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EVEILLER LA CULPABILITÉ OCCIDENTALE
Depuis quand une grande religion est-elle une race ? Depuis quand le jugement qu'on porte sur elle constitue-t-il un délit ? On a le droit de détester telle ou telle confession et de le dire. L'islam est une maison divisée entre progressistes et traditionalistes que le souvenir de sa grandeur perdue emplit de tristesse et de haine. Cette blessure, les fondamentalistes voudraient la cicatriser au plus vite, en l'imputant aux croisés, mécréants, sionistes alors que les réformateurs voudraient l'ouvrir plus encore afin de provoquer une secousse vitale.
Le premier racisme institué en Europe l'a été au nom de la religion : juifs et musulmans ont été persécutés en Espagne parce qu'ils avaient la « mauvaise » religion, les Amérindiens ont été massacrés parce qu'ils n'avaient pas de religion (structurée, avec des livres fondateurs, etc..1).
Si on limite le racisme aux discriminations et violences contre des « races », qui n'existent pas, il n'y a plus de racisme. Pendant la guerre civile lors de l'éclatement de la Yougoslavie, il y eut de nombreux massacres, sur des bases confessionnelles, entre personnes qui parlaient la même langue, avaient la même apparence physique. Pascal Bruckner nous apprend que ce n'étaient pas des massacres racistes, puisqu'il n'y avait pas de race croate, serbe ou bosniaque.
Et comme il n'y a pas de « race juive », au sens traditionnel et commun du terme, mais une religion, une culture, une mémoire partagée, l'antisémitisme n'est pas un racisme. A moins que les « petites religions » puissent être des races..
Le législateur de 1972 avait parfaitement compris le danger de limiter le racisme aux cas où il existerait une race. C'est pourquoi il a retenu la formulation suivante, définition légale du racisme en France :
la discrimination, la haine, la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion2 déterminée,
Ensuite, la notion d'appartenance ou de non-appartenance a été complétée de l'expression « vraie ou supposée ».
En clair, taper sur les juifs, les musulmans, etc.. parce que juifs, musulmans, etc.. c'est du racisme, en France et pas seulement en France d'ailleurs. N'en déplaise à Pascal Bruckner.
Ce qui n'empêche pas d'avoir une opinion sur une religion et de l'exprimer. Mais il vaut mieux commencer par ne pas confondre le corps de doctrine et les sociétés qui se réclament à des degrés divers de ce dernier.
Supposons que je déclare détester le bouddhisme. De quoi vais-je parler ? De ce qu'on sait de l'enseignement du Bouddha ? Des trois « Véhicules » ? Des sociétés qui se réclament du bouddhisme ?
Et ensuite, quand on traite de l'un ou de l'autre, il faut savoir de quoi on parle...
Dire que l'islam est « une maison » divisée entre « traditionalistes et progressistes » confond l'islam (la religion, le corps de doctrine) et l'Islam (les sociétés qui s'en réclament). Dès la mort du prophète Mohammed, la communauté des croyants a été divisée, à la fois sur des bases religieuses et sur des bases politiques. A chaque époque, des théoriciens ont apporté des réponses divergentes ou contradictoires aux questions qui se posaient.
Et très rapidement, aux divergences pour des motifs religieux se sont ajoutées des conflits nationaux, dynastiques, très matériels.
Actuellement, les lignes de fracture ne peuvent pas être réduites à une opposition entre progressistes et traditionalistes. On peut parfaitement vouloir des changements de société au plan économique, social (être « progressiste ») et opposé à toute évolution en ce qui concerne les mœurs (« traditionaliste »). Chez les musulmans comme chez les chrétiens. Quand les salafistes djihadistes s'attaquent aux chiites (et ça fait des milliers de morts en Irak), qui peut oser dire que c'est une opposition entre « traditionalistes » et « progressistes » ?
Telle que la phrase est structurée, c'est « la maison divisée » qui est « emplie de tristesse et de haine ». Donc tous les musulmans, y compris les progressistes. Est-ce bien cela que Pascal Bruckner a voulu écrire ?
C'est clair, nous ne sommes plus au Xème siècle, quand l'Espagne omeyyade était le phare intellectuel, etc.. de l'Europe occidentale. Les mondes arabes et musulmans ont connu de nombreuses crises et l'Andalousie est considérée comme une sorte de Paradis perdu.
Les causes en sont internes et externes, et on ne peut pas effacer d'un trait de plume, parmi les causes externes multiples, les Croisades, les invasions mongoles, les conquêtes coloniales3, le sionisme.
Qui sont ces « réformateurs » qui veulent ouvrir encore plus grande la blessure, etc.. ? Des mots, toujours des mots, pas un seul nom, pas un seul fait, on nous distille de la théorie pure, des préjugés, complètement déconnectés de la réalité, de l'histoire.
Il y a, il y eut effectivement des intellectuels4 pour qui ce sont « Les Lumières » qui ont permis à « l'Occident » de s'imposer au reste du monde, et qu'il suffirait de les adopter pour que les sociétés musulmanes puissent s'émanciper de leurs archaïsmes et du même « Occident ». En gros, il fallait utiliser les outils de « l'autre » pour mieux le contrer. Certains ont également pensé que le marxisme pouvait être un outil. C'est actuellement un échec. Je suis conscient de schématiser, mais je pense que mon analyse est plus proche de la réalité que les concepts de Bruckner.
Quant à la « blessure » qu'il faudrait ouvrir plus encore, de quoi s'agit-il ?
La dernière tentative de « secousse vitale » que je connaisse, c'est la théorie du « Grand Moyen-Orient » de Bush II, qui a justifié l'invasion de l'Irak. Secousse mortelle serait plus juste.
1 J'emprunte cette analyse à Walter Mignolo « Islamophobie, Hispanophobie, la (re) configuration de la matrice raciale », in « Islamophobie dans le monde moderne » IIT France et département d'études ethniques de l'Université de Berkeley. Mars 2008. Page 121.
2 Souligné par moi.
3 Ces deux faits majeurs sont oubliés par Pascal Bruckner.
4 C'est une des deux branches de la Nahda (renaissance arabe), aux XIXème et XXème siècle. L'autre regroupe les partisans d'un « retour aux sources ».
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Nahda-renaissance-culturelle-et.html