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Billet de blog 15 avril 2025

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Les enseignants et la nouvelle gouvernance

Comment expliquer le manque d'attractivité et les démissions des enseignants ? Vincent Dupriez (Univ. Louvain) apporte un éclairage intéressant en lien avec les nouveaux modes de gouvernance de l'éducation. Un texte qui renvoie à la réforme de la formation des enseignants et à l'évolution de leur métier.

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Une nouvelle gouvernance qui traverse l'Atlantique

Illustration 1
Drapeau en berne sur une école © F Jarraud

"Je tenterai de montrer d’une part comment la régulation des systèmes éducatifs a évolué pour intégrer de nouveaux modes de gouvernance tels que le marché, la reddition de comptes et le recours aux données probantes. D’autre part, je soulignerai l’influence de cette évolution sur le groupe professionnel enseignant". C'est plus qu'un bilan que dresse, dans la Revue canadienne en administration et politique de l'éducation, n°205, Vincent Dupriez. Son article est aussi une "prise de position" pour une autre gouvernance marquée par le retour à des valeurs fortes.

Vincent Dupriez travaille depuis des années sur les questions de gouvernance de l'éducation et ses effets sur le métier enseignant. Ainsi, en 2016, dans un Cahier du Girsef, il montrait l'implémentation difficile des nouveaux modes de gouvernance dans un milieu enseignant qui y résistait. " Le renforcement de l’État via les tests et les instruments de standardisation est perçu par les acteurs locaux comme une réduction de la confiance qu’a le pouvoir central dans leur capacité à agir en autonomie... Les nouveaux moyens politiques sont bien incorporés (les tests obligatoires sont organisés de manière systématique et rigoureuse), mais les cartes cognitives et les pratiques des membres de l’organisation ne sont que très faiblement structurées par ces nouvelles demandes de l’environnement politique qui ont réussi à pénétrer les murs de l’école", écrivait-il.  

Premier bilan : dix ans plus tard, la situation a radicalement changé. Les nouveaux modes de gouvernance se sont implantés et régissent le système éducatif dans de nombreux pays, à commencer par les pays anglo-saxons, mais aussi le Quebec ou la Belgique. S'imposent-ils aussi en France ? Jugez-en.

Les évaluations nationales transformatrices du système

Vincent Dupriez distingue trois nouveaux modes de gouvernance qui peuvent se coordonner entre eux.

Le premier mode parle beaucoup aux enseignants français. C'est fonder l'éducation sur des évaluations, présentées comme des "données probantes". C'est la systématisation des évaluations qui permettent de connaitre le niveau des élèves de chaque classe et d'évaluer chaque enseignant. " Ce qui est plus récent, ce sont les usages très locaux de données pédagogiques dans des régions comme le Québec ou les États-Unis où des données quantitatives portant sur les performances des élèves vont être utilisées pour une régulation locale des établissements et des pratiques pédagogiques dans les classes. Au Québec, Maroy (2021) illustre ainsi comment la politique de Gestion Axée sur les Résultats (GAR) s’appuie localement sur des dispositifs techniques et statistiques très précis, permettant aux chefs d’établissement d’extraire de bases de données des indicateurs quantitatifs relatifs à l’efficacité des enseignants et aux résultats de leurs élèves. Les directions sont invitées à se servir de ces outils, entre autres pour établir des comparaisons entre les classes et/ou entre les enseignants. La mise en évidence de ces données s’accompagne d’invitations diverses à une posture réflexive de la part des enseignants, en particulier si les performances de leurs élèves sont jugées problématiques". Notons qu'en France, des Dasen attribuent déjà des postes en fonction de ces indicateurs dans plusieurs académies.

Des indicateurs de performances

Le second mode parle aussi aux enseignants français : c'est la reddition de comptes des établissements. Au lieu de respecter des règles étatiques, les établissements doivent atteindre des indicateurs de performance. " Les valeurs et les finalités pour l’école perdent ainsi leur primauté. Les logiques technocratiques et managériales peuvent en quelque sorte fonctionner sur elles-mêmes et sur des dispositifs à la fois technologiques et statistiques destinés à exercer une pression sur les acteurs, plutôt qu’une mobilisation ou un enrôlement reposant sur des valeurs et un projet politique pour l’école". En même temps la confiance se déplace des enseignants, reconnus par l'Etat comme autonomes, vers les instruments de mesure. L'enseignant peut vivre cela comme une manifestation de méfiance envers lui.

L'autonomie des établissements

Le troisième se profile en France. C'est l'autonomie des établissements. Cela passe par le libre choix de l'école assuré par des versements publics (Vouchers aux Etats-Unis). " Les élèves et leurs familles peuvent choisir leurs écoles, lesquelles ne bénéficient dès lors plus d’un public captif, mais se retrouvent en situation de concurrence pour attirer des élèves, les écoles, qu’elles soient privées ou publiques, bénéficient d’importantes marges d’autonomie, ce qui leur permet de poser des choix spécifiques adaptés à leur situation et de différencier leur offre de celles des établissements concurrents et le financement des établissements est proportionnel au nombre d’élèves inscrits, ce qui pénalise les écoles peu attractives". Aujourd'hui la moitié des élèves anglais sont inscrits dans ce type d'écoles. En France un large secteur subventionné permet déjà d'échapper à la carte scolaire.

Quel impact sur les élèves...

On pourrait montrer l'impact de ces politiques sur les élèves. Christian Maroy, en décembre 2019, nous a expliqué qu'il est impossible de connaitre l'évolution du niveau réel des élèves avec un exemple frappant. "Par exemple un professeur d'histoire me dit que les résultats s'améliorent en cours de citoyenneté. Mais il ne peut plus emmener les élèves à l'Assemblée nationale car il doit consacrer tout son temps à l'examen ministériel. Donc la finalité de l'éducation à la citoyenneté est affectée. Cela montre que même quand les résultats évoluent favorablement certains apprentissages pâtissent de ce pilotage. Toutes ces politiques aboutissent à des réductions curriculaires".

Sylvain Broccolichi et Sandrine Garcia ont montré, dans Sociétés contemporaines n°123, les effets des nouvelles gouvernances sur les élèves et les enseignants. " L’apparente réussite croissante et plus générale des élèves selon le critère de l’âge d’accès aux différentes classes se trouve infirmée par de nettes régressions des acquis des élèves d’après les épreuves standardisées de connaissance nationales et internationales, notamment en mathématiques et en maîtrise de l’écrit", écrivaient-ils en renvoyant aux évaluations de la Depp (direction des études du ministère). Cela conduit à un décrochage entre les exigences du système et ce que peuvent faire les enseignants, repéré lui aussi dans les enquêtes Depp. " L’expérience d’un « déphasage entre leur idéal de transmission du savoir et la réalité du terrain génère un sentiment d’impuissance, mais aussi de frustration et de découragement... Plus les enseignants sont confrontés à des problèmes insolubles, plus ils sont portés à distinguer les élèves qui peuvent progresser, de ceux qu’il s’agit seulement d’occuper (ou d’assagir)". Pour les deux sociologues, " le rythme élevé des salves de prescriptions nouvelles et de réformes imposées aux enseignants traduit une stratégie délibérée de déstabilisation de leurs routines et de fragilisation de leur culture professionnelle, dans une offensive systématique contre la résistance des salariés inspirée par des théories du management des prescripteurs".

Et sur les enseignants

Vincent Dupriez s'attache à montrer les conséquences de cette nouvelle gouvernance sur les enseignants. "Le principe même des logiques de marché est de faire confiance aux consommateurs. Ceux-ci, les parents d’élèves en ce qui nous concerne, sont censés promouvoir la qualité du service rendu en faisant des choix de changement d’établissement qui devraient récompenser les offres de qualité... On assiste donc à un déplacement de la confiance vers les parents ou les tests au détriment de la confiance aux enseignants. L'appel aux données probantes déplace aussi la confiance vers des experts. "Fondamentalement, un tel mouvement considère a priori que la réponse légitime aux interrogations pédagogiques et didactiques (en tout cas lorsqu’il s’agit d’interrogations portant sur l’efficacité des pratiques) ne vient pas du groupe professionnel enseignant, mais de chercheurs réalisant des recherches expérimentales sur ces objets".

C'est finalement une menace envers le jugement professionnel des enseignants et une perte de pouvoir pour eux. "C’est donc bien, insidieusement le plus souvent, le jugement professionnel de l’enseignant et la valorisation de son espace d’autonomie (de réflexion et de décision) qui est minoré au bénéfice de réponses externes. Dans ce même mouvement, le travail pédagogique est de plus en plus appréhendé comme une technologie dont les effets seraient avérés et reproductibles, ce qui permet d’une part de convoquer des réponses pédagogiques standardisées".

La réforme de la formation et la prolétarisation enseignante

Ce constat renvoie à la réforme de la formation des enseignants. Si l'évaluation externe permet de savoir qui est un "bon" enseignant ou pas, la formation initiale n'a plus à être aussi poussée. Il sera facile de détecter et remplacer l'enseignant "déficitaire". Si les ressources pédagogiques doivent être trouvées en dehors de la classe auprès d'experts ou de vade-mecum, plus besoin d'une formation qui viserait à construire un professionnel autonome. On peut alors réduire la formation des enseignants du premier degré à un bon niveau de lycée pour la future licence LPE (actuellement PPPE) et réduire la formation disciplinaire des enseignants du 2d degré à un peu moins que bac +3. On nous objectera que les deux licences sont suivie d'un master. Mais le tiers puis la moitié du temps de formation sont utilisés pour des stages, y compris stages en responsabilité. La formation universitaire est là aussi abaissée.

Mais l'impact de ces nouveaux modes de gouvernance concerne toute la carrière. De fait elles ne reconnaissent pas les enseignants comme des cadres autonomes dans leur travail. Il est donc logique de leur imposer des contrôles accrus, d'inscrire des travaux administratifs dans leur travail ou du temps de présence, d'annualiser le temps de travail. Ce sont toutes ces évolutions qui se dessinent en France pour "le nouveau métier enseignant".

Refonder l'Ecole sur des valeurs communes

Comment réagir ? Vincent Dupriez invite à changer de perspective. "Un des défis à relever est probablement de reconstruire un nouveau type d’accord sur les priorités éducatives. Reconstruire un accord sur la base de valeurs et de finalités, plutôt que sur un gain de places au classement PISA, est aussi une manière de clarifier les attentes prioritaires vis-à-vis du groupe professionnel enseignant, et d’alimenter une réflexion éthique et déontologique sur les attitudes professionnelles à valoriser. Dans cette direction, le respect d’une série de valeurs centrales pour le projet scolaire pourrait devenir le coeur du contrat entre le groupe professionnel et l’autorité publique". C'est revenir à un système éducatif basé sur des valeurs portées par les pouvoirs publics. Il ne s'agit plus d'agiter les images rétro des écoles normales, mais bien de refonder l'Ecole sur ses bases.

François Jarraud

L'article de V. Dupriez dans la Revue canadienne en administration et politique de l'éducation, n°205.

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