Il enchaîne :
Mais avec un autre sens : soucieux d'accéder à la dignité de l'antisémitisme, il tend à faire de l'islam un objet inaccessible à la critique, sous peine de poursuites. Il devient le nouvel instrument de propagation du fondamentalisme qui s'avance masqué, drapé dans les atours de la victime.L'habileté de cette invention est de rétablir le délit de blasphème à l'encontre des grands systèmes de la foi. On confond l'intolérance religieuse qui relève des tribunaux, avec le libre examen d'une doctrine. Autant le racisme s'adresse aux personnes coupables d'être ce qu'elles sont, le Noir, l'Arabe, le Juif, le Blanc, autant l'opinion portée sur une confession peut varier et toucher à des dogmes toujours susceptibles d'exégèse, de discussion.
Il n'y a pas de changement de sens. Le sens initial était de celui de discrimination (différence de traitement) ou d'hostilité fondé sur l'appartenance à une religion. Il n'a pas changé.
Pascal Bruckner aurait dû exploiter la piste de la comparaison avec l'antisémitisme, car elle est riche d'enseignements.
Enseignement historique.
S'il y a probablement eu depuis très longtemps des manifestations d'hostilité envers ceux qui sont jugés différents (par la religion, l'apparence, les mœurs, etc.), les premières lois racistes en Europe soit les lois de « pureté du sang » espagnoles, promulguées autour de 1492, et qui visent juifs et musulmans, eux et leur descendance, même s'ils se convertissent au christianisme.
Enseignement anthropologique.
Les spécialistes s'accordent à dire aujourd'hui qu'il n'existe pas de races humaines. Les généticiens peuvent toutefois parler de populations :
La population étudiée par la génétique des populations est un ensemble d'individus qui montrent une unité de reproduction : les individus d'une population peuvent se croiser entre eux, ils se reproduisent moins avec les individus des populations voisines, desquelles ils sont géographiquement isolés. Une population n'est donc pas une espèce, mais est déterminée par des critères d'ordres spatiaux, temporels et par un patrimoine génétique, qui est un génome collectif, somme de génotypes individuels (pools de gènes). L'évolution du patrimoine génétique au cours des générations est étudiée par la génétique des populations. Cette population idéale reste un modèle d'étude, et correspond très rarement à la réalité. Dans la mesure où des critères spatio-temporels rentrent en ligne de compte, les limites d'une population sont la plupart du temps très incertaines. Ces limites dépendent ainsi de la répartition spatiale et temporelle des individus, de leur mobilité, de leur mode de reproduction, de leur durée de vie, de leur sociabilité, etc1.
Cette définition des populations peut ressembler à celle des « races » au sens commun du terme (les Noirs, les Blancs), mais elle est beaucoup plus fine, moins schématique, très évolutive. La génétique des populations pourra s'intéresser par exemple aux Afro-américains, descendants des esclaves razziés sur les côtes africaines. Elle traitera rarement des « Noirs », et si elle distingue des populations humaines, elle en compte beaucoup plus que les trois « races » communément admises.
Et tous les spécialistes s'accordent pour dire qu'il existe éventuellement des populations juives, mais pas de « race juive », pas plus que de race musulmane. Et pourtant l'antisémitisme existe bien. Et il existe quels que soient les reproches que l'on peut faire au terme même d'antisémitisme, au niveau conceptuel.
Si on définit l'islamophobie comme la haine, la violence ou les discriminations contre des personnes à raison de leur appartenance à une religion (ou à une tradition familiale) commune à des personnes d'apparence extérieure très différente, le parallèle avec l'antisémitisme saute aux yeux.
Liberté de critique des religions.
La critique des religions peut aussi être motivée par plusieurs buts :
Il y a des gens qui estiment que « les religions ont commencé quand le premier imbécile a rencontré le premier hypocrite ». C'est parfaitement respectable, tout comme l'opinion inverse.
Il y a ceux qui critiquent une religion pour faire la promotion d'une autre. Cela peut être dangereux et débouche parfois sur la détestation des fidèles.
Mais il y aussi ceux qui critiquent une religion (éventuellement reconstruite à leur gré) pour justifier leur racisme envers un groupe, défini non plus en fonction de son apparence physique (la « race »), mais en fonction de sa religion.
On constate par exemple que l'antisémitisme s'est souvent abrité derrière des citations de la Bible et surtout du Talmud2, pour expliquer que si les juifs étaient comme ceci ou comme cela, c'était parce qu'ils se conformaient à ce qui était écrit dans leurs livres saints. La même démarche est aujourd'hui pratiquée par ceux qui appellent à la discrimination contre les musulmans.
Bien sûr, on peut s'intéresser à une religion, à des textes fondateurs, et pas forcément pour y adhérer. Mais pour une personne qui le fait dans un but de connaissance, universitaire ou autre, combien aujourd'hui se contentent de chercher les prétextes à leurs phobies (au deux sens de peur et de haine) ?
De plus, il faut distinguer l'étude d'une religion abstraite (les textes fondateurs, les commentaires..) de celle des sociétés et groupements qui s'en inspirent. Quand on parle du christianisme, de quoi parle-ton? Des Évangiles, du communisme intégral des premiers chrétiens, de la Chrétienté médiévale, des Églises actuelles ?? Les mêmes remarques peuvent être faites pour toutes les religions qui ont connu une expansion dans l'espace et dans le temps.
Quant à la fameuse « liberté de blasphème », personne ne la remet en cause. Je ferai toutefois deux remarques personnelles :
Les transgressions choquantes ont rarement fait avancer les choses. Je préfère la critique scientifique des textes, des institutions, etc.. à quelques gros mots.
S'attaquer aux symboles d'une religion dominante, appuyée par un pouvoir d'État peut être une preuve de courage et/ou d'inconscience. S'attaquer à ceux d'une religion minoritaire et victime de l'hostilité majoritaire participe au racisme ambiant. Et je pose la question à Pascal Bruckner : des tags nazis sur une mosquée ou des tombes musulmanes : c'est un blasphème, le libre examen d'une religion, ou autre chose ?
Les quatre antisémitismes et les quatre islamophobies.
Historiquement, l'antisémitisme a eu et a toujours quatre prétextes :
Religieux : l'antijudaïsme chrétien reproche aux Juifs de ne pas avoir reconnu le Christ comme le Messie d'Israël, de l'avoir tué, de le diffamer.
Anti-religieux : les religions sont obscurantistes, et ce d'autant plus qu'elles sont formalisées, ritualisées. L'article « juifs » du « Dictionnaire philosophique » de Voltaire vaudrait aujourd'hui des poursuites judiciaires à son auteur. Pas pour intolérance religieuse, mais pour racisme. Il faudrait d'ailleurs à ce propos que Pascal Bruckner révise son Code pénal.
Politico-économique : les Juifs sont accusés successivement ou en même temps d'être des agents d'une puissance étrangère (Affaire Dreyfus), des capitalistes, des révolutionnaires, des porteurs d'un projet politique de domination du monde3, etc..
« Anthropologique » : divagations diverses sur une race juive, qui débouchent notamment sur le nazisme. En gros, ils n'auraient pas les bons gènes, le bon ADN, le bon sang.
Et on constate que l'islamophobie peut elle aussi avoir quatre prétextes :
Religieux : De l'Espagne de l'Inquisition à la Birmanie actuelle, il est reproché aux musulmans de ne pas avoir la « bonne religion ». Sur Internet, on trouve des sites islamophobes qui insistent sur la « fausseté du Coran », opposée à la « vérité de la Bible ».
Anti-religieux : C'est au nom de la laïcité, confondue avec l'opposition frontale aux religions, la « protection des athées contre les religions » (on ne rit pas) qu'on justifie les offensives contre la pratique religieuse musulmane (jeûne, port de vêtements spécifiques, circoncision). L'exemple caricatural actuel est celui de « Riposte laïque » qui consacre 90 % de son contenu éditorial à la dénonciation de l'islam, s'allie aux Identitaires et ménage les partisans de la « royauté sociale de NS Jésus-Christ4 ».
Politico-économique : Les Juifs étaient accusés de vouloir dominer le monde. Aujourd'hui, on dit : « imposer la charia ». L'antisémitisme dénonçait à la fois « les Rothschild » et les « judéo-bolcheviks », sans craindre l'incohérence. Aujourd'hui, les islamophobes font un paquet avec la politique du Qatar et les révoltes des quartiers populaires.
« Anthropologique » : Cet aspect ne doit pas être négligé : l'islamophobie a pris la suite et sert de justification aux racismes anti-arabe et anti-noir. Mais les thématiques développées sont radicalement différentes.
Un déni identique de deux racismes voisins.
Des antisémites français faisaient une distinction entre « antisémitisme de peau » et « antisémitisme d'État », le premier vulgaire, le second justifié.
Georges Bernanos, qui fut un admirateur de Drumont, mais aussi un antifranquiste, un Français libre, a écrit que « Hitler a déshonoré l'antisémitisme5 ».
Beaucoup d'antisémites actuels justifient leur haine par des considérations politiques, et admettent éventuellement qu'il n'y a pas de « race juive ».
Les islamophobes expliquent que l'islamophobie ne peut pas être un racisme, car il n'y a pas de race musulmane. Le même argument peut être employé, tout aussi faussement, à propos de l'antisémitisme.
On peut donc faire légitimement le parallèle entre ces deux formes de racismes. Bien souvent, on distingue à tort racisme et antisémitisme. C'est la même erreur que si on écrit « les fruits et les pommes ». Ceux qui, pour des raisons diverses, veulent maintenir la spécificité de l'antisémitisme, refusent d'admettre l'existence de l'islamophobie (pas seulement le mot, les faits, les concepts) oublient que la plupart des arguments des antisémites visent aussi les musulmans.
Quand des institutions veulent interdire la circoncision, on peut certes dénoncer leur antisémitisme, mais il ne faut pas oublier que la motivation première était islamophobe6.
Critique du mot en tant que tel :
Le déni du terme par Bruckner me rappelle celui des antisémites arabes, qui jouent sur l'impropriété étymologique du terme et affirment : « Je ne peux pas être antisémite, puisque les Arabes sont des sémites ! ». Certains ont proposé, avec plus ou ou moins de bonheur et d'arrière-pensées, des substituts au mot « antisémitisme », mais sans nier l'existence de la chose.
Qu'attend donc Pascal Bruckner pour en faire autant ? Ou bien pense-t-il que les musulmans ne sont jamais victimes de racisme, en tant que musulmans.
Je traiterai ensuite de la question du fondamentalisme.
1 Wikipedia
2 Il faut savoir que les antisémites du XIXème siècle s'étaient fait une spécialité des citations du Talmud, tronquées, falsifiées, sorties de leur contexte. Aujourd'hui, un essayiste d'extrême-droite explique tous les malheurs du monde par ce qu'on écrit des commentateurs babyloniens des premiers siècles de notre ère !
3 NOM, NWO, ZOG sont les acronymes utilisés par les partisans de ces délires. Et contrairement à ceux qui pensent qu'ils appartiennent au passé, il suffit d'aller faire un tour du côté de chez Dieudonné ou Soral pour se convaincre du contraire.
4 http://ripostelaique.com/valls-reve-dinterdire-le-printemps-francais-et-fiche-illegalement-des-policiers-et-gendarmes.html
5 http://www.liberation.fr/tribune/2008/09/02/bernanos-et-les-bien-pensants_79217
6 http://alyaexpress-news.com/2013/10/le-nouvel-antisemitisme-le-conseil-de-leurope-a-decide-non-a-la-circoncision/