Un jour, un slogan est né : « Nous sommes les 99 % », référence aux études statistiques qui signalent que, dans un pays déterminé, 1 % de la population (les plus riches, ceux qui gagnent le plus), se partagent bien plus de 1% des revenus, du patrimoine, et les 99 % autres, le reste.
D'autres études définissent les 10 % qui, etc, opposés aux 90 % autres, qui ont bien moins que 90 % des revenus ou des richesses.
Cela suffit-il à définir un clivage social opérationnel, un front de classe ou équivalent, une césure entre « ceux d'en-haut » et « ceux d'en-bas », quel que soit le nom qu'on leur donne ?
Non, et pour deux raisons :
1. Si les statisticiens parlent de 1 ou 10 %, c'est parce que nous avons deux mains avec cinq doigts, tout simplement.
2. Les clivages statistiques ne sont qu'un des éléments pour décrire les inégalités sociales, et ils ne peuvent pas servir en l'état à définir une analyse sociale et politique, et encore moins une stratégie de changement de société.
1 Nos doigts et les statistiques.
Dès que les hommes ont su compter et voulu aller plus loin que « un, deux, trois, beaucoup », ils ont adopté une solution simple : raisonner par paquets de x unités, par paquets de paquets, etc. et nommer les grands nombres de cette manière :
a unités
b paquets de x unités
c paquets de x paquets de x unités.
X étant la base de numérotation.
Quel X choisir ?
Beaucoup de peuples ont choisi une base 10, parce que nous avons 10 doigts. Les Yorubas d'Afrique avaient choisi une base 5. Nous avons dans notre manière de compter des restes de base 12 (une douzaine d’œufs), 60 (division des heures, des degrés) et 20 (quatre-vingt).
Si nous avions choisi de compter en base 12 (1,2,3,4,5,6,7,8,9,α,β,10) « 100 » correspondrait à 144 et 1% à 1/144e.
Les informaticiens comptent en base 2 (binaire) ou puissances de 2, car le principe de base est le courant passe ou ne passe pas (0,1). L'octet vaut 8 bits et correspond à 128. Un kilooctet vaut 1024 octet, et non 1000.
Les statisticiens, pour analyser la répartition d'un caractère particulier, classent les individus d'une population par ordre croissant ou décroissant, et la découpent ensuite en tranches égales.
Le nombre de tranches peut être de quatre (quartiles), cinq (quintiles), dix (déciles), 100 (centiles). Si nous étions en base 12, nos déciles seraient de fait des duodéciles.
Ensuite, on peut définir les inégalités de revenus ou de patrimoine de plusieurs manières :
Constater que 1 % ( ou 10 %) de la population (les plus riches, les plus hauts revenus, etc. .) se partagent beaucoup plus que 1 % (ou 10 %) des patrimoines ou des revenus.
Calculer par exemple le rapport entre les revenus du décile supérieur et ceux du décile inférieur. Dans cet exemple, on comprend rapidement que si nous étions en base 12, le rapport entre les 8,33 % les plus riches et les 8,33 % les plus pauvres serait plus élevé qu'entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres, sans que les riches soient plus riches et les pauvres plus pauvres.
Calculer le coefficient de Gini, dont la valeur est indépendante de la base choisie.
Ce qui est très important, et indépendant de la base choisie, c'est l'évolution des critères choisis, ou la comparaison entre les pays.
Mais ce qui est a priori complètement erroné, c'est de faire d'une quelconque catégorie statistique un groupe social homogène.
Les journaux qui publient les classements des x premières fortunes de France se limitent aux 100, 200, 500 premières parce qu'il faut bien se limiter, qu'ils savent que les lecteurs sont plus facilement accrochés par des chiffres ronds, qu'on ne leur demandera pas de justifier pourquoi ils ont choisi 500, alors qu'on s'interrogerait sur les raisons d'un classement des 537 plus grosses fortunes de France. Et chacun sait que le premier non cité ne fait pas partie d'un autre groupe social que le dernier cité.
La France, comme d'autres pays, a connu des systèmes de suffrage censitaire. Le cens1 était fixé à un chiffre « rond », le nombre d'électeurs était alors variable d'une année à l'autre (environ 246 000 en 1847), et ne correspondait pas à un % exact de la population adulte masculine. Et pourtant, c'étaient ces gens-là qui monopolisaient le pouvoir politique.
Il y a un exemple de lien entre des chiffres ronds et le pouvoir économique : les « 200 familles ». En effet, jusqu'en 1936, la Banque de France était une société privée, et seuls les 200 plus gros actionnaires, sur près de 40 000, siégeaient à l'assemblée générale qui élisait les dirigeants de la banque. Cette disposition statutaire a servi de symbole pour illustrer la main-mise d'un groupe restreint sur l'économie française.
Mais toute transposition d'un % statistique à la description des rapports économiques, sociaux et politiques, en vue d'une transformation sociale, s’apparente à du fétichisme des chiffres.
C'est tout à fait comparable à celui des interprétations littéralistes de la Bible, qui oublient que bien souvent les nombres mentionnés, et pas seulement dans les livres prophétiques, ont une signification symbolique. Par exemple, l'Apocalypse de Jean dit que les « élus » seront 144 000. les contemporains comprenaient ainsi : le carré d'un nombre parfait, 12 (les 12 fils de Jacob, les 12 apôtres), multiplié par 1000, symbole de l'infini. Il faut être borné comme certains littéralistes pour en faire 143 999 + 1, tout juste.
2 Application à la société française.
A titre d'exemple, j'ai analysé la répartition des revenus imposables mise en ligne sur le site impots.gouv.fr. Je suis conscient des limites de l'analyse :
tous les revenus ne sont pas fiscalisés, légalement ou pas
il faudrait faire une analyse pluri-annuelle
et la compléter par une analyse de la répartition des patrimoines.
Il y avait en 2011 36 millions de foyers fiscaux (36 389 256 exactement).
Le 1 % le plus riche correspond alors à 363 892 foyers. Combien gagnent ces super-privilégiés ? La DGFiP nous apprend que 0,39 % des foyers déclarent des revenus supérieurs à 200 000 euros, et 1,79 % plus de 100 000 euros.
Pour un foyer de deux personnes, 200 000 euros correspondent à 8 300 euros par mois pour chacun et 100 000 euros à 4 150 euros. Ce qui n'est pas négligeable, mais est très loin de la grande fortune et du capitalisme. Parmi les « plus de 100 000 euros », les salaires représentent 47 % des revenus imposés, et les retraites et pensions 7 % !!
Le 1% qui ne fait pas partie du « peuple-classe2 » gagnerait donc au-dessus de ces sommes, sans distinguer s'il s'agit de salaires, publics ou privés, de dividendes, de revenus de l'entreprise individuelle.
Et les 10 % ?
On apprend des mêmes statistiques que 9,42 % des foyers fiscaux déclarent plus de 50 000 euros par an, soit 2 100 euros par personne et par mois. Donc, au-dessus de 2000 euros par mois, on ne fait plus partie du « peuple social » !!
1 %, c'est aussi environ la part des foyers fiscaux qui payent l'ISF :
http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2172.asp
La plupart sont âgés, le patrimoine imposé est essentiellement foncier, les biens professionnels ne sont pas imposés.
En conclusion, si on vaut faire une analyse scientifique et opérationnelle de la société française, les catégories statistiques doivent être un moyen d'analyse, mais pas une explication en soi.
1 Montant de l'impôt qu'il fallait payer pour être électeur ou éligible.
2 Avec une définition totalement différente de celle des inventeurs du concept, tels Abraham Léon, qui constate, à propos des Juifs, la coïncidence entre un positionnement économique et l’appartenance à un groupe défini par sa langue ou sa religion. L'analyse de Léon peut être transposée aux Peuls, aux Chinois ou Indiens en Polynésie, aux Syro-libanais en Afrique occidentale.