Sur une idée d'Alicia Bonet-Krueger, le Collectif argentin pour la mémoire vient de publier le livre Exils, des voix argentines racontent leur histoire (Carlos Schmerkin éditeur, 166 p., 20 €), où 56 Argentin.e.s exilé.e.s en France livrent les témoignages d'"histoires personnelles qui incarnent une époque traumatisante". Le livre peut être commandé en écrivant à l'adresse suivante : colectivoargentino@gmail.com
Un message d’universalité de l’exil : « La argentinidad no se pierde nunca »
« La argentinidad no se pierde nunca. » C’est la première phrase qui m’est venue à l’esprit en lisant les témoignages réunis dans ce livre. Car ce fameux proverbe, que j’ai découvert lors de mon séjour à Buenos Aires de 1973 à 1975, je l’ai aussi fait en partie mien, tant l’Argentine m’est devenue comme une seconde patrie, incorporant en moi un peu de cette argentinidad que je ne perdrai jamais. Ce qui fut alors à l’origine de mon engagement, avec d’autres Françaises et Français ayant vécu en Argentine, pour faire connaître en France les crimes commis depuis 1973 par les escadrons de la mort de l’armée et de l’Alliance anticommuniste argentine (la « Triple A »), puis les terribles violations des droits humains perpétrées par la dictature militaire qui prit le pouvoir en mars 1976. Cela nous a amenés notamment à lancer en 1975 le Comité de soutien à la lutte du peuple argentin (CSLPA) et, en 1978, le Comité pour le boycott de la Coupe du monde football en Argentine (COBA), initiative qui rencontra un large écho et qui contribua, je crois, à favoriser en France l’accueil des réfugiés argentins.
Plusieurs des contributrices et contributeurs de ce livre en témoignent. Mais surtout, toutes et tous confirment avec émotion en quoi et pourquoi « la argentinidad no se pierde nunca ». Malgré l’exil. Une émotion que l’on ne peut que partager à la lecture de ces pages. Toutes et tous ont appris, comme le dit l’une d’elles, à « recréer [leur] petite patrie en France » dans le cadre familial. Mais tout en s’investissant avec ferveur dans l’apprentissage du français et d’une culture jusque-là « étrangère ». Jusqu’à s’investir parfois, pour certains, dans le soutien aux migrants d’autres pays, manière d’exprimer à leur tour la solidarité dont ils avaient bénéficié.
Cette dualité de l’exil, c’est aussi le sentiment, parfois à fleur de peau, qui imprègne ces pages : « double appartenance », « vies parallèles », « une vie dans la vie », « double identité », « racines partout »… Les mots varient mais disent tous la richesse et les bonheurs qu’a pu apporter au plus intime de chacun la construction d’une autre vie, malgré le déchirement initial. D’autant plus que, pour beaucoup de celles et ceux qui s’expriment ici, ce déchirement fut, là encore, double : déchirement d’avoir dû quitter brusquement son pays, sa culture, sa famille ; déchirement d’avoir dû le faire, souvent, à la suite de la perte brutale d’un ou plusieurs êtres chers, assassinés ou devenus « detenidos desaparecidos » aux mains des tortionnaires de la dictature militaire.
Avec pudeur, plusieurs disent le rôle joué dans leur vie par les rencontres solidaires et les amitiés qui les ont aidés à surmonter ces déchirements, les « rencontres uniques » permises par l’arrivée en France, qualifiée par une exilée de « terre de prédilection pour des milliers de compatriotes latino-américains ».
Et je dois dire que ce simple constat fait chaud au cœur pour toutes celles et ceux qui, comme moi, s’étaient d’abord mobilisés pour manifester en France leur solidarité avec les victimes des coups d’État militaires en Uruguay et au Chili – avec d’autres, j’avais participé à la création en juin 1973 du Comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien. On mesure encore mal, à ce jour, l’ampleur des mobilisations de solidarité d’une partie des jeunes générations françaises de l’époque en faveur de leurs frères et sœurs latino-américaines engagées dans les luttes pour un monde meilleur. Elles ont contribué à forger les engagements progressistes durables de ces générations, au cœur de bien des mobilisations ultérieures. Et leur mémoire souterraine contribue à nourrir les engagements des générations suivantes. Lesquelles redécouvrent aujourd’hui la puissance des révoltes hier écrasées en Amérique du Sud et qui ressurgissent sous de multiples formes dans tout le continent, des zapatistes mexicains aux formidables mobilisations féministes de Santiago ou de Buenos Aires.
De même, on mesure mal l’évolution du rôle des mobilisations de solidarité, en France, avec les exilés et migrants contraints par les dictatures ou la misère économique à quitter leur pays. Dans les années 1970, celles de l’exil pour la plupart des témoins réunis ici, ces mobilisations furent multiples pour accueillir les Chiliens, Uruguayens et Argentins obligés de s’exiler ; de même que s’affirmaient les mobilisations en faveur des « immigrés » africains et maghrébins. Les premiers bénéficièrent alors – plusieurs des textes de ce livre en rendent compte – d’une relative bienveillance de l’État français qui accorda à nombre d’entre eux le droit d’asile, cette « invention européenne » comme le relève ici une contributrice. Cet État était pourtant alors aux mains de responsables politiques conservateurs, qui commençaient au même moment à durcir les conditions d’accueil des « immigrés ». Mais il devait tenir compte de l’ampleur du mouvement de solidarité. Plus de quarante ans après, le rejet de l’autre exilé, d’où qu’il vienne désormais, est plus que jamais devenu une politique d’État. Cette régression n’empêche pas heureusement l’affirmation des mobilisations citoyennes de solidarité avec ces « étrangers » démunis, et nombre d’Argentins exilés d’hier, parfois devenus français, ne sont pas les derniers à y participer.
Car engagés ou non, et au-delà des histoires de vie singulières qu’ils rapportent, tous ces exilés qui témoignent ici ont en commun d’être eux-mêmes des enfants, petits-enfants ou descendants d’exilés. Plusieurs le disent, chacun à sa manière et parfois « comme au passage » : ayant dû fuir la terre argentine lacérée par la dictature, ils ont souvent revécu le même arrachement de leurs ascendants qui avaient gagné, avec tant d’autres, cette terre d’accueil pour fuir à partir de la fin du XIXe siècle une Europe en proie à la misère et aux violences, des pogromes d’Europe centrale aux famines de Galice ou d’Italie du Sud, jusqu’aux dictatures fascistes d’Italie et d’Espagne. Au fil des décennies, ces millions d’histoires d’exils européens participèrent à la fabrication en Amérique de cette si singulière société argentine tissée des plus belles diversités. Mais sans avoir jamais réussi pour autant à intégrer complètement l’autre diversité qu’était la réalité massive des peuples « indigènes » qui occupaient initialement ces terres, largement massacrés au XIXe siècle par les premiers colons espagnols du pays, ancêtres quant à eux des oligarques et généraux promoteurs des dictatures du XXe siècle.
C’est peut-être l’inscription dans cette « tradition de l’exil » qui m’a le plus marqué en refermant ces pages : la présence constante et discrète de longues histoires de traumatismes familiaux transmis au fil des générations, une tradition douloureuse mais porteuse aussi de lumineuses découvertes de l’altérité pour les enfants, dont la formidable culture argentine « multiculturelle » – espagnole, italienne, juive, française, etc.– et le plurilinguisme ne sont pas la moindre. Un beau message d’universalisme, certes incomplet tant la mémoire ne peut refléter toute l’histoire (et surtout l’histoire longue, particulièrement complexe dans le cas argentin). Et aussi, sans doute, quelques clés précieuses pour aider à comprendre pourquoi « la argentinidad no se pierde nunca ».