
Nous avons décrit précédemment une promesse majeure portée par le capitalisme numérique : celle de faire du travail une source d’épanouissement, jusqu’à estomper complètement les frontières qui séparaient la sphère économique des autres sphères de la vie. Il s’agira ici de démontrer comment la “croissance numérique” se fonde pour l’essentiel sur l’absorption progressive de la sphère privée et sociale, par la mise au travail des internautes, mais aussi par l’extension de la sphère marchande à des activités qui en furent historiquement exclues. C’est donc moins une réconciliation entre vie sociale et économique qui s’annonce, que l’absorption pure et simple de la sphère sociale par la rationalité économique. Nous montrerons que cette absorption n’est en rien une conséquence heureuse de l’automatisation et de la dématérialisation, mais bien davantage le moteur même des nouveaux modèles économiques mis en place depuis les années 1990.
La personne doit devenir pour elle-même une entreprise, elle doit devenir pour elle-même, en tant que force de travail, un capital fixe exigeant d’être continuellement reproduit, modernisé, élargi, valorisé. (…) La frontière entre travail et hors-travail s’efface, non pas parce que les activités de travail et les activités hors travail mobilisent les mêmes compétences, mais parce que le temps de la vie tombe tout entier sous l’emprise du calcul économique, sous l’emprise de la valeur.
André Gorz, L’Immatériel
Comment est assurée cette absorption ? Au-delà du discours et de la manipulation des affects, dont parle Frédéric Lordon et que nous avons évoqués dans notre précédent article, il semble qu’il faille s’intéresser aux modalités techniques qui structurent le développement des entreprises numériques et notamment à la personnalisation algorithmique.
Marchandisation de la vie privée et absorption des désirs
Une des premières manières d’assurer cette absorption repose sur des mécanismes qui ciblent le consommateur : les stratégies marketing. La critique du capitalisme s’est déjà largement emparée de cet argument. Les stratégies commerciales mises en place par les entreprises sont en effet au coeur de la société de consommation, par l’invention et la promotion continue de nouveaux besoins. Le système de production poursuit donc d’abord sa propre fin – celle de l’enrichissement du capital, avant d’être au service des consommateurs et de leurs besoins réels. Les méthodes de la publicité industrielle se sont radicalement transformées et perfectionnées depuis la fin des années 1990. Alors même que le Web devient un outil majeur de l’accès à l’information, la publicité s’installe comme la source par défaut du financement des contenus qui y sont rendus accessibles. Les annonces publicitaires sur quelques sites Web peu visibles ne présentaient d’abord que très peu de valeur ajoutée par rapport à celles que l’on pouvait publier dans un journal ou à la télévision. Elles sont devenues véritablement intéressantes pour les annonceurs dès lors qu’elles ont été couplées avec le traçage des comportements en ligne – et donc la capacité de cibler cette publicité sur la base du profil d’un internaute, comme son historique de navigation, ses précédentes recherches, les données partagées ou “likées” sur un réseau social. La publicité en ligne nécessite donc de mettre en place des mécanismes de surveillance toujours plus efficaces, et ainsi d’augmenter la valeur des espaces de publicité vendus aux annonceurs.
La publicité promet désormais de “coller” parfaitement aux désirs d’un individu, parfois même quand ceux-ci restent inconscients. Cette promesse omet néanmoins une asymétrie essentielle : ce n’est pas le consommateur qui paie pour une publicité qui ciblerait mieux ses besoins: ce sont les annonceurs qui financent la mise en place des algorithmes de recommandation.
Au contraire, bien sûr, l’objectif n’est pas tant d’adapter l’offre aux désirs spontanés (pour peu qu’une telle chose existe) des individus, mais plutôt d’adapter les désirs des individus à l’offre, en adaptant les stratégies de vente (la manière de présenter le produit, d’en fixer le prix…) au profil de chacun.
Antoinette Rouvroy, Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation
Les mécanismes de traçage et de recommandation ne sont donc pas seulement des mécanismes d’appariement entre une demande et une offre, mais plutôt des “mécanismes conçus pour modifier les conduites et accroître les gains”. C’est ce qui a amené l’auteure Shoshana Zuboff à parler d’un “capitalisme de surveillance”: à travers le marketing, les désirs les plus privés des consommateurs sont analysés et alignés sur les besoins de l’industrie – les algorithmes participent à constituer le réel en même temps qu’ils l’analysent. Les réseaux sociaux en particulier ont été aujourd’hui largement attaqués sur leur supposée neutralité, et leur stratégie active de contrôle et de redirection de notre attention par le “nudge”, c’est-à-dire l’ensemble des petites interventions dans notre environnement pour influencer nos choix. Ces outils deviennent ainsi un opérateur majeur de l’absorption des volontés individuelles dans les besoins du système de production.
Les plateformes numériques comme dispositifs de production
A cette logique en répond une autre : celle du travail gratuit en ligne, le digital labor. En détournant le fameux dicton du Web (“si c’est gratuit c’est que tu es le produit”), Antonio Casilli résume habilement la thèse fondatrice de l’idée du digital labor : “si c’est gratuit, c’est que tu travailles”. Ce ne sont alors plus seulement les données personnelles produites par les individus qui deviennent le moteur de la création de la valeur en ligne, mais l’exploitation de l’ensemble des traces et des productions issues des activités en ligne. Les données seraient donc non pas une matière première, disponible naturellement, et qu’il s’agirait de valoriser, mais davantage le résultat d’un travail, encadré et commercialisé par les plateformes en ligne.
Le digital labor décrit ces moments où en cliquant, en échangeant, en interagissant, en créant du contenu, en faisant communauté sur Internet, les internautes produisent aussi une valeur qui est extraite par les plateformes et monétisée.
Dominique Cardon, Digital labor: les limites d’une pensée critique

Cette approche permet alors de sortir d’une vision centrée sur l’individu, puisqu’une grande partie de la valeur est générée par l’analyse des liaisons numériques et des nouveaux lieux de sociabilité dans lesquels l’individu évolue. Elle permet également de donner une nouvelle profondeur aux analyses sociologiques des usages numériques et en particulier aux glorifications de la participation en ligne suite à l’apparition des premiers blogs et de la production et publication amateure de contenus audiovisuels. Plutôt que d’y voir des “sujets héroïques”, c’est-à-dire autant d’amateurs passionnées et désintéressés, qui partagent leurs créations dans des logiques de don et de contre-don, les études du “digital labor” montrent comment ces tendances correspondent avant tout à une transformation des industries culturelles et du journalisme par exemple. Plutôt que d’y voir l’émergence d’une nouvelle sphère non-marchande, ces auteurs y décèlent la transformation du travail, qui peut devenir gratuit tout en restant monétisable. Si certains professionnels y perdent leur emploi au passage, on aurait donc tort d’y voir l’avènement d’une économie d’amateurs fondé sur la réciprocité non-marchande pour autant, car ce sont bien des activités amateurs monétisées qui viennent concurrencer les entreprises traditionnelles. Il s’agit donc d’une gratuité marchande, par opposition à une gratuité qui serait publique, ou coopérative.
Antonio Casili : Comment sauver notre modèle social
Ces logiques à l’œuvre dans la sphère immatérielle s’inscrivent dans un mouvement plus large d’extraction de valeur à partir d’activités qui n’étaient jusqu’alors pas l’objet d’une exploitation économique. Les “services à la personne” en sont un exemple frappant. Ce terme désigne un ensemble flou qui recouvre en partie des métiers plus traditionnels de soin, aux personnes âgées, par exemple, mais également des métiers de “prestation” diverses. Les types et le nombre de ces métiers a explosé ces dernières années, notamment grâce à différentes “innovations”, à savoir des grandes plateformes qui permettent la mise en relation directe entre un consommateur et celui/celle qui délivre ce type de services (livraison, menues tâches, conduite…). Face aux vagues de robotisation et de désindustrialisation, c’est d’ailleurs souvent d’un pudique “secteur des services à la personne” que l’on désigne la réserve d’emplois censée compenser les pertes. Cette évolution avait d’ailleurs été pensée dès la fin des années 1980.
(…) le seul domaine dans lequel il est possible en économie libérale, de créer à l’avenir un grand nombre d’emplois, c’est celui des services aux personnes. Le développement de l’emploi pourrait être illimité si l’on parvenait à transformer en prestations de services rétribués les activités que les gens ont, jusqu’à présent, assumées chacun pour soi. Les économistes parlent à ce sujet de « nouvelle croissance plus riche en emplois », de « tertiarisation » de l’économie, de « société de services » prenant le relais de la « société industrielle ».
André Gorz, Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets
C’est ainsi dans les “services à la personne” qu’ont pu fleurir au cours des dix dernières années les plateformes les plus célèbres de l’économie numérique. La plateforme de mise en relation avec des chauffeurs Uber bien sûr, mais aussi les startups de la livraison de nourriture à domicile ou encore la plomberie et le repassage de vos chemises. Elles ont un commun d’économiciser des activités, pour reprendre le terme de Gorz, c’est-à-dire de les rendre plus efficaces, en les soumettant à une rationalité économique nouvelle et un contrôle par logiciel. Mais le temps ainsi économisé n’est que superficiel selon Gorz, car il n’y a pas de substitution productive globale possible dans ces services à la personne : l’industrialisation des pratiques ne permet pas, par le recours à une machine ou des processus de masse, de réduire le temps global que la société accorde à la réalisation de ces activités, contrairement à la production du pain par exemple, qui est effectuée plus rapidement lorsque c’est le boulanger qui s’en charge. Dans ce cas, il y a un intérêt, si l’on suit une logique d’efficacité productive, à ce que quelqu’un se spécialise dans cette tâche. Ce n’est pas vraiment le cas pour les services à la personne.
La désintégration sociale érigée en business model
Le modèle fonctionne néanmoins, car il repose sur une société profondément inégalitaire où le temps gagné par le client d’Uber vaut tout simplement beaucoup plus que le temps du chauffeur. Si ce calcul économique est rarement remis en cause, les inégalités sur lesquelles ils reposent deviennent toujours plus visibles, notamment dans le contexte de la crise actuelle du Covid-19, pendant laquelle certains de ces services sont devenus essentiels et aussi plus risqués – sans pour autant devenir plus chers. Les applications de l’économie collaborative sont donc la cause d’une forme nouvelle de domesticité, qui est rendue possible par la paupérisation d’une partie de la population. Les premiers entrepreneurs de cette économie se félicitaient d’ailleurs dès le début des années 2010 d’être une “solution” en temps de crise, tant ils offraient de nouveaux revenus à des populations en difficulté, qui pouvaient sous-louer leur appartement le weekend, conduire quelques fêtards le samedi soir, puis livrer des colis-repas les soirs de la semaine.
Ici encore, les plateformes parviennent à offrir de nouvelles perspectives de “croissance” par la marchandisation de la sphère sociale et privée : ce sont des activités autrefois écartées de la rationalité économique qui se retrouvent ainsi rationalisées et monétisées. La désintégration sociale ainsi créée est donc au coeur du “business model”, comme le montre si froidement cet exemple d’un nouveau service développé par LaPoste, commenté par Frédéric Lordon sur son blog :
Logiquement, tout avance de concert. Au moment où Macron est élu, nous découvrons que La Poste enrichit sa gamme de services d’une offre « Veiller sur mes parents » à partir de 19.90€ par mois (plusieurs formules : 1, 2, 4, 6 passages par semaine). Le missionné, qu’on n’appellera sans doute plus « l’agent » (tellement impersonnel-bureaucratique – old), mais dont on verra si la Poste va jusqu’à l’appeler l’« ami de la famille », passe en voisin, boit le café, fait un petit sms pour tenir au courant les descendants, bref – dixit le prospectus lui-même – « maintient le lien social ». Résumons : Pour maintenir le lien social tout court, c’est 19.90€. Et pour un lien social béton (6 visites par semaines), c’est 139.90€. Tout de même. Mais enfin il y va du vivre ensemble.
Frédéric Lordon, Situation
Cette extension de la sphère productive-marchande touche jusqu’au sommeil : comme le montre Jonathan Crary dans Capitalisme 24/7 : le nombre d’heures de sommeil d’un adulte aux USA est passé en moyenne de 10h au début du siècle, à 8h en 1950 et à 6h30 désormais. Tous les dispositifs visant à produire cette extension de la marchandisation font advenir une figure, décrite par le Comité invisible dans Maintenant, celle du Crevard :
A la majestueuse figure du Travailleur succède celle, rachitique, du Crevard – car pour que l’argent et contrôle puisse s’infiltrer partout, il faut que l’argent partout manque. Tout, désormais, doit être l’occasion de générer un peu de monnaie, un peu de valeur, de faire ‘un petit billet.’ Avant Airbnb, une chambre inoccupée à la maison était ‘une chambre d’ami’ ou une pièce libre pour un nouvel usage, c’est désormais un manque à gagner. Avant Blablacar, un trajet seul dans sa voiture était une occasion de rêvasser, ou de prendre un autostoppeur, ou que sais-je, c’est désormais une occasion de faire un peu de fric passée à la trappe, et donc économiquement parlant un scandale.
Comité invisible, Maintenant