Le monde rêvé par le capitalisme numérique – généralisation de l’entreprenariat, libération des individus par la mise en réseau et la technologie – est aujourd’hui déjà largement critiqué et moqué. C’est qu’il ne semble exister que pour une certaine partie de la population, dans une certaine partie du monde. Les hauts lieux de l’écosystème des startups se comptent sur les doigts d’une main et la Silicon Valley y occupe encore une place à part : à elle seule, elle peut éventuellement prétendre ressembler au discours qu’elle produit.
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Que cache cette disjonction ahurissante entre la prégnance du discours de la société post-industrielle et le faible nombre d’individus pour qui c’est une réalité ? Deux phénomènes distincts : l’expansion des logiques industrielles et la généralisation de la précarité.
L’expansion des logiques industrielles
Tout d’abord le fait que les modes de production n’ont pas du tout rompu avec l’organisation industrielle. La division internationale du travail l’a simplement invisibilisé mais elle apparaît toujours en creux : le produit “designed in California” est évidemment assembled et built ailleurs, dans les lieux maintenus de la grande production industrielle. Shenzhen, en Chine, la factory line à l’échelle d’une région, est l’envers du discours californien, l’autre face de la pièce ensoleillée de la Valley. L’augmentation de la production manufacturière post-fordiste (mais cette fois au sens du toyotisme et non du capitalisme cognitif !) obère largement la possibilité d’affirmer que nous sommes sortis du capitalisme industriel. De plus, si, dans les nations les plus développées, la part de la production industrielle dans le PIB a largement décrue (en France, autour de 30% en 1980 et de 15% en 2010), le reste des secteurs de production fonctionne désormais de manière industrielle, en termes de division des tâches et d’encadrement des horaires ; en parallèle la couche “planificatrice” à l’intérieur des organisations augmente via le développement des fonctions d’encadrement… Pierre Veltz affirme ainsi que nous sommes entrés dans une société hyper-industrielle :
L’industrialisation se propage désormais au-delà de la production des objets pour s’étendre à l’économie des services… et même à « l’économie des idées” (…) L’industrie des services tout entière s’est imprégnée des normes et des logiques traditionnellement liées à l’industrie : standardisation, contrôle qualité, rationalisation des ressources…
Pierre Veltz, La société hyper-industrielle.
L’industrialisation de parties croissantes de la société a donné lieu à ce que précisément dénonce le capitalisme numérique : une augmentation constante des “bullshits jobs”, à savoir des emplois vécus comme inutiles et correspondant aux fonctions d’administration, de gestion, de représentation, bref de planification, des entreprises industrielles. Ces emplois incarnent au plus point la décorrélation entre fins individuelles et collectives, c’est-à-dire l’hétérorégulation gorzienne évoquée plus haut.
Des populations entières, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent toute leur vie professionnelle à effectuer des tâches dont ils pensent secrètement qu’elles n’ont vraiment pas lieu d’être effectuées. Les dommages moraux et spirituels que cette situation engendre sont profonds. Ils sont une cicatrice sur notre âme collective. Et pourtant presque personne n’en parle.
David Graeber
David Graeber à France culture
La généralisation de la précarité
Un deuxième phénomène invisibilisé par le discours du capitalisme numérique – et une autre preuve de son ineffectivité en tant que modèle – est celui de l’explosion du nombre de travailleurs précaires. La précarité vécue est le revers du discours de la flexibilité et de l’agilité. Entre la flexibilité et la précarité, il y a toute la distance qui sépare la vie du développeur de San Francisco ou de Berlin et celle du travailleur des plateformes, souvent réduit à n’être qu’un auto-entrepreneur à la recherche d’une rétribution à la tâche.
La plateforme est en effet un des modèles centraux d’organisation du travail et de la production du capitalisme numérique et incarne au plus haut point la réindustrialisation qui est à l’oeuvre sous les discours relatifs au crépuscule du capitalisme industriel. C’est le revers de la figure du réseau, un réseau recentralisé et repris en main, alors qu’il se présente comme simple support d’un mode de travail autonome des travailleurs mis en réseau. Les plateformes numériques sont désormais au coeur des modèles économiques du Web et des applications mobiles. Elles modifient en profondeur l’organisation de l’économie en recréant des formes nouvelles de monopoles verticaux, qui ne se contentent pas de capter la valeur ajoutée en se plaçant “au-dessus” ou “à-côté” des acteurs existants, mais qui organisent la production à nouveaux frais. La thèse d’un capitalisme ‘cognitif’, rentier, dans lequel la valeur serait simplement issue d’une captation sans violence d’une marge liée à la mise en relation, est mise en défaut par la réalité du fonctionnement des plateformes. En effet, les plateformes organisent véritablement la mise au travail de ceux et celles qui utilisent leurs ‘services’.
L’exemple des nouvelles plateformes de travail à la demande est particulièrement révélateur à cet égard : dissimulées sous la figure du réseau, elles ont opéré à une reverticalisation des marchés du travail à la demande et ont conduit à des situations de subordination nouvelles sous couvert de travail indépendant, voire de “sur-subordination” dans la mesure où les travailleurs sont soumis à la fois à la plateforme et aux clients qui peuvent les noter. Ces situations sont caractéristiques d’une nouvelle forme d’industrialisation et d’encadrement des tâches, qui peut aller jusqu’à la définition algorithmique des conditions de travail, modifiables “en temps réel”.
De manière plus générale, au-delà même du phénomène des plateformes, le contrôle numérique des tâches s’accentue dans beaucoup de contextes de travail : une des manières de poser la question de l’automatisation consiste d’ailleurs analyser son effet en termes de diminution de la capacité des travailleurs à déterminer librement jusqu’à la manière d’effectuer les tâches qui leur sont imposées. L’exemple du guidage automatique des manutentionnaires des entrepôts Amazon à l’intérieur des rayonnages est très révélateur à cet égard, en termes de dessaisissement, de la part des travailleurs, de leur propre capacité à faire leur travail suivant leurs propres méthodes. Ces phénomènes algorithmiques d’hyper-industrialisation, du “sur-division” des tâches et de contrôle des comportements de travail constituent l’envers de la fluidité auto-organisationnelle du réseau et de la startup.
Enquête : les conditions de travail chez Amazon
Pourquoi continuons-nous à aller au travail ?
Le discours du capitalisme numérique se développe donc en surplomb de ces deux réalités qu’il cache : l’explosion de la bureaucratie et des processus industriels d’un côté et la précarisation d’une grande partie de la population de l’autre. Il faut peut-être donc l’analyser en termes de discours, précisément, et en comprendre les effets. C’est ce que fait Frédéric Lordon dans La Société des affects : à ses yeux, toute la question du capitalisme a toujours été de savoir comment mettre en mouvement le corps salarié ; arriver à faire en sorte que les individus aillent travailler et renoncent à briser l’outil de production – et à faire la révolution. Analyser grâce aux concepts de Spinoza, comme il le propose, les salariés comme un corps et donc un corps désirant, lui permet de réfléchir en termes d’affects :
Il faut se demander quelles affections – quelles choses extérieures – ont produit les affects qui ont été les opérateurs de cette détermination à se mouvoir.
Frédéric Lordon, La société des affects
Historiquement, explique-t-il, les régimes de la mobilisation salariale ont pris plusieurs formes, en recourant à des affects différents. Tout d’abord, au premier temps du capitalisme industriel, des affects tristes : tout simplement la peur de la misère, le désir de se nourrir et la crainte de la mort. Dans un second temps, celui du fordisme, des affects joyeux, lors de l’apparition de la société de consommation : la satisfaction du désir d’objets marchands (“le miroitement de la marchandise et la poussée du désir acquisitif”). Nous sommes à l’époque d’une troisième génération d’affects, également positifs mais moins compulsifs, qui font se lever le matin les masses salariales pour travailler : le désir de reconnaissance, d’accomplissement de soi, de changement du monde…
Se rendre à l’entreprise, en épouser les fins, s’approprier ses tâches, faire de ses assignations des horizons personnels, les éprouver comme des occasions parmi les plus hautes d’effectuation de ses propres puissances, en faire la part centrale de sa propre existence, toutes ces choses deviennent – ou doivent devenir – intrinsèquement désirables.
Frédéric Lordon, La société des affects
Cela semble être une première explication convaincante de la disjonction observée entre le discours du capitalisme numérique et sa non-effectivité. Il constitue en grande partie le nouveau régime de mobilisation salariale par manipulation des affects. Nul étonnement alors à ce qu’il soit porté comme tel, en tant que projet global et sans mesures bien définies : l’objectif est précisément qu’il existe en tant que discours et qu’il ait des effets, c’est un discours à portée essentiellement performative.
Néanmoins, si cette analyse a le mérite de la grande cohérence, elle a le désavantage de considérer le discours du capitalisme numérique comme étant uniquement un discours, dont le seul but est d’avoir des effets en tant que discours. Et elle ne remet pas en cause les fondements de ce discours. Il faudrait maintenant essayer de le prendre au sérieux, de voir s’il est possible qu’il se réalise un jour.
La question n’est donc pas de savoir si ceux qui le tiennent y croient – après tout c’est bien possible – mais plutôt de savoir s’il est possible qu’il soit un jour prochain vraiment effectif : et alors quelles en seraient les conséquences ? Se peut-il que les deux réalités qui se développent en creux du capitalisme numérique (industrialisation et précarisation) ne soient que transitoires ? Qu’il faille se battre pour que celles-ci disparaissent au profit du monde qui nous est promis ? Que la possibilité que tous deviennent un véritable entrepreneur, un associé ou un employé épanoui d’une startup soit réalisable ? Et surtout désirable ? Faisons le pari charitable que les zélateurs du capitalisme numérique ne sont pas hypocrites ou uniquement intéressés, qu’ils ne veulent pas simplement servir un discours d’émancipation dont ils sauraient pertinemment qu’il cache son inverse : l’industrialisation à outrance et l’augmentation de la précarité. Qu’ils ont conscience de cette contradiction, dont ils estiment qu’elle est passagère. En un mot, essayons de prendre au sérieux ce qui nous est promis pour voir quelles en sont les conséquences véritables, en partant du principe que tous pourraient un jour y participer. C’est l’effort de pensée que nous tenterons de produire dans nos prochains articles.