Certains en voudront à Romain Vincent de désacraliser l'apprentissage par le jeu. Il semble d'ailleurs que ces aigreurs se soient déjà exprimées... La thèse qu'il a soutenu le 20 décembre à l'Université Sorbonne Paris Nord ne fait pas que développer une analyse pédagogique. Elle va beaucoup plus loin dans une analyse sociologique des pratiques pédagogiques "innovantes". Et cela mérite d'être connu.
Les illusions de la ludification

Soyons sympa et commençons par les remarques positives et consensuelles de cette thèse. "Par la scolarisation des pratiques de loisirs et des médias de divertissement, les enseignants s’ouvrent aux pratiques culturelles des élèves et tentent d’atténuer la dimension routinière et incertaine, de leur travail". Le jeu vidéo apparait comme une passerelle vers les élèves et en même temps comme un moyen de renforcer l'attachement à un métier enseignant où les utopies se heurtent aux réalités.
Mais, si l'Ecole a toujours besoin d'utopies, on est gré à Romain Vincent de lever celles qui concernent la ludification de l'enseignement. La thèse repose sur l'observation de 17 enseignants qui utilisent des jeux vidéo en classe. Une observation qui pose d'ailleurs problème à l'auteur. Lui-même enseignant et utilisateur du jeu vidéo en classe, il réfléchit à sa posture et à ce qu'elle entraine.
Sur le plan pédagogique, la thèse de R. Vincent lève les illusions sur la ludification. L'utilisation du jeu vidéo en classe nécessite une très importante adaptation et au final un contrôle très étroit du ludique. Il évoque "une scolarisation du jeu vidéo plutôt qu'une ludification de l'enseignement". "Pour que le « potentiel » éducatif du jeu vidéo s’exprime, au sens entendu par l’école et les enseignants, il faut contraindre et altérer ce qui fait son attrait comme situation informelle d’apprentissage", explique t-il. Et il en donne des exemples précis.
Une disciplinarisation de l'activité ludique
En classe les enseignants adaptent de façon importante le jeu. "Les enquêtés contrôlaient l’activité ludique des élèves selon quatre dimensions : adaptation et transmission des règles du jeu, variation des postures d’étayages, ajout d’un travail écrit et mise à distance des cultures ludiques juvéniles... La pratique même du jeu nécessite la plupart du temps une intervention de l’enseignant pour en assurer la compréhension par les élèves. Les enquêtés doivent également adapter les règles du jeu à celles de la classe. La pratique du jeu vidéo à l’école diffère du cadre des loisirs, pas uniquement sur le plan des apprentissages mais aussi de la pratique. Jouer en classe, c’est devoir suivre les consignes des enseignants mais également devoir respecter celles de la classe à travers une forme de disciplinarisation de l’activité ludique.".
Ainsi il est plus facile d'utiliser le jeu vidéo avec des élèves favorisés. "Avant d’apprendre en jouant, il faut déjà que les élèves apprennent à jouer de manière scolaire... Appréhender le jeu vidéo comme un dispositif éducatif s’apprend. Mais est-ce que ce rapport au jeu s’apprend à l’école ? Rien n’est moins sûr, surtout quand on étudie la culture ludique des enseignants observés qui l’ont intériorisé depuis leur enfance. Ce rapport savant est donc largement invisible, notamment pour les élèves issus des milieux populaires". Sa conclusion pédagogique c'est que "contrairement à des discours voyant dans la ludification un moyen de faciliter les apprentissages, nous avons plutôt observé la complexification des tâches scolaires engendrée par l’intégration pédagogique du jeu vidéo".
Ce que la ludification nous apprend du système éducatif
Mais on entre avec R. Vincent dans une passionnante sociologie de la ludification dans le monde éducatif. Ainsi il analyse sa propre place d'enseignant chercheur dans ses rapports avec le monde enseignant. Il montre comment il est accueilli différemment comme enseignant chercheur dans les collèges et les lycées. Des chefs d'établissement s'informent des pratiques pédagogiques pour valoriser l'établissement, et leur carrière, dans un système éducatif devenu concurrentiel.
L'arrivée du chercheur dans un domaine aussi valorisé médiatiquement fait entrecroiser les stratégies des uns et des autres. "Les enseignants pouvaient également se servir de mon enquête pour justifier et légitimer leur pratique. Ma venue était indiquée dans la fiche de projet de Nathan. L’enseignant souhaitait en effet développer un projet autour du jeu vidéo et de l’histoire, ce qui nécessitait des moyens pour financer des heures supplémentaires. En cela, la visite d’un chercheur spécialiste du sujet pouvait fournir une caution intéressante à faire valoir. De même, lors de mon observation du cours d’Estelle, le proviseur du lycée est venu rapidement dans la salle de classe afin d’assister à la séance. Pendant que les élèves étaient devant This war of mine, Estelle a échangé avec son chef d’établissement qui lui a proposé d’écrire un article sur cette séance « spéciale » pour le journal du lycée, dans lequel ma présence était mentionnée".
Ludification, innovation et communication ministérielle
Il y a bien d'autres anecdotes révélatrices. Il raconte par exemple comment une association enseignante tente de le recruter pour satisfaire une demande ministérielle sur l'innovation pédagogique. Finalement son positionnement, qui pourrait contredire la communication ministérielle, déplait. Le jeu vidéo, "l'innovation pédagogique" sont aussi des objets politiques au sens le plus trivial du mot.
De façon plus courante, l'utilisation du jeu vidéo en classe répond à des demandes enseignantes et à des tensions systémiques. Ainsi il montre comment , pour une enseignante, le jeu vidéo est un moyen d'enseigner le génocide des juifs dans une classe difficile. Pour trois autres enseignants, communiquer sur leur usage du jeu vidéo est un moyen de faire progresser leur carrière au sein de l'Education nationale. "Ils répondent à des problématiques claires de leur métier comme le manque de reconnaissance".
Finalement la thèse de Romain Vincent ne fait pas que mettre en évidence les tensions entre le ludique et les objectifs éducatifs. Elle restitue les tensions à l'intérieur du système éducatif. Et elle nous rappelle que l'enseignement est une activité avant tout sociale. C'est la sociologie qui vainc la pédagogie.
François Jarraud