Au départ, il y a une boulette de Dalil Boubakeur, qui s'est laissé embarquer au cours d'un entretien en direct.
Il a essayé de mettre en rapport deux faits incontestables :
de nombreuses églises sont vides ou presque
les musulmans manquent de lieux de culte décents et en nombre suffisant.
La fausse bonne idée était de convertir les églises vides en mosquées. Simple, mais simpliste et impossible.
Tout d'abord au plan juridique :
Si les églises construites après 1905 sont la propriété d'associations cultuelles, qui sont libres d'en disposer, celles construites avant la loi de séparation sont le plus souvent la propriété des communes. Leur cession suppose l'accord de l'Église catholique, qui doit accepter la désaffectation, et de la commune. C'est presque impossible.
Ensuite au plan pratique :
La plupart des églises désertées sont situées dans des zones rurales, où les musulmans sont sont peu présents. Les églises sont en général construites le chœur tourné vers l'est, ce qui pose des problèmes pour prier tourné vers La Mecque.
Boubakeur s'est très vite rendu compte (ou on lui a fait comprendre) qu'il avait dit une grosse bêtise. Il a alors procédé à un rétropédalage, en publiant un démenti clair et net, suivi par les instances cultuelles.
Mais l'occasion était trop belle pour tout ce que la France compte d'islamophobes, déclarés ou honteux. L'hebdomadaire « Valeurs actuelles », qui relaie avec constance les thèmes de propagande de la droite extrême, vient de lancer une pétition, pour « sauver nos églises ».
Analyse de texte :
« Certaines déclarations récentes » : en réalité une déclaration, née d'un cafouillage en direct d'une personne, qui est ensuite revenue sur des propos maladroits, pour démentir tout projet de transformation. Et bien sûr, pas de références. Citer ses sources doit être un luxe d'universitaire pédant.
« favoriser les pires amalgames » : qui fait l'amalgame entre la pratique d'un culte et les attentats terroristes ?
« Elles offensent gravement les catholiques » « de nombreux imams ». A noter l'opposition entre « les catholiques », c'est-à-dire tous, et « de nombreux imams ». D'un coté tous les fidèles, de l'autre certains responsables du culte, mais pas tous. Je ne crois pas avoir repéré d'imam parmi les premiers signataires, pas même Chalghoumi. Et du côté catholique, c'est plutôt clairsemé : uniquement le très médiatique et très politisé de La Morandais. Et je ne crois pas que parmi les autres signataires, beaucoup se soient fait remarquer pas une piété catholique ostensible. J'ai lu avec beaucoup de plaisir les commentaires de l'évêque d'Évry, qui a bien compris que le premier but de cette pétition n'était pas religieux :
« Il est bien sûr très important que les églises soient occupées par des chrétiens et qu’elles soient défendues. Mais elles le seraient davantage si les responsables de la pétition de "Valeurs Actuelles" allaient y prier1. Et la nécessité pour les musulmans d’avoir des lieux de culte ne doit pas non plus être occultée. En clair, je vois plutôt dans cette pétition la difficulté à admettre que nous avons des concitoyens qui sont des musulmans et qui ont les mêmes droits constitutionnels que les autres. Les musulmans ne sont pas le diable. Il faudrait analyser en profondeur le problème de la coexistence de la religion et de la République qui se pose aujourd’hui en France plutôt que de lancer des appels. ».
« prétendre que “les rites sont les mêmes” » : Boubakeur a dit exactement « C'est le même dieu, ce sont des rites qui sont voisins, fraternels. Je pense que musulmans et chrétiens peuvent coexister2 »
ce qui n'est pas tout à fait pareil.
« les Français savent de la science la plus sûre, celle du cœur » : oublions l'histoire comme science, les mémoires familiales et proclamons la supériorité du ressenti, voire même des préjugés sur les analyses rationnelles.
« entretiennent tous leur église avec une sollicitude filiale ». Je conseille à nos pétitionnaires d'assister au vote du budget dans une commune rurale quand il faut arbitrer entre la réparation du toit de l'église, celle du chauffage de l'école, l'entretien de la voirie communale, le tout dans un contexte de baisse des dotations de fonctionnement. Le cahier de doléances de mon ancienne commune, en 1788, en compte une sur le coût d'entretien de l'église, déjà.
« un vieux clocher d’église se profilait sur ses affiches électorales, et sa symbolique n’avait pas de connotation cléricale. » Cette affiche a une histoire3, Mitterrand avait fait ôter la croix du clocher, et il faudrait s'intéresser aux raisons pour lesquelles la pub, éventuellement politique, fait référence à un monde qui disparaît. Pour la majorité des Français, leur paysage habituel est urbain.
« Elle racontait l’histoire de France dans une langue accessible à tous nos compatriotes. » Oui, il y a des associations d'idées, des réflexes, que les publicitaires connaissent, mais un bâtiment en lui-même ne raconte rien, qu'il soit civil, militaire, religieux, il ne parle qu'en fonction de ce que connaît celui qui le regarde. Et l'histoire de France, c'est aussi celle des persécutions religieuses, des guerres de religion. Un juif qui ne pratique pas l'amnésie volontaire au nom de cet artefact qu'est « l'héritage judéo-chrétien » sait que des discours de haine ont été tenus dans ces églises, que l'on y priait « pro perfidis Judaeis4».
« Pour autant, ils ne peuvent tolérer» C'est quand même trop facile de parler au nom de tous les Français, dont certains chanteraient encore volontiers la chanson du Père Duchesne :
Si tu veux être heureux Nom de Dieu
Pends ton propriétaire…
Coupe les curés en deux Nom de Dieu
Fout les églises par terre Sang Dieu
Et l’bon dieu dans la merde Nom de Dieu…
« enracinement mental dont nous avons tous besoin pour étayer notre citoyenneté. » Barrès, sort de ces corps !! La citoyenneté, c'est un projet pour construire ensemble une société, la connaissance du passé, de tout le passé, en est un élément, sans plus.
« Du reste, rien ne prouve qu’elles resteront vides ad vitam aeternam. ». Alors, battez le rappel, organisez des pèlerinages, allez à la messe, chantez dans la rue comme les chrétiens évangéliques, mais f.. aux musulmans et à tous les Français en général.
« quinze siècles d’histoire et de géographie ont déterminé sa personnalité ». Relisez Braudel, visitez la grotte Chauvet, Carnac, etc. Et expliquez-moi ce que signifie « quinze siècles de géographie ». Quinze siècles de fleuves, de montagnes ??


Église fortifiée de Vendresse (Ardennes) et inscription robespierriste sur un mur latéral. Droits réservés.
Le texte intégral de la pétition :
Résistance. Parce que nos églises, même désaffectées, ne sont pas destinées à devenir des mosquées, Denis Tillinac et “Valeurs actuelles” lancent un appel pour préserver ces sentinelles de l’âme française.
Certaines déclarations récentes appelant à ce que des églises soient transformées en mosquées ont provoqué chez les Français une émotion susceptible de favoriser les pires amalgames en ces temps où le terrorisme islamiste ensanglante la planète et commet des crimes en plein Paris. Elles offensent gravement les catholiques, ainsi que de nombreux imams attachés à la singularité de leur foi et de leur pratique cultuelle.
Une église n’est pas une mosquée, et prétendre que “les rites sont les mêmes” relève d’un déni de réalité scandaleux. Croyants, agnostiques ou athées, les Français savent de la science la plus sûre, celle du coeur, ce qu’incarnent les dizaines de milliers de clochers semés sur notre sol par la piété de nos ancêtres : la haute mémoire de notre pays. Ses noces compliquées avec la catholicité romaine. Ses riches heures et ses sombres aussi, quand le peuple se récapitulait sous les voûtes à l’appel du tocsin. Son âme pour tout dire. De Michelet à Marc Bloch, aucun de nos historiens n’a méjugé cette évidence. Les maires de nos communes rurales, fussent-ils allergiques au goupillon, entretiennent tous leur église avec une sollicitude filiale. Elle ennoblit leur village ; à tout le moins, elle le patine et ils en conçoivent une fierté légitime.
L’angélus que sonnent nos clochers scande le temps des hommes depuis belle lurette. Sur celui du tableau de Millet, il a beau n’être qu’un point infime à l’horizon, il atteste une pérennité culturelle par-delà les aléas historiques. Feu le président Mitterrand connaissait les ressorts intimes de l’imaginaire national : un vieux clocher d’église se profilait sur ses affiches électorales, et sa symbolique n’avait pas de connotation cléricale. Elle racontait l’histoire de France dans une langue accessible à tous nos compatriotes. Ils tiennent à la laïcité de l’État et à la liberté de conscience et de culte qu’il lui incombe de protéger. Pour autant, ils ne peuvent tolérer la perspective d’une pratique religieuse autre que catholique dans leurs églises. Même celles de nos campagnes, souvent vidées de leurs paroissiens par l’exode rural. Elles continuent de témoigner ; leur silhouette au-dessus des toits contribue à un enracinement mental dont nous avons tous besoin pour étayer notre citoyenneté. Du reste, rien ne prouve qu’elles resteront vides ad vitam aeternam.
La France n’est pas un espace aléatoire, et elle n’est pas née de la dernière pluie médiatique : quinze siècles d’histoire et de géographie ont déterminé sa personnalité. Cet héritage nous oblige, de quelque souche que nous provenions et de quelque famille politique que nous nous réclamions. Inscrits au plus profond de notre paysage intérieur, les églises, les cathédrales, les calvaires et autres lieux de pèlerinage donnent sens et forme à notre patriotisme. Exigeons de nos autorités civiles qu’il soit respecté ! Le confusionnisme trahit une méconnaissance de notre sensibilité et ferait peser une menace sur la concorde civile s’il n’était clairement récusé au sommet de l’État.
« Inscrits au plus profond de notre paysage intérieur, les églises, les cathédrales, les calvaires et autres lieux de pèlerinage donnent sens et forme à notre patriotisme. »
Les paysages intérieurs, ça se visite ? Et les châteaux, les palais, les beffrois, les maisons plus modestes mais belles, Ronsard, Hugo, ça compte pour du beurre ? Comme dans le questionnaire de Besson, vous châtrez la mémoire collective et vous la fossilisez pour l'avenir.
Où en serions-nous si des pétitionnaires d'il y a quelques siècles avaient obtenu gain de cause et refusé qu'on accepte les apports de la Renaissance italienne ?
Tout cela est risible, mais c'est surtout dangereux.
PS : mention spéciale à une signataire : Sophie de Menthon n'avait pas hésité à dire à l'antenne que Nafissatou Diallo avait vécu un conte de fées 5.
Denis Tillinac
Les premiers signataires :
Charles Beigbeder, chef d’entreprise ; François-Xavier Bellamy, philosophe ; André Bercoff, écrivain ; Jeannette Bougrab, ancien ministre ; Pascal Bruckner, philosophe ; Jean Clair, de l’Académie française ; Chantal Delsol, de l’Institut ; Alain Finkielkraut, de l’Académie française ; Marc Fromager, directeur national de l’Aide à l’Église en détresse ; Gilles-William Goldnadel, avocat ; Basile de Koch, humoriste ; Alain Maillard de La Morandais, prêtre ; Élisabeth Lévy, essayiste ; Véronique Lévy, écrivain ; Sophie de Menthon, chef d’entreprise ; Thibault de Montbrial, avocat ; Camille Pascal, écrivain ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut ; Jean Raspail, écrivain ; Ivan Rioufol, journaliste ; Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président du Medef ; Nicolas Sarkozy, ancien président de la République ; Jean Sévillia, historien ; Joseph Thouvenel, vice-président de la CFTC ; Jean Tulard, de l’Institut ; Philippe de Villiers, ancien ministre ; Éric Zemmour, essayiste.
1 Souligné par moi.
2 http://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/dalil-boubakeur-suggere-de-transformer-les-eglises-abandonnees-en-mosquees_1689618.html#O9kX6TyTyCvSxXRe.99
3 http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/10-mai-1981/20110506.OBS2536/derriere-l-affiche-la-force-tranquille.html
4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Oremus_et_pro_perfidis_Judaeis
5 http://leplus.nouvelobs.com/contribution/769818-le-conte-de-fees-de-nafissatou-diallo-sophie-de-menthon-n-a-pas-derape-sur-rmc.html