Une ministre "pas spécialiste"

Dans le gouvernement Bayrou, Elisabeth Borne cumule les ministères de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur. Elle est "ministre d'Etat" et installée au premier rang de l'ordre protocolaire. Cela aurait pu laisser penser que l'éducation redevenait la priorité de ce gouvernement. Elisabeth Borne elle-même a vite démenti ces espoirs en déclarant, le jour de son installation (le 24 décembre 2024) qu'elle n'est pas "spécialiste de ces sujets". Elle ne porte donc aucune politique éducative gouvernementale.
La formule a fait jaser. Mais les ministres de l'éducation nationale ne sont pas des spécialistes. On peut citer par exemple récemment de Robien, Chatel, Hamon ou Vallaud-Belkacem. Certains s'emparent rapidement des dossiers et font des choix politiques. D'autres ne se sont jamais mis au travail et ont laissé les bureaux mener leur politique. Inversement, des ministres issus du sérail n'ont pas laissé de bon souvenir. Il suffit de penser à Darcos ou à Blanquer.
La spécificité d'Elisabeth Borne c'est qu'elle claironne qu'elle n'est pas spécialiste des sujets d'éducation. Elle le dit d'emblée le 24 décembre. Elle le répète le 5 janvier sur BFM. Cela peut sembler une énorme maladresse. La ministre n'en est pas avare. Son attitude devant des enseignants de Mayotte en est un autre exemple. Son manque d'empathie, sa froideur voire son arrogance transpirent dans ses propos. Mais la répétition de sa position de "non spécialiste" en fait une déclaration politique. Entend-elle par là qu'elle a accepté la fonction sans avoir de politique éducative ?
Une ministre qui a pourtant porté une politique éducative
Comme première ministre d'E Macron, Elisabeth Borne a porté une politique éducative. Le 6 juillet 2022 elle annonçait une "refondation" de l'Ecole en fixant trois priorités : l'accent sur les fondamentaux, un "nouveau pacte" avec les enseignants, et la contractualisation des écoles et établissements. Lors du séminaire gouvernemental du 31 août 2022, elle annonçait le maintien des dédoublements et la baisse des effectifs dans les classes, l'extension du Pass culture au collège, la recherche de davantage de mixité scolaire y compris par de nouvelles sectorisation et la revalorisation des enseignants. Elle a soutenu la politique lancée par Gabriel Attal du "choc des savoirs" avec les "groupes de niveau".
Après son départ de Matignon, Emmanuel Macron a fixé de nouveaux objectifs. Le 5 avril 2024 il annonçait la réforme de la formation initiale des enseignants, avec une formation controlée par le ministère dès le post bac pour les professeurs des écoles et un concours en licence pour tous les enseignants. Les stagiaires seraient rémunérés. La formation continue serait aussi réformée pour passer hors temps devant élèves. Le 12 juin 2024, il disait redonner le pouvoir aux "directeurs" qui pourraient recruter et rémunérer les enseignants. Tous ces projets ont été portés par les ministres qui se sont succédés en 2024. La réforme de la formation des enseignants devait entrer en application en 2025. Les groupes de niveau, renommés groupes de besoin par N Belloubet, ont été mis en application de façon diverse dans les collèges en asséchant des dispositifs de soutien qui existaient. Ils ont laissé les établissements à sec. Est-ce cette politique que E. Borne va porter ?
Le silence faute de budget
La ministre a une bonne raison de ne rien dire. Elle entame l'année 2025 avec un budget qui est simplement celui de 2024 reconduit. Or, du simple fait de l'ancienneté et des promotions, la masse salariale de l'Education nationale augmente d'environ 600 millions automatiquement chaque année. E Borne arrive avec un budget qui ne lui permet pas d'assurer la paye jusqu'à la fin 2025. Si elle n'obtient pas de rallonge il lui faudra réduire l'offre éducative à hauteur des 600 millions. Cela représente 12 000 postes. Un rapport de l'Inspection générale publié en juillet 2024 a déjà expliqué comment faire. On peut revenir sur le format des dédoublements. C'est déjà en cours ici ou là. On peut aussi revenir sur la densité des établissements. Et là aussi c'est en évolution constante. Dans un service public d'éducation où déjà l'offre éducative est déficiente faute d'enseignants, elle peut gérer une nouvelle baisse par des mesures locales.
Mais elle n'a pas non plus les moyens d'appliquer les réformes voulues par E Macron. Etendre les groupes de niveau en 4ème et 3ème nécessite des milliers de postes. La ministre précédente parlait de 2000 postes (100 millions) mais cela pourrait être le double. La réforme de la formation initiale avait été évaluée à 600 à 700 millions par E Macron. Tout cela est gelé.
Le défi enseignant
Ce ne sont pas les seuls défis que E Borne doit affronter. Les réformes brutales et répétées, la "revalorisation" mesquine, les menaces sur les jours de carence, la certitude de perdre encore du pouvoir d'achat en 2024 et 2025 avec un point Fonction publique gelé, tout cela a mobilisé syndicalement des enseignants et démobilisé les autres. L'Ecole que trouve E Borne, et qu'elle a contribué à fabriquer, a le moral dans les chaussettes. Seulement 6% des enseignants, selon la Baromètre Se Unsa, soutiennent la politique éducative du gouvernement. De plus en plus d'enseignants refusent toute responsabilité nouvelle même quand elles sont rémunérées. L'échec du Pacte en atteste. Les départs sont en augmentation. La crise du recrutement des nouveaux enseignants s'aggrave d'année en année. E Borne est la ministre d'un système éducatif qui vacille.
Le défi du niveau
Elle souhaite de meilleurs résultats. On pourrait attendre d'abord de la sincérité ministérielle sur ce point. Alors que la communication ministérielle grossit sans cesse les très minces progrès tirés des évaluations nationales, les évaluations internationales disent le contraire. Au sommet il y a de moins en moins de très bons élèves. Mais c'est surtout tout en bas que cela s'effondre. Si l'Ecole publique porte encore la réussite des enfants favorisés, les enfants des familles populaires ont une école au rabais tout en étant de plus en plus sélective. On lit, à droite et chez les macronistes, la volonté d'exclure de plus en plus tôt ces enfants-ci de l'Ecole. C'était annoncé avec la réforme du brevet qui doit devenir un examen d'entrée au lycée. C'est cette véritable inversion de politique pour l'Ecole publique qui a été lancée avant la censure.
Une ministre de rupture ?
E Macron, avec ces réformes, a lancé une véritable privatisation de l'école française qui est aussi réclamée par la droite. Il n'y a pas de différence entre l'autonomie des chefs d'établissement recruteurs et payeurs annoncés par E. Macron et les établissements autonomes de la loi Brisson.
C'est dans cette situation de bascule qu'E. Borne arrive rue de Grenelle. En affichant "ne pas être spécialiste", elle se garde d'annoncer son cap. Elle n'en a pas les moyens financiers tant qu'elle n'a pas la visibilité budgétaire qui lui permettrait de poursuivre les réformes. Elle n'en a pas les moyens politiques tant que le gouvernement Bayrou n'assume pas son glissement à droite.
Pourtant, celui-ci semble inéluctable. Si budgétairement E. Borne pourrait être obligée d'abandonner certaines réforme portées par G. Attal, comme les groupes de niveau, le mouvement de privatisation devrait s'accélérer tant il est partagé du centre à la droite extrême.
Après la censure du gouvernement Barnier, les Français pouvaient attendre une vraie majorité, seule capable de sortir le pays de la crise budgétaire, morale et politique où il s'enfonce. Il n'en est rien. Les choix budgétaires présidentiels dictent une coalition des droites. Aussi les personnalités peuvent changer. On passe d'une coterie présidentielle à une autre. Mais la politique budgétaire reste. L'extrême droite participe au choix des ministres et garde le contrôle d'un gouvernement qui n'a aucune stabilité. La nomination du nouveau gouvernement n'a rien changé à la situation politique du pays et à la crise institutionnelle.
Dans cette perspective, ce qui attend les agents de l'Education nationale c'est une détérioration de leur contrat de travail en arguant de la crise budgétaire. Mais c'est aussi un changement plus profond qui atteint l'éthique du métier. Elisabeth Borne a la dimension pour porter cette double rupture.
François Jarraud