voir tant de talents détournés au service de la doxa pernicieuse qui, face au drame égyptien, entretient le silence et la passivité de la communauté internationale.