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Billet de blog 10 mars 2020

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Prologue – le vieux monde

Le monde des startups est en marche et on aimerait bien y croire. Il semble plein d’énergie, de bouillonnement, de miroitements technologiques et de libération individuelle, vendus à grand renfort de générations Y et Z. Il se fait surtout le chantre d’une promesse, rayonnante : nous sommes sortis des temps noirs de l’industrialisation.

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Le monde des startups est en marche et on aimerait bien y croire. Il semble plein d’énergie, de bouillonnement, de miroitements technologiques et de libération individuelle, vendus à grand renfort de générations Y et Z. Il se fait surtout le chantre d’une promesse, rayonnante : nous sommes sortis des temps noirs de l’industrialisation. Des temps où le travail était divisé, les tâches spécialisées, les horaires validés… Du temps où la vie professionnelle et la vie personnelle étaient tout à fait séparées et que c’était difficile à vivre – ou à survivre. Ce qu’André Gorz appelait dans Métamorphoses du travail l’intégration fonctionnelle, cette décorrélation entre les objectifs de l’individu et de l’objectif général de production au niveau collectif. Dans le monde des startups, on se rappelle de temps en temps, en se promenant dans les vestiges de la société industrielle, transformés en galeries ou en incubateurs, de ce moment où les individus étaient les rouages de la méga-machine sociale, dont ils ne déterminaient pas en conscience les normes et les objectifs. A l’époque, aujourd’hui révolue, nous dit-on, ou qui subsiste de manière résiduelle et finira bien vite par disparaître, la sphère de l’hétéronomie régnait : 

J’appelle sphère de l’hétéronomie l’ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie. Au sein de cette sphère de l’hétéronomie, la nature et le contenu des tâches ainsi que leurs rapports sont hétérodéterminés de manière à faire fonctionner les individus et des collectifs eux-mêmes comme des rouages d’une grande machine (industrielle, bureaucratique, militaire) ou, ce qui revient au même, de leur faire accomplir, à l’insu les uns des autres, les tâches spécialisées qu’exige une machine, qui en raison de ses dimensions et du nombre de servants requis, enlève à son personnel toute possibilité d’accorder ses activités par des procédures de coopération autorégulées (par l’autogestion). 

Ce que nous promet le capitalisme numérique c’est au contraire une grande réconciliation : celle entre les passions et désirs individuels d’un côté et les exigences de la production de l’autre ; celle entre les aspirations au bonheur et à l’épanouissement d’un côté et les nécessités de l’insertion économique de l’autre ; celle entre la vie et le travail, en somme. Le grand remplacement des passions tristes du capitalisme industriel inauguré au 19ème par les passions joyeuses de celui du 21ème siècle est en cours. A l’heure actuelle cette promesse touche particulièrement un petit nombre de nations et, à l’intérieur de ces nations, les personnes qui occupent une certaine position dans l’appareil productif. Mais elle a une vocation universelle, c’est une prophétie globale. 

A chaque caractéristique du mode de production industrielle, le capitalisme numérique fait correspondre son inverse. Tout son fonctionnement repose sur l’absorption systématique des critiques à l’égard du modèle de production qui faisaient le contenu et l’horizon de la pensée critique du 20ème siècle, comme l’ont expliqué Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans Le Nouvel Esprit du capitalisme. La création de ce nouvel esprit, c’est la manière qu’a eu le capitalisme de prendre en compte la critique sociale et la critique artiste de mai 68, pour proposer de nouvelles formes de travail, libérées des contraintes de la hiérarchie, plus souples, plus flexibles, autour de l’entreprise en réseau et du fonctionnement par projet.

La division du travail et la spécialisation des tâches 

C’est une des caractéristiques principales du capitalisme industriel que cette organisation du travail de manière séquencée et subdivisée, qui est en grande partie une conséquence de l’introduction des technologies de production de masse. Dans la production industrielle, un délai croissant sépare le commencement d’une tâche de son achèvement, ce qui multiplie les étapes et donc la division du travail. Cela nécessite également une main-d’oeuvre spécialisée. Enfin, la rigidité est accrue : les équipements sont spécialisés suivant un objectif très précis, par rapport à un produit défini. C’est une des grandes différences avec le fonctionnement de la proto-industrie ou de l’artisanat. John Galbraith, dans Le Nouvel Etat industriel, montre ainsi comment l’on passe du premier atelier quasi-artisanal des frères Dodge, où se fabriquait la première Ford, à l’usine de la Ford Mustang : 

(…) Le contraste est grand avec la Ford Mustang : tous ses éléments, l’outillage et les machines qui les façonnent, ainsi que l’acier et les autres matière premières entrant dans leur composition, ont été conçus en vue de leur fonction ultime. Ils ne sont bons qu’à cette fonction. Si la voiture était modifiée, si au lieu d’une Mustang, elle devenait une Barracuda, voire une Vipère, une Salamandre ou une Epinoche, comme on peut s’y attendre sans excès d’imagination, une grande partie du travail devrait être refaite. 

Parce que la production industrielle nécessite des investissements très importants et s’organise sur des temps très longs, les entreprises industrielles ont ressenti le besoin d’encadrer le marché, ou même de l’éviter, le plus possible. Galbraith montre ainsi que ces entreprises ont recours à la planification, contre le marché : le remplacement des prix et du marché par la détermination autoritaire de ce qui sera produit, consommé et payé. Cela passe par un contrôle du marché en amont de la production, notamment par intégration verticale et pression sur le prix de la main-d’oeuvre, mais également par un contrôle en aval de la consommation : au vu des investissements et du temps engagés, il n’est pas possible pour une entreprise industrielle de se permettre que ses produits ne soient pas consommés. La publicité, le marketing et la différenciation des produits par la marque pourvoient à ce contrôle de la consommation. 

La non-détermination des fins de la production

Deuxième caractéristique problématique du capitalisme industriel : la non-détermination des fins de la production. Le point central de l’analyse critique de Gorz et de Galbraith réside ici : le règne de l’hétéronomie désigne la décorrélation des fins individuelles et des fins collectives. Ce qui est produit n’est pas décidé collectivement, ni ce qui est consommé. Corrélé logiquement à la critique de la valeur, c’est d’ailleurs le projet marxiste : trouver un moyen de déterminer collectivement ce qui est produit, autrement que par le “libre” jeu du marché et penser la réconciliation entre la production à grande échelle et la possibilité pour l’individu de devenir, en tant qu’individu, maître de la totalité des forces productives, c’est-à-dire autonome dans son activité. La manière qu’avaient trouvé les nations  du “socialisme réel” de répondre à cet objectif était la planification, étatique cette fois. Le Plan devait avoir pour rôle d’être le lieu de la conscience réflexive que la société a d’elle-même, en tant qu’entreprise collective fondée sur la collaboration volontaire. Or la complexité préservée de la machine industrielle rendait impossible, pour les travailleurs, d’avoir une expérience vécue de la collaboration entre les sous-groupes. Les manières de produire n’ayant pas été modifiées, les objectifs du Plan n’ont pu être atteints. Il demeurait une entité externe et abstraite. 

Les différentes tentatives pour faire intérioriser les objectifs du Plan par chaque travailleur n’y pouvaient rien changer. (…) Chacun des opérateurs, travaillant par exemple dans un complexe chimique employant trente mille personnes, était préposé à une seule des milliers d’opérations portant sur des milliers de produits et, souvent seul à son poste, ne pouvait, à travers son travail parcellaire et souvent routinier, acquérir une vue d’ensemble ni une expérience concrète du sens de la tâche à laquelle il était censé collaborer volontairement. 

Les figures du nouveau monde

Puisant dans sa capacité à assimiler ses critiques et à organiser leur dépassement à l’intérieur même de son propre fonctionnement, le capitalisme a revêtu une nouvelle apparence, celle du capitalisme numérique. Il ne s’agit pas ici de proposer une nouvelle définition économique du capitalisme en analysant ses fondements. Mais bien d’essayer de montrer la cohérence de cette nouvelle apparence, cohérence qui s’origine dans la mobilisation d’un certain nombre de “figures”. Ces figures sont ce qui permet d’articuler les promesses spécifiques du capitalisme numérique, qui en forment le coeur idéologique, ie le dépassement du capitalisme industriel. Elles existent en tant que vecteurs idéologiques et en tant que mythologies. En ce sens, elles ont une réalité pour les acteurs eux-mêmes. Elles sont un mélange d’image et de théorie, d’idéologie et de références concrètes. Au cours de nos prochains articles, nous analyserons trois figures majeures au coeur de la promesse du dépassement de la division du travail et de la participation à la détermination des fins de la production : la startup, le réseau et la libre circulation de l’information.

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