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Billet de blog 5 septembre 2024

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Existe-t-il un « antisémitisme de gauche » ?

Ce sont les questions qui sont posées régulièrement, notamment par les toutologues et par tous ceux qui ont un intérêt à jeter le discrédit sur certaines positions des responsables de partis de gauche. Mais les mots sont souvent piégés, et il faut commencer par, pour la suite, donner des définitions.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’antisémitisme, c’est la haine des Juifs, et pas seulement à cause de leur religion. Il vise également les Juifs en tant que groupe ethnique ou supposément racial. Le terme a été inventé par un raciste allemand, Wilhelm Marr (1819-1904), pour donner un prétexte scientifique à ses théories. A son époque, l’idéologie dominante, y compris à gauche (Élisée Reclus par exemple), divise l’humanité en « races », le plus souvent confondues avec des groupes que l’on pouvait définir par la culture, les traditions ou la langue.

Les linguistes savaient que des langues comme l’arabe, l’hébreu, etc.. étaient apparentées et qu’elles étaient parlées par des peuples que la Bible disait descendre de Sem, le fils de Noé. D’où les termes de langues, puis de peuples, puis de races sémitiques. Mais Marr et tous ceux qui se déclaraient avec lui « antisémites » ne visaient pas les Arabes ou les Éthiopiens. Alors, tous les Arabes que j’ai entendu dire « Je ne suis pas antisémite, puisque je suis arabe » font un méga-contresens.

Je dis « pas seulement à cause de la religion », car parfois les condamnations – justifiées - des attentats antisémites se font au nom du combat – tout aussi justifié, mais insuffisant – pour la liberté de croyance et de culte. Sous le nazisme, certains juifs ont cru qu’en se faisant baptiser, ou en faisant baptiser leurs enfants, cela les sauverait. Les nazis ne s’arrêtèrent pas à cela.

Mais la référence à la religion n’est pas inutile, car à défaut de pouvoir définir une « race » juive, ou une langue juive, ou une « ethnie » juive, les antisémites en revenaient, par des moyens plus ou moins détournés, à la religion des aïeux. C’était aussi ce que faisaient les « lois de pureté du sang » espagnoles, qui furent les premières (1492) lois racistes européennes : ces lois refusaient l’accès à certaines fonctions à tous ceux qui avaient des ancêtres juifs ou musulmans, même convertis au christianisme depuis plusieurs générations.

Finalement, la phrase de Jean-Paul Sartre : « C’est l’antisémitisme qui fait le Juif » donne une assez bonne approche de la question.

Alors, qui est antisémite en France aujourd’hui ?

Il y a plusieurs critères pour le savoir :

- les condamnations pénales, qui ne constituent que la pointe de l’iceberg ;

- les déclarations des uns et des autres qui peuvent être dénoncées comme telles par leurs adversaires ;

- les signalements de dits ou faits antisémites ;

- et enfin les enquêtes sociologiques sérieuses.

1. Si j’en crois Wikipedia, les condamnations pour antisémitisme visent surtout des personnes proches de l’extrême-droite y compris le tandem Dieudonné-Soral et leurs partisans.

2. Dans un autre registre, comment qualifier cet éloge de Napoléon par un ex-ministre de l’intérieur qui justifie les mesures coercitives « nécessitées par la présence de milliers de juifs qui pratiquaient l’usure » ? Le tout dans un petite livre affirmant la nécessité de lutter contre le « séparatisme islamiste » !

3. Quant aux signalements de faits antisémites (y compris les plaintes en bonne et due forme), il faut les examiner avec la même rigueur méthodologique que ceux concernant les violences faites aux femmes. Ne pas les nier, mais reconnaître que leur nombre est aussi dépendant d’une plus ou moindre désinhibition à en parler, et des réseaux de collecte et de publicité.

Au cas particulier, les statistiques publiées des actes antisémites – de toute gravité, des insultes aux atteintes aux biens et aux personnes – sont recensées et analysées conjointement par le ministère de l’intérieur et le SPJC, « Service de protection de la communauté juive », émanation du CRIF. Je me pose, peut-être à tort, trois questions :

- les plaintes, ou signalements, comportent normalement l’identité du plaignant, le lieu de l’infraction, le détail des faits et dits. Les données sont-elle anonymisées et/ou agrégées avant d’être transmises au CRIF ? Les plaignants sont-ils informés d’une telle transmission ?

- pourquoi le CRIF, qui est un regroupement de 67 associations plus ou moins importantes, dont la représentativité cumulée, sans doubles comptes, ne regroupe pas l’ensemble des juifs français, est-il devenu le représentant d’une « communauté » ?

- d’autres groupes sont victimes de racisme. Existe-t-il des coopérations similaires de leurs organisations avec les pouvoirs publics ?

Quant aux statistiques du SPJC, il faut rappeler que si elles classent par type, thème ou motivation les attaques antisémites, elles ne donnent aucune précision sur l’appartenance religieuse, communautaire ou partisane des auteurs. D’ailleurs, à ce stade de la procédure, ils ne sont pas authentifiés.

4. Enfin, il n’existe à ma connaissance qu’une seule séries d’études d’opinion sérieuses sur les sentiments racistes des Français : celles publiées par la CNCDH.

Et là, il faut la lire et la critiquer sur certains points, car les enseignements sont très importants !!

1 . L’antisémitisme existe toujours en France, et ce n’est pas le seul racisme, loin de là.

Une réponse « raciste » aux questions posées ne signifie pas qu’il y aura passage à l’acte, heureusement, que ce soit par des paroles ou gestes violents, ou par des refus de services.

Les questions posées étaient les suivantes (Tableau 17, page 240), pensez-vous que :

Questions :

Taux de réponses racistes.

Les Juifs ont trop de pouvoir en France : 6,1 %

Les Français juifs sont des Français comme les autres : 10,8 %

Les Juifs constituent un groupe à part dans la société : 23,1 %

Pour les Juifs français, Israël compte plus que la France : 42,1 % !!

Les Juifs ont un rapport particulier à l’argent : 60,7 % !!

Les questions 2 et 3 ont été posées aussi pour les autres groupes.

Des questions ayant le même but, évaluer les préjugés racistes, portaient sur d’autres groupes. Et la synthèse donne ceci (figure 19, page 242), pour les groupes jugés « à part »  par l’ensemble des Français, au cours des quatre dernières années :

- Les Roms : plus de 60 %

- les Musulmans : autour de 30 %

- les Chinois : autour de 35 %

- les Maghrébins : 20 à 28 %

- les Asiatiques : autour de 25 %

- les Juifs : 23-24 %

- les Noirs : 13 à 15 %

- les Antillais : environ 10 %

2. Il est présent chez les Français de toute sensibilité politique, mais plus chez ceux de droite et d’extrême-droite (Figures 24A et 24 B, page 265), même si les électeurs et sympathisants de la gauche et de l’extrême-gauche n’en sont pas exempts.

La CNCDH a tenté d’évaluer la corrélation avec d’autres facteurs d’appartenance, en définissant un « index de racisme, de 0 à 5 » si les personnes interrogées avaient répondu « oui » à une ou plusieurs questions définissant les stéréotypes antijuifs ci-dessus.

La conclusion est la suivante :

« Certes son niveau reste bas. En 2023, près d’un tiers de l’échantillon adhère à un seul stéréotype sur les 5 proposés, un gros quart à aucun et la note moyenne s’établit à 1,4 sur 5. Mais il n’a pas disparu pour autant. 22% de l’échantillon peuvent être considérés au moins modérément antisémites (note 2), 19% obtiennent des scores élevés (notes de 3 à 5). Et la proportion de ces notes supérieures à 1 est en hausse de 3 points depuis l’enquête de novembre 2022, de 10 points depuis celle de mars 2022. Quant au positionnement politique des antisémites ainsi définis, il reste plus marqué à droite qu’à gauche et continue à battre des records à droite et plus particulièrement à l’extrême droite. Aucun parti, aucune tendance politique n’en est pour autant exempte, il est important de le rappeler. Il existe de l’antisémitisme à gauche, tout particulièrement à la gauche de la gauche, chez les proches des Insoumis et d’EELV notamment (voir encadré ci-dessous «L’antisémitisme à gauche»). Mais à un niveau inférieur à la moyenne de l’échantillon, et sans comparaison avec celui observé à l’extrême droite et chez les proches du Rassemblement national »

Il est donc très important de continuer à lutter contre l’antisémitisme, en commençant par clarifier certains points, y compris vis-à-vis de la CNCDH :

L’antisémitisme est une forme de racisme, le sionisme est un projet politique : créer un État des Juifs en Palestine. S’y opposer n’est donc pas a priori antisémite. Le sionisme a d’ailleurs été longtemps une opinion minoritaire parmi les communautés juives, et encore aujourd’hui des Juifs s’y opposent, y compris pour des raisons religieuses. Et même aujourd’hui, des personnes se définissant comme sionistes condamnent vigoureusement la politique de l’actuel gouvernement israélien.

La définition extensive de l’antisémitisme que propose l’IHRA est très dangereuse, car certains des exemples donnés résultent de sophismes1 :

- Nier au peuple juif le droit à l’autodétermination, en prétendant par exemple que l’existence de l’Etat d’Israël est une entreprise raciste.

· Faire preuve d’une double morale en exigeant d’Israël un comportement qui n’est attendu ni requis d’aucun autre pays démocratique.

· Utiliser des symboles et images associés à l’antisémitisme classique (par ex: l’affirmation que les Juifs ont tué Jésus ou les meurtres rituels) pour caractériser Israël et les Israéliens.

· Faire des comparaisons entre la politique actuelle israélienne et celle des nazis.

- Tenir les juifs de manière collective pour responsables des actions de l’Etat d’Israël.

- « droit à l’autodétermination ». Le droit à l’autodétermination, et de fait à l’indépendance, d’un « peuple » peut être critiqué car il peut se faire aussi au détriment des droits de personnes qui n’appartiennent pas à ce « peuple ». Et par conséquent, il n’est pas forcément raciste de critiquer les revendications du FLNKS au nom des droits des Caldoches. Et bien que personne ne conteste que les Kanak étaient les seuls habitants du pays lors de la colonisation française.

Les Roms, au sens large du terme (Roms des Balkans, Tziganes, Bohémiens, etc.) descendent de populations déportées au XIème siècle depuis le nord de l’Inde vers l’Afghanistan, puis vers l’Iran, pour finalement arriver en Europe, où ils seraient 10 à 12 millions. Un « droit à l’autodétermination du peuple Rom », avec création d’un État spécifique dans l’Uttar Pradesh serait unanimement refusé, à commencer par les habitants actuels.

- « exiger de l’État d’Israël un comportement qui n’est exigé d’aucun État démocratique » est une accusation spécieuse et mensongère. Il existe deux catégories de défenseurs des droits humains : ceux qui limitent volontairement leur action à un pays ou une région spécifique et ceux qui défendent les droits humains quels que soient les victimes.

Or personne ne reproche aux défenseurs des droits des Tibétains ou des Amérindiens d’avoir une « double morale ». Quant aux seconds, un suivi de leur action montre leur vocation universaliste, même si elle dépend parfois de l’actualité, ce qui est normal.

- Je suis d’accord pour condamner l’utilisation des « symboles de l’antisémitisme classique », mais il ne faut pas pratiquer soi-même une inversion accusatoire. Reprocher à l’armée israélienne ou à des colons militarisés d’avoir tué des enfants ou détruit des puits peut être soumis à une critique factuelle, mais pas à une accusation d’antisémitisme parce que, à l’époque médiévale, des pogroms antisémites ont eu lieu sur ce prétexte. Dire, comme Jean-Claude Milner, que vouloir taxer les juifs est antisémite2 est non seulement stupide, mais apporte de l’eau au moulin des antisémites.

- « Faire des comparaisons entre la politique israélienne actuelle et celle des nazis. » Tout fait historique est à la fois unique et comparable. Unique parce que par exemple les génocides des Juifs et des Arméniens sont différents dans leur modalités, mais le travail des historiens est aussi de chercher les points communs. Des personnalités juives et/ou israéliennes, sionistes ou pas, religieuses ou pas, (Yeshayahou Leibowitz , Avraham Burg) ont fait la comparaison entre les politiques israélienne et nazie. Cela n’a pas plu, mais ce n’est pas antisémite. Dans son livre « Voix d’Israël », l’écrivain Amos Oz relate un entretien avec un ancien militaire qui se définit lui-même comme un « judéo-nazi ».

- « Tenir les juifs de manière collective pour responsables des actions de l’Etat d’Israël » est effectivement de l’antisémitisme, mais il faut veiller à ne pas donner de prétexte en exigeant des juifs une solidarité active et militante avec cette politique ou en condamnant comme antisémite toute critique, argumentée et factuelle, d’une prise de position de responsable communautaire.

Dans son rapport, la CNCDH (page 269) regroupe à tort, à mon avis, les motivations du « vieil antisémitisme » (l’argent, le pouvoir excessif, le « séparatisme », etc.) et du « nouvel antisémitisme » qui serait lié à la critique de la politique israélienne.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue qu’au cours des siècles, les Juifs ont été accusés de tout et du contraire de tout :

- assassins d’enfants ;

- empoisonneurs de puits ;

- pervers sexuels ;

- partisans du « grand capital » et/ou révolutionnaires professionnels et destructeurs de l’ordre établi.

- « agents de l’étranger » :

- etc.

On ne peut pas nier que des antisémites passés et actuels préfèrent avancer masqués et se présentent comme d’abord anticapitalistes ou antisionistes. Mais il suffit de gratter un peu le vernis pour retrouver les motivations profondes.

Pour répondre à la question, oui, il y a eu un « antisémitisme à gauche ». Par exemple, Proudhon était antisémite, Proudhon que Michel Onfray loue en l’opposant à Karl Marx. Il y a eu aussi des liens entre certains syndicalistes révolutionnaires et l’Action française. Jean Jaurès a beaucoup fait pour combattre cet antisémitisme. Il y a encore, chez des gens qui se croient ou se disent de gauche, heureusement très minoritaires, des préjugés antisémites, ce qui les conduit à chercher, parmi les grands patrons qui est ou n’est pas juif. Ce qui justifie la phrase de Bebel « l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles ».

Des militants de gauche sincères peuvent avoir manqué de vigilance en diffusant des caricatures du « capitalisme » reprenant des mèmes antisémites, mais cela ne fait pas d’eux des antisémites.

Quant aux organisations et partis de gauche, il faut reconnaître qu’ils font preuve de vigilance, ce qui n’est pas le cas d’autres formations.

Mais assimiler l’antisionisme ou la critique du gouvernement israélien à de l’antisémitisme est non seulement mensonger, mais encourage l’antisémitisme, car si critiquer Netanyahou est antisémite, cela risque d’accréditer qu’il fait ce qu’il fait parce qu’il est juif.

Donc, il y a peut-être un antisémitisme résiduel « à gauche », mais ce n’est rien à côté de l’antisémitisme « de droite », le « vieil antisémitisme ».

1https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2019/06/La-d%C3%A9finition-de-travail-de-lantis%C3%A9mitisme-de-lIHRA.pdf

2« parce que les juifs sont riches !! »

https://contre-attaque.net/2024/06/05/insolite-une-soiree-contre-lantisemitisme-organisee-par-bhl-avec-le-zemmour-anglais/

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