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Billet de blog 4 avril 2020

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L’ignorance de l’expérience passée, moteur des désastres actuels et à venir

Le long démantèlement de l’Etat social résulte du même processus que celui de la crise sanitaire actuelle : l’incapacité à transmettre la mémoire des épreuves et des désastres vécus à des politiques, des citoyens, des femmes et des hommes, pour certains oublieux que le danger réside, non pas hors d’eux, mais en eux-mêmes, dans leur excès de confiance et leur absence de vergogne.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je me permets de citer longuement les propos de Didier Torny au tout début de son entretien avec François Bonnet (Gérer le Covid-19: pourquoi l’Etat et l’exécutif ont tout oublié, publié le 3 Avril 2020) à propos de l’oubli de l’expérience commune passée par des femmes et des hommes politiques étrangers à celle-ci :

"Ce qui m’a d’abord beaucoup frappé, c’est que tout le travail fait, en gros de 2004 à 2012, a semblé avoir complètement disparu ! C’était un travail impliquant sous l’autorité d’un service du premier ministre quasiment tous les ministères, les collectivités territoriales, des branches interprofessionnelles, un travail engageant de gros budgets, la création d’une institution, l’Eprus. Tout cela a l’air de s’être volatilisé. (…)"

"Comment maintenir la mémoire de ce type d’investissements faits dans la décennie 2000, et pas simplement le problème du stock de masques ? Comment le faire quand une large partie du personnel politique n’a pas vécu et n’a pas l’expérience de ce type d’événements ou en a retenu « Cela a été un échec, c’est allé trop loin », en référence à ce qui a été dit en France de la gestion de la crise H1N1 en 2008/2009…(…)"

"On pouvait penser que la classe politique avait appris des choses dans les années 1990 et 2000 en matière sanitaire. Mais un autre personnel politique est arrivé, qui n’était pas passé par des événements exceptionnels, Sida, sang contaminé, hormones de croissance, vache folle, amiante, pandémies. Une certaine manière de penser les crises sanitaires n’a pas du tout été transmise."

Ce constat et cette interrogation (comment transmettre cette expérience et la rendre présente à ceux qui ne l’ont pas vécue) m’évoquent en écho le démantèlement de l’œuvre et de l’esprit du Conseil National de la Résistance en France ou plus anciennement de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), créée au sortir de la Première Guerre Mondiale, par ceux-là même qui n’ont ni la mémoire ni le partage de l’expérience des souffrances et des horreurs passées.

Que dit le préambule de la  Constitution de l’OIT ?

« Attendu qu'une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale;

Attendu qu'il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l'injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelles sont mises en danger et attendu qu'il est urgent d'améliorer ces condition (…)

Attendu que la non-adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays;

Les Hautes Parties Contractantes, mues par des sentiments de justice et d'humanité aussi bien que par le désir d'assurer une paix mondiale durable, et en vue d'atteindre les buts énoncés dans ce préambule, approuvent la présente Constitution de l'Organisation Internationale du Travail. »

Le 6 Mai 1944, la Déclaration de Philadelphie de l’OIT pose, en pleine expérience de la guerre mondiale :

Convaincue que l'expérience a pleinement démontré le bien-fondé de la déclaration contenue dans la Constitution de l'Organisation internationale du travail, et d'après laquelle une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence affirme que :

  • (a) tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales;
  • (b) la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale;
  • (c) tous les programmes d'action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l'accomplissement de cet objectif fondamental;
  • (d) il incombe à l'Organisation Internationale du Travail d'examiner et de considérer à la lumière de cet objectif fondamental, dans le domaine international, tous les programmes d'action et mesures d'ordre économique et financier;
  • (e) en s'acquittant des tâches qui lui sont confiées, l'Organisation internationale du Travail, après avoir tenu compte de tous les facteurs économiques et financiers pertinents, a qualité pour inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu'elle juge appropriées.

C’est bien à chaque fois l’expérience vécue qui dicte l’impérative nécessité de l’établissement de la justice sociale au sein des pays et entre les pays dans l’objectif d’une paix durable.

Le démantèlement organisé depuis 30 ans de l’Etat social, si décrié aujourd’hui,  ne résulte-t-il pas du même processus souligné par Didier Torny : l’incapacité à transmettre l’expérience des épreuves et des désastres vécus et à rendre présents leur actualisation sous des formes anciennes et nouvelles, ou à peine différentes (guerres, guerres civiles, destruction environnementale, pandémies, injustice sociale au sein des pays et entre les pays) à l’esprit des politiques, des citoyens, des femmes et des hommes, pour certains oublieux que le danger n’est pas  extérieur à eux mais réside aussi en eux-mêmes dans l’excès de confiance (cette hybris si souvent dénoncée) et l’absence de vergogne ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.