Afin de comprendre l’attrait et pour la figure de l’entrepreneur et pour la figure du réseau, il est essentiel de s’attarder sur le paradigme sous-jacent qui conditionne leur existence. Quelle est donc la transformation qui a permis l’émergence du réseau comme nouvel espace pour l’association libre d’individus entrepreneurs, qui permet la convergence naturelle entre intérêts individuels et intérêts collectifs? Le mécanisme de régulation ici à l’oeuvre n’est ni un ordre social antérieur ni une force extérieure à la société comme l’Etat : il s’agit de la circulation libre de l’information.
Les carences informationnelles de la société industrielle
Tout comme la figure du réseau, l’information libre comme valeur en soi repose sur une critique de la société industrielle et de ses modèles hiérarchiques dans la famille, l’entreprise, ou encore dans les institutions politiques. La hiérarchie est en effet perçue par les mouvements de la contre culture née dans les années 1960 comme la source des inefficiences et des mécanismes de domination indue qui oeuvrent dans la société. On peut retrouver cette critique dans le best-seller d’Alvin Toffer “Troisième vague”, publié en 1980. Il y oppose une société nouvelle, celle de la “troisième vague”, qu’il qualifie d’âge informationnel post-industriel, à une société industrielle régnée par la bureaucratie, et organisée autour de la centralisation et de la production masse, .
« The Second Wave Society is industrial and based on mass production, mass distribution, mass consumption, mass education, mass media, mass recreation, mass entertainment, and weapons of mass destruction. You combine those things with standardization, centralization, concentration, and synchronization, and you wind up with a style of organization we call bureaucracy. »
L’ère industrielle est donc largement organisée autour d’asymétries d’information, qui permettent de concentrer le pouvoir dans les mains de quelques-uns : la bureaucratie, dans l’entreprise et dans les organisations publiques, a été le moyen de structurer ce partage inégal de l’information. Les économistes George Akerlof, Michael Spence et Joseph Stiglitz, récompensés en 2001 par un prix Nobel pour leurs travaux, ont participé dans les années 1970 et 1980 à montrer l’origine informationnelle des défaillances du marché. Ils s’intègrent ainsi dans un discours critique sur les modèles établis par la théorie économique classique: les hypothèses sur lesquelles se fondent cette dernière, telles que l’atteinte d’un équilibre macroéconomique sur la base des échanges entres individus rationnels, ne sont pas réunis. Leurs travaux participent néanmoins à la croyance dans l’économie de marché, dans le contexte d’un “âge informationnel” : la distribution de l’information finalement permise par les technologies de la communication permettraient enfin de réunir les conditions d’une concurrence pure et parfaite. La concentration du pouvoir dans la société industrielle repose en effet sur des stratégies de rétention de l’information menés par des experts qui tirent leur puissance d’une gestion opaque des affaires publiques et privés, dans le vase clos des grandes organisations centralisées. L’horizontalité du réseau, rendue possible par les nouvelles technologies de la communication et de l’information, doit par opposition se fonder sur un partage de l’information et une mise en liberté des connaissances, qui une fois accessibles à tous, permettront une émancipation généralisée. Le texte de l’hacktiviste Aaron Swartz, qui défend le libre accès aux publications scientifiques, résume ainsi ce combat : “L’information, c’est le pouvoir. Mais comme pour tout pouvoir, il y a ceux qui veulent le garder pour eux.”
Pour Benjamin Loveluck, cette lutte pour la liberté de l’information devient même un pivot de la modernité et une condition de l’autodétermination de la société. Pour être maître de son destin individuel et collectif, il suffirait en effet de connaître les conditions dans lesquelles on agit. Il qualifie ce mouvement de libéralisme informationnel, qui, bien qu’il s’inscrive parfaitement dans un héritage libéral, et les thèses économique soutenant le laissez-faire, trouve sa singularité dans la défense de la liberté de l’information comme un objectif en soi. On ne parle plus alors de liberté de s’informer mais de liberté de l’information elle-même. Cette vision est parfaitement illustrée par le célèbre aphorisme de Stewart Brand “information wants to be free” – prêtant à l’information non seulement une nature mais une volonté qui en fait une substance qui circule nécessairement. Il ne s’agit plus d’oeuvrer activement à sa production, ou à sa réception, par exemple par une politique active de soutien à la culture, au journalisme ou à même à l’éducation – mais plutôt de supprimer les obstacles artificiels à sa circulation.
Ce combat ne s’inscrit alors plus nécessairement dans le cadre d’autres luttes sociales, mais devient une explication totalisante à l’ensemble des inefficacités et des injustices de nos sociétés. Pour certains gourous de la Silicon Valley, influencés par la cybernétique, l‘économie et la société sont perçus comme des systèmes dont la stabilité peut être assurée dès lors qu’on la préserve des interventions extérieures et qu’ils sont organisées de manière transparente. Il suffit de pouvoir récupérer tous les signaux pour qu’une auto-régulation optimale advienne, basée sur une intelligence collective qui peut émerger spontanément.
“Ce que l’on obtiendra dans le cyberespace sera infiniment plus complexe et performant. Le cyberespace va devenir du même mouvement le lieu suprême de compétition des idées et le marché enfin libéré de toutes les entraves. Il n’y aura plus de différence entre la pensée et le business. L’argent récompensera les idées qui feront advenir le futur le plus fabuleux, le futur que nous déciderons d’acheter.”
Pierre Lévy, World philosophie : Le marché, le cyberspace et la conscience, 2000.
L’absence d’asymétries d’information permise par la mise en réseau des individus effacerait ainsi les rapports conflictuels qui les opposaient dans le contexte de l’industrie, fondé sur des systèmes centralisés de production. A un niveau supérieur, l’information libre devient le fondement d’une harmonie naturelle, permettant une autorégulation des systèmes économiques et politiques. La transparence ne justifie ainsi plus seulement la non-intervention de l’Etat, mais la disparition pure et simple des institutions. On retrouve cette croyance dans de nombreux développement technologiques aujourd’hui. L’éditorialiste Clay Shirky rêvait ainsi déjà en 2012 de contourner les gouvernements pour la rédaction de texte de lois, qui devrait se faire sur GitHub, à l’instar du développement collaboratif des logiciels libres. De nombreuses initiatives de démocratie en ligne ramènent ainsi la politique à des expressions singulières de nos préférences privés, qui peuvent être agrégées et synthétisées quantitativement, au détriment de la formation par la délibération de communautés ou de visions politiques cohérentes et partagées. De la même manière, des startups qui développent des services fondés sur la blockchain, “une technologie de stockage et de transmission d’informations transparente et sécurisée” (définition de Blockchain France) promettent aujourd’hui de se substituer à tout organe central de contrôle – qu’il s’agisse d’une banque, d’un notaire ou d’un service d’état civil.
L’utopie d’une économie immatérielle
L’hypothèse d’une information libre permettrait donc de gommer les rapports conflictuels dans la société et en particulier dans l’économie. Cette hypothèse a fondé l’idée que nous serions en train d’entrer dans une nouvelle ère économique : celle de l’économie de la connaissance. Cette idée repose sur un constat qui se veut simple et évident : grâce au déploiement des technologies de l’information et de la communication, l’information est devenue une ressource disponible en abondance et librement accessible. C’est-à-dire un bien que l’on appelle en économie “non-rival” : le fait que je le consomme n’empêche pas d’autres de le consommer (contrairement à une pomme, qui est un bien rival). D’autre part, la reproduction de l’information est potentiellement illimitée et peu coûteuse, voire gratuite, ce qui la différencie encore une fois des biens matériels.
Idriss Aberkane aime bien l’économie de la connaissance et pense qu’elle va changer le monde
Il est vrai que l’immatériel représente une part de plus en plus importante de la valeur ajoutée dans différentes filières. On estime ainsi que c’est 60% du prix de certains produits, pourtant “matériels”, tels que le cochon par exemple, qui repose sur du traitement d’informations et de connaissances. Cet état de fait nourrit un espoir chez les tenants du capitalisme numérique : que les échanges d’informations eux-mêmes et la création de nouvelles connaissances deviennent le moteur de la croissance économique, au détriment de la production matérielle. Ce ne serait plus la force physique des travailleurs de l’industrie qui est la source première de création de valeur, mais l’innovation, et donc les aspects cognitifs, affectifs, « immatériels » du travail. L’économie de la connaissance marquerait donc un passage des activités humaines de la production de biens, reléguée aux machines, vers l’innovation et la production de savoirs. Un exemple pour illustrer cela : la stratégie de Lisbonne de l’Union européenne adoptée en 2000, qui fait du développement de “l’économie de la connaissance” l’alpha et l’oméga du projet économique européen. Ce prisme fait fond sur un constat (qui est en partie une prophétie auto-réalisatrice) : l’Union européenne serait condamnée à la désindustrialisation. Ce paradigme implique également une exigence d’innovation continue, qui « transforme la relation du travailleur à sa machine puisque, à tous les postes, il n’est plus demandé d’exécuter simplement des tâches ou des ordres”.
Pour certains auteurs, tels que Jeremy Rifkin, cette évolution entraînerait inévitablement une crise du capitalisme et du travail. Jeremy Rifkin écrivait en effet dès 1995 que l’automatisation allait entraîner la disparition de millions d’emplois, et que la création de valeur serait concentrée au sein de petits groupes d’élites, qui n’aurait d’autres choix que d’inventer de nouvelles formes de distribution de richesse. Cette vision est largement répandue au sein de la Silicon Valley aujourd’hui, qui l’utilisent par exemple pour défendre l’introduction d’un revenu universel.
« …automation and basic income is a development that will free us to do lots of incredible things that are more aligned with what it means to be human.”
Albert Wenger (Partner, Union Square Ventures)
Automatisation et dématérialisation du travail vont ici de paire pour désamorcer les attaques contre le capitalisme industriel: grâce à ceux deux tendances, les travailleurs s’émanciperaient progressivement de l’exécution de tâches répétitives et abrutissantes, pour laisser place à leur créativité et à leur singularité. Il n’y aurait alors plus d’exploitation, puisque le travail ne serait plus vécu comme un labeur aliénant accompli pour le profit d’un autre. C’est ici que tient la promesse de grande réconciliation du capitalisme post-industriel : une fois mis en adéquation avec l’épanouissement personnel, le travail peut être émancipé du rapport salarial. Il n’y a plus de prise en otage des travailleurs par les détenteurs des moyens de production, le facteur principal de création de richesse étant un cerveau collectif, fait de l’échange libre des informations entre travailleurs.
La libre circulation des informations et des savoirs offerte par la numérisation fait ainsi renaître les théories marxistes du general intellect : un dépassement naturel par la technologie des conflits du capitalisme et l’apparition d’une société marquée par l’abondance, où le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous. Le coeur de la capacité de séduction du capitalisme numérique réside ainsi dans le fait qu’il se présente quasiment comme un communisme réalisé : le partage de la sphère immatérielle, la mise en réseau et la culture entrepreneuriale permettront à tous de prendre part à la production suivant leurs qualités et leurs objectifs propres.