Alain Gabon : aux racines du rejet occidental de l'Islam politique
- 21 sept. 2020
- Par François BURGAT
- Blog : Le blog de François BURGAT
Dans sa préface à l’édition anglaise de l’ouvrage “Comprendre l’islam politique” de François Burgat, Pascal Menoret nous dit que ce livre est “l’oeuvre d’un transgresseur”. Il présente l’ensemble des avancées d’un universitaire français qui, pour enquêter sur l’un des derniers courants politiques à souffrir d’incompréhension - l’activisme islamique - s’est décidé de sortir du ghetto douillet et souvent suffisant de la doxa occidentale. Understanding Political Islam, publié en français en 2016, est également le travail d’un “passeur”, de quelqu’un dont l'expérience exceptionnelle de toute une vie, faite de voyages, de séjours de travail et de recherches au Proche-Orient et en Afrique du Nord, permet aux Occidentaux de comprendre le monde au travers de la subjectivité de “l’Autre musulman”; cet “Autre musulman” dont il nous rappelle qu’il n’est pas aussi différent de nous que notre imaginaire des Arabes et des Musulmans voudrait nous le faire croire.
L’un des nombreux apports du livre est de nous offrir une analyse de l’islam politique qui ne soit pas déformée par les préjugés, les idéologies, les abstractions et autres fantasmes orientalistes qui déforment la perception de tant d’autres analystes. La familiarité de Burgat avec ces pays, ces cultures et ces populations contraste radicalement avec l’approche trop souvent abstraite ou seulement théorique de bon nombre de ses confrères. Chez lui, l”Autre musulman” est en effet contextualisé, historicisé et humanisé, à l’opposé des caricatures délétères imposées depuis des décennies par la quasi-totalité des médias et des politiciens occidentaux, comme celle du nouvel ennemi, cette “menace verte” surgie au lendemain de la chute de l’Union soviétique pour remplacer le vieil épouvantail rouge.
Écrit dans une prose élégante, aussi dense et intelligente que claire et accessible, Understanding Political Islam est à la fois une autobiographie, un recueil de souvenirs de voyage d’une part et un travail académique d’autre part. Burgat y synthétise et y revisite ses travaux antérieurs sur le sujet, tout en les actualisant, en particulier en ce qui concerne le Printemps arabe et ses conséquences. Le résultat est véritablement passionnant. L’auteur chaleureux, charismatique et avenant, nous y accompagne à chaque page, et chaque chapitre nous convie à un voyage à la fois géographique et analytique dans l'un des différents pays où il a travaillé ou étudié. Le livre est une synthèse d'une vie de réflexion, de recherche et d'écriture sur l'activisme islamiste à travers le monde.
Le large spectre de l’islam politique
Sans généraliser, Burgat n’a pas de difficulté à établir à la fois la diversité et la spécificité des différents courants islamistes dans le monde, France incluse, tout aussi bien que leurs traits communs.
Les sinistres objectifs de la croisade d’Abu Dhabi contre l’Islam politique
Il nous rappelle donc que «l'islamisme» n'est en aucun cas ce dangereux phénomène monolithique, effrayant, violent et antidémocratique que, depuis des années, mettent en avant le discours politique et les médias occidentaux, qui, à tort, l’associent systématiquement au mieux au «fondamentalisme» et à l’”extrémisme” religieux et plus souvent encore au «jihadisme» terroriste. En réalité, ces groupes, ces mouvements et ces partis sont souvent radicalement différents les uns des autres. Le spectre de l'islam politique comprend à la fois des groupes terroristes ultra-violents, tels qu'al-Qaïda et l'État islamique (EI), mais il renvoie tout autant aux Frères musulmans égyptiens, c’est-à-dire à un parti qui a oeuvré sous Mohamed Morsi, le premier Président du pays à avoir été démocratiquement élu, ou encore à d'autres partis pacifistes, tel le tunisien Ennahda, qui a exercé une influence profondément démocratisante et pacifiante sur ce pays. Aucun de ces mouvements n'est par ailleurs statique ou à l'abri du changement. Loin de là: ils évoluent généralement dans le temps, souvent radicalement, et parfois de manière très inattendue.
Le débat Kepel-Roy
Dans la typologie quelque peu simpliste des grands médias français, François Burgat a été qualifié de «troisième homme», généralement après les politologues bien plus connus Gilles Kepel et Olivier Roy. Alors que beaucoup a été écrit sur la rivalité théorique entre la thèse de Kepel sur la «radicalisation de l'islam» et la théorie inverse de Roy sur «l'islamisation du radicalisme» - d'autres analystes affirmant que les deux ne sont pas incompatibles, mais complémentaires - Burgat, la troisième grande figure du marché français sur l'islam (troisième par le niveau d'attention médiatique qu'il reçoit, mais sans égal en termes de puissance analytique) a rejeté les deux. Il défend pour sa part une explication qualitativement différente de l'islamisme et du djihadisme. Son point de départ est l'impérialisme occidental, l'héritage du colonialisme et du néocolonialisme, ainsi que le racisme et la discrimination persistants des sociétés européennes. Si Kepel et ses nombreux disciples mettent en évidence les dimensions religieuse, scripturale-théologique et idéologique de «l'extrémisme religieux» (y compris dans sa version non violente), et si Roy et d'autres soulignent ses aspects psychologiques et même psychiatriques, Burgat re-contextualise, re-historicise et surtout re-politise l'islamisme et le djihadisme, sans supposer que le premier mène naturellement au second à la manière de la “théorie du tapis convoyeur” (“conveyor belt”) ou de “la pente glissante” .
A la recherche des “root causes”
Pour Burgat, à la fois Kepel, qui «attribue un rôle décisif à l'influence de la doctrine religieuse sur la société», et Roy, qui tente d'expliquer l'islamisme et le djihadisme à travers des paradigmes tels que le nihilisme, la «pulsion de mort» ou faisant des djihadistes de «petits escrocs », confondent tout simplement les symptômes avec les causes. Leurs théories sont ainsi comme «des arbres qui cachent la forêt politique» et remplacent à tort les causes fondamentales, d’essence politiques par des causes religieuses, idéologiques, psychologiques ou psychosociales.
Pour Burgat, en excluant de la compréhension du phénomène de la radicalisation jihadiste les arrière-plans politiques et historiques coloniaux et néo-coloniaux - à savoir la domination occidentale de «l'Autre» musulman par une violence bien plus grande que le djihadisme lui-même - et en refusant tout autant de prendre en compte les énormes responsabilités des acteurs non musulmans (c’est-à-dire les gouvernements occidentaux et leurs alliés arabes le plus souvent despotiques), de telles explications malhonnêtes aboutissent à nourrir très directement les néo-conservatismes nationaliste et impérialiste français ou américain. Analytiquement et politiquement, ils obscurcissent les vrais moteurs ainsi que la nature fondamentalement politique, réactive et oppositionnelle de l'islamisme et du djihadisme. Pour Burgat, islamisme et djihadisme ne signalent pas un «retour de la religion» ou une «vengeance de Dieu», mais bien plus sûrement, dans l'arène géopolitique internationale comme au niveau national, le retour sur le devant de la scène du Sud global (toujours dominé).
Le terrorisme comme revanche
Loin des «spasmes» psychosociaux, religieux et doctrinaux décrits par Kepel, Roy ou Abdelwahab Meddeb dans sa Maladie de l'islam tout aussi omniprésente, l'islamisme et le djihadisme sont avant tout des manifestations de masse d'acteurs politiques qui sont non seulement conscients mais souvent même révolutionnaires. Ils ont donc en fait tout à voir avec «les souffrances postcoloniales, l'identification des jeunes à la cause palestinienne, le rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient, l'exclusion d'une France raciste et islamophobe ou encore les relations de domination endurées par la composante musulmane de la population et les politiques de nos gouvernements ».
La propagande saoudienne de démonisation de l’Islam politique et de la cause palestinienne.
Le djihadisme constitue donc pour Burgat une «contre-violence», une conséquence logique du fait que toutes «les conditions politiques les plus ordinaires d'une violence extrême ont été réunies», principalement par les États occidentaux et les régimes autoritaires arabes. Comme causes profondes, il n'est donc pas nécessaire d'invoquer une «contamination de l'islam», une prétendue maladie du salafisme, ou d'autres pathologies religieuses, théologiques, psychosociales ou même sexuelles (Kamel Daoud). Avec ou sans ceux-ci, le terrain politique et géostratégique toxique sur lequel des groupes tels qu'al-Qaida et l'EI ont émergé suffit à lui seul à générer des réactions de nature similaire, y compris violentes. Pour prendre un exemple évident, l'Irak sous occupation militaire américaine n'avait pas besoin d'être «islamisé» pour qu'inévitablement prenne naissance une résistance armée. Pourtant, la fonction idéologique des théories abstraites, comme celles de Kepel et Roy, est de nier ou de «conjurer les divers effets de la persistance de la domination Nord / Sud, de discréditer les protestations des dominés» et d'entretenir l'illusion que «leurs bombes n'ont rien à voir avec les nôtres».
Les vérités politiquement incorrectes
En revanche, Burgat a répété sans relâche des vérités politiquement incorrectes que, comme telles, personne ne veut entendre, notamment «que la condition préalable des transitions démocratiques tant attendues n’est pas l’exclusion des islamistes de la sphère politique. Ou encore moins leur disparition” mais que “la solution est plus banalement de les intégrer à cette sphère politique”. Il affirme que «la référence islamique» qu’utilisent ces mouvements n'est en aucun cas «une impasse dogmatique, immatérielle, séparée de l'histoire ou insensible au changement», et qu'il n'y aura pas de fin au terrorisme tant que les États et sociétés occidentaux ne le reconnaîtront pas et ne reconnaîtront pas leurs propres responsabilités fondamentales dans la création des monstres tels qu'al-Qaïda et l'EI. Les Occidentaux doivent donc commencer par mettre fin à leur «soutien indéfectible à des régimes comme celui du président Abdel Fattah al-Sissi en Égypte, aux élites anti-religieuses marginalisées dans leurs propres sociétés” ou encore à “notre indéfectible allié israélien”. De telles politiques, indéfendables, note-t-il, ne servent qu'à «exacerber la menace radicale et réactive dont elles sont précisément censées nous préserver».
Hélas, jusqu'à présent, ces salubres recommandations sont tombées dans l'oreille d'un sourd. Burgat insiste également sur le fait que les désaccords en jeu dans la bonne compréhension de l'islam politique sont plus larges que simplement théoriques. Ils doivent permettre de définir la représentation de «l'Autre musulman» qui dominera la sphère publique, cette représentation affectant nos relations aussi bien avec les autres pays qu’avec les composantes musulmanes des populations occidentales. C'est pourquoi, pense t-il, il est crucial que les Occidentaux sortent de l’impasse de leur incompréhension de ce phénomène de l’islamisme pour pouvoir un jour établir des relations simplement rationnelles et mutuellement avantageuses avec plus de 1,5 milliard de croyants musulmans.
Riposter à l’impérialisme occidental
Jusqu'à présent, l’Occident n’y est pas parvenu. Il a opté pour l'hostilité, voire pour l'éradication de tout ce qui est qualifié d'”islamiste”. Cette politique toxique et contre-productive n'est pas tant due à la prétendue «menace à la paix et à la liberté» qu'au fait que l'islamisme est un puissant mouvement politique transnational qui pendant des décennies a ouvertement défié l'hégémonie impérialiste et néo-impérialiste occidentale et sa vache sacrée de la «laïcité».
Alors, qu'est-ce que «l'islamisme» exactement? Dans l’analyse de Burgat, et encore une fois, en opposition à la doxa en la matière, elle «est moins le résultat d’une idéologie que la production dans le monde musulmans de (multiples) identités politiques nouvelles ancrées dans son propre terrain». De même, affirme-t-il, le Sud global est «une région dont la spécificité est moins sa religion ou sa culture que sa proximité avec les frontières sanglantes de l’Occident».
L'islamisme est la mobilisation d'un “lexique religieux islamique” contre l'oppression coloniale et l’impérialisme postcolonial», séquences au cours desquelles les pays nouvellement indépendants ont cherché à se moderniser en demeurant sous l’influence directe des anciennes puissances coloniales. Ce recours au lexique “islamique” signale en fait un «virage fondamentalement politique (par opposition à idéologique ou religieux) et anticolonialiste». Et ce vocabulaire social et politique «indigène» a pour caractéristique essentielle de n’être imposé ni de l'extérieur par les anciennes puissances coloniales, ni de l'intérieur par les régimes ou par les élites occidentalisées demeurées au service de l'Occident. L'islamisme cherche donc à organiser la résistance à la fois à la poussée hégémonique occidentale et aux élites indigènes et nationales corrompues et cooptées. En tant que dynamique politique fondamentalement réactive et oppositionnelle, c’est un phénomène dont Burgat avait correctement prédit que non seulement il ne disparaîtrait pas, mais bien qu’il demeurerait comme une composante essentielle et prédominante des cultures politiques de ces pays. L'islamisme lui apparaît en effet essentiellement comme la continuation d’un long combat historique, à savoir cette vieille «mobilisation politique qui a combattu avec succès pour l'indépendance».
La nouvelle “voix du Sud”
L'islamisme, dans toutes ses variantes, est assurément ainsi «la nouvelle voix du Sud». Cette voix n’est pas tant produite par «l'islam» que par l'histoire imposée aux musulmans par les États coloniaux étrangers et les régimes autoritaires arabes. Dans la lecture de Burgat, l’islamisme représente ainsi historiquement la troisième étape de la décolonisation, celle qui prolonge sur le terrain culturel la lutte anti-impérialiste pour l’indépendance de mouvements nationalistes tel le Front de libération nationale algérien - aujourd’hui sclérosés et discrédités.
Outre la recherche de l'indépendance politique et économique, ou celle de la remise à distance de l'Occident, l'islamisme «commence maintenant à reconquérir, souvent avec succès, les territoires idéologiques autrefois perdus au bénéfice du Nord».
Au fond, et quelles que soient les diverses formes qu’il prend - qu’elles soient remarquablement démocratiques comme Ennahda ou radicalement terroristes comme al-Qaïda - l’islamisme apparaît ainsi comme la continuation du long processus d’auto-émancipation du Sud par rapport au Nord. En tant que tel, il menace la domination, l'influence et la mainmise impérialistes de l’Occident sur ces pays, ces peuples et ces cultures.
Il n'est donc pas surprenant que l'Occident raille et cherche à éradiquer la moindre de ses expressions, fussent-elles parfaitement démocratiques et pacifiques : il sait qu’elles sonnent le glas de l’ère de son hégémonie incontestée.
Le Dr Alain Gabon est professeur agrégé d'études françaises et directeur du département de langues et littératures étrangères de l'Université Virginia Wesleyan à Virginia Beach, aux États-Unis. (Cf Alain Gabon "Why the West seeks to vilify political Islam" https://www.middleeasteye.net/opinion/why-west-seeks-vilify-political-islam)
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