
Baptiste Lanaspeze
J'ai vécu hier au tribunal d'Aix-en-Provence une expérience tout aussi instructive qu'affligeante et préoccupante. Outre le médecin et ancien directeur de MSF Rony Brauman, qui était officiellement témoin, nous étions une cinquantaine de personnes présentes en soutien au prévenu.
Voici ce que je retiens à chaud du procès pour "apologie du terrorisme" fait à mon ami le politologue François Burgat, qui s'est déroulé ce jeudi 24 avril de 14h30 à 20h30, et à l'issue duquel le procureur a demandé 8 mois de prison avec sursis, 4000€ d'amende, le bannissement des réseaux sociaux, et une peine d'inéligibilité.
1° Il existe en France depuis 2014 une association constituée de 50 avocats bénévoles, qui mène un travail juridique colossal en faveur d'Israël, qui consiste à lutter contre le mouvement BDS (de soutien à la Palestine) et à porter dans le droit français le délit d'opinion contre des personnes qui exprimeraient un soutien à la Palestine ; et ce notamment en dévoyant le délit d'apologie du terrorisme (initialement créé en 2014 pour une raison précise: lutter contre le recrutement en ligne de djihadistes).
Je ne sais pas très bien si cette association représente de larges franges de la société française ou minuscules, mais leur comportement en salle d'audience donne l'impression qu'ils se sentent chez eux dans les palais de la République, voire totalement en roue libre…
Est-ce que quelqu'un saurait me dire si une action en justice est prévue ou en cours contre ce lobby au service d'un pays tiers, et qui tente de contribuer ici à défaire l'Etat de droit? https://fr.wikipedia.org/.../Organisation_juive_europ%C3...
2° Il a suffi de 3 captures d'écran de 3 tweets inoffensifs du chercheur François Burgat, âgé de 77 ans, un expert de l'islam politique reconnu dans le monde, auteur de nombreux livres aux Editions La Découverte, traduits dans de nombreuses langues, pour convaincre le parquet d'instruire la plainte de l'OJE, de mettre Burgat en garde à vue et de lui faire ce procès.
Imaginons la situation inverse, du style: une association de 50 avocats musulmans en soutien à la Palestine incriminant un chercheur pro-israélien mondialement reconnu. Pensons-nous que le parquet instruirait la plainte?
La facilité apparente de l'instruction d'un dossier si fragile interroge sur la judiciarisation en cours, en République française, des opinions de soutien à la Palestine. Phénomène qui s'inscrit évidemment dans une longue histoire française coloniale et anti-arabe (deux choses distinctes, mais historiquement si entremêlées).
3° L'architecte de la loi de 2015 sur l'apologie du terrorisme, le juge Marc Trévidic, dénonce désormais lui-même l'usage abusif de cette loi afin de créer du délit d'opinion et déclare : "nous devrions avoir le courage de faire marche arrière" (comme nous l'a appris l'avocat de la défense Me Chekkat) https://www.liberation.fr/.../apologie-du-terrorisme-lex.../
4° J'ai découvert l'existence d'un excellent avocat, maitre Rafik Chekkat, dont la plaidoirie digne, solide et magnifique, a notamment alerté sur le climat contemporain de racisme en France à l'égard de nombreuses communautés (musulmanes, juives, roms…), là où les 4 avocats des parties civiles (Licra et OJE) ne parlaient que de l'antisémitisme. Il a aussi rappelé, à la toute fin du procès, qu'il n'avait été question dans ce procès que du 7 octobre 2023, et à aucun moment de la répression israélienne qui a fait rage depuis (potentiellement 186 000 morts d'après la revue médicale "The Lancet"), de sorte que "sans oublier que chaque mort civile est une tragédie, 100% des débats ont concerné moins de 1% des victimes".
J'espère qu'ils obtiendront la relaxe demandée avec sa formidable consœur Lucie Simon (délibéré le 28 mai).
https://thefunambulist.net/network/rafik-chekkat
https://www.thelancet.com/.../PIIS0140-6736(24.../fulltext
5° Ma première réaction pendant le procès a été de penser que désormais, j'allais arrêter d'exprimer mes points de vue sur les réseaux sociaux.
En me réveillant ce matin, je me suis dit que si je faisais ça, l'OJE avait réussi son coup et gagné du terrain.
6° Ce procès fait à François Burgat dans un tribunal français (quelle que soit son issue), peut aussi être lu, en creux, comme un procès fait PAR François Burgat à la criminalisation du soutien au peuple palestinien, et plus généralement aux nombreux "monstres juridiques" de type colonial qui prolifèrent depuis 2015, et qui menacent de plus en plus l'Etat de droit. Ses posts un tantinet "provocateurs" sont des questions adressées à la République et à ce qui reste de l'Etat de de droit. Un jeu aussi noble que risqué.
Ce procès a aussi été l'occasion de montrer de quels propos islamophobes était capable un procureur en France en 2025 (j'ai pris 40 pages de notes, ce n'est pas perdu pour la patrie…).
7° Le plus étrange humainement pour moi dans toute cette affaire est la façon dont les 4 avocats des parties civiles et le procureur semblaient sincèrement percevoir ce chercheur, évidemment pas comme l'homme de paix, de modération et de sagesse qu'il est, ni comme un auteur dont on pourrait lire et critiquer les livres, ni comme un homme qui pense – ni même en réalité comme un interlocuteur. C'était pour eux le diable, on le sentait. Ils en parlaient, avec des trémolos dans la voix, comme l'émanation dangereuse et "louvoyante" (dixit le procureur) d'une menace "islamique" (encore dixit le procureur), l'émissaire d'une "barbarie" frappant à nos portes, le complice d'une "bande de bouchers sanguinaires" (toujours dixit le procureur). Ce qui les rendaient sourds à tout argument et techniquement très faibles, incapables de toute discussion historique ou juridique. Dans leur prose éplorée et sentimentaliste, qui allait parfois vers le hurlement, François Burgat était pour eux simplement l'allié d'une menace mondiale contre la France et contre la civilisation, face à quoi cette salle d'audience constituait, selon eux, "l'ultime rempart, madame la Présidente".
Quand on se souvient que leur combat à eux est au service d'un Etat qui vient d'assassiner entre 100 000 et 200 000 personnes avec un gigantesque soutien militaire et financier des USA, on se dit que "mauvaise foi" ou "dissonance cognitive" sont des notions insuffisantes. On est plutôt dans ce que Jung appelle "l'ombre": ces aspects négatifs de nous-mêmes que nous tentons en vain d’éliminer de nos vies et qui se projettent malgré nous sur autrui.
Mais à ce degré d'intensité de l'ombre, il y a tout de même là quelque chose de troublant pour moi en termes d'état de la psyché. Et je cherche avec peine un moyen de nouer un jour un dialogue avec ces frères et sœurs humains (comme ce procureur), qui me semblent égarés. En dépit du fait que ce sont pour moi des ennemis politiques, j'ai de l'empathie pour l'état de souffrance sincère où ils semblent être.
8° Tout ce procès m'est apparu comme quelque chose qui n'a rien à voir avec une quelconque question confessionnelle (juive, chrétienne ou musulmane) mais tout à voir avec les Etats. En l'occurrence, l'Etat d'Israël (via l'OJE) et l'Etat français (via le parquet). Cette alliance dans la salle d'audience entre 2 Etats, contre tout une masse de "dangereux musulmans". C'était un moment de violence bureaucratique en soutien des guerres coloniales.
On peut en parler avec des Amérindiens, ça leur évoquera des choses.
Lors de son témoignage, Rony Brauman a rappelé qu'il avait consacré un film à la question de la violence bureaucratique, "Un spécialiste, portrait d'un criminel moderne" (1999), inspiré par " Eichmann à Jérusalem: rapport sur la banalité du mal" d'Hannah Arendt.
https://fr.wikipedia.org/.../Un_sp%C3%A9cialiste%2C...
C'est peut-être le point le plus important, et le plus invisible, de cette journée, qu'aucun média ne mentionnera probablement : il ne s'agit en rien ici d'un front juifs/musulmans, ni même d'un front entre deux entités comparables.
Il s'agit d'un front peuples/Etats.
D'un front entre "civilisation" (blanche) et "barbarie" (arabe). D'un front entre "gens normaux" (dixit le procureur, parlant des gens du gouvernement israélien) et "islamistes".
D'un front entre Nord et Suds. Entre dominés et dominants. Entre indigènes et civilisés.
Bref, nous étions sur la bonne vieille frontière coloniale, qui n'en finit pas de structurer et de déchirer le monde malgré les indépendances.
9° Voici un chercheur qui, depuis plus de 30 ans, met sa blanchité et sa science au service de ce que les Etats occidentaux considèrent comme leur ennemi public numéro un: l'islam politique, par extension les musulmans, par extension les Arabes (ou l'inverse: les Arabes, donc les musulmans, donc l'islam politique).
Combien de blancs sommes-nous en France à faire ce que fait Burgat? Quelques-uns? Quelques dizaines? Quelques centaines? Sans doute pas beaucoup plus. Alors que c'est juste de l'humanité de base. Alors que nos risques à nous autres blancs sont pourtant très limités, en comparaison de ceux d'un Français musulman, d'une Palestinienne, d'un Franco-Marocain… Nous devrions vraiment être des millions. Ce post ne devrait en rien faire évènement.
Bref, je suis tout de même heureux d'avoir été là, dans ce moment qui était aussi d'une certaine façon un sacre, en l'honneur d'une vie de recherche courageuse et pleine d'humanité. Sachons désormais que, après la thèse et l'HDR, il y a un troisième jury qui peut attendre les chercheu·ses en France dans leur parcours : les juges d'un tribunal correctionnel. Vive la République, vive la France!
PS. Ah oui, j'oubliais un détail au sujet du traitement particulier dont les citoyens présents à ce procès ont fait l'objet. La petite troupe que nous formions (quelques dizaines de personnes paisibles, des plus jeunes et des plus vieux, des hommes et des femmes, des étudiants, des chercheurs, des journalistes, des militants, des amis du prévenu) a d'abord été, à 14h00, repoussée à l'extérieur du Tribunal par les forces de police qui refusaient de nous laisser entrer, "sur sa seule initiative", et "afin d'éviter les troubles" ; avant que nous appelions la presse au téléphone, et que la police change d'avis et nous fasse entrer, 20 ou 30 mn plus tard.
Et cerise sur la gâteau, pendant sa plaidoirie, l'un des avocats des parties civiles a déclaré, à propos de cette petite foule qui remplissait la salle d'audience, "Les propos de M. Burgat ne sont pas sans effet, madame la Présidente, il y a des jeunes dans la salle, je ne dis pas que TOUTES les personnes ici présentes, vont devenir des terroristes, mais ce sont des propos dangereux."
J'ai trouvé étonnant qu'un avocat se sente suffisamment à l'aise dans une salle d'audience pour se permettre de laisser entendre qu'elle était peuplée de terroristes en puissance. J'avoue qu'à ce moment-là, malgré les avertissements de la police et la ronde continue qu'ils faisaient depuis plus de cinq heures autour de nous, ma gorge a râclé, et mon stylo a tapoté sur le banc.
J'ai hâte que la République réplique.
PPS. Quelques commentaires et impressions de Burgat, le lendemain de l'audience: https://www.youtube.com/watch?v=Y-6Ap5JLtTg