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Billet de blog 5 juillet 2015

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Gramsci au Lycée Pro. Episode 1: Au début coule une révolution.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je pose ici ma casquette de militant du DAL pour prendre celle de mon métier d'enseignant de Lettres-Histoire-Géographie en Lycée Pro. Cette année dans le cadre de mon année de stage, j'ai du effectuer un mémoire professionnel. En pleine tourmente "Charlie", j'ai décidé de consacrer celui-ci à l'enseignement de l'Education Civique au Lycée Pro, révélateur de la crise éducationnelle intra muros de l'Ecole.

Ce mémoire a été achevé en mai 2015, aussi n'est-il pas à jour sur un certain nombre de nouveautés dans les programmes, les éventuels lecteurs m'en excuseront. Par ailleurs, il est court et insuffisamment développé étant doné l'absurdité de faire un mémoire en si pe de temps et en étant si occupé à préparer ses cours, absurdité de l'ESPE qui n'est hélas pas la seule... Trêve de bavardage et voici le premier épisode d'une saison gramscienne qui en compte neuf, qui paraîtront chaque semaine de cet été.

Introduction

Pourquoi s'intéresser à l’Éducation Civique au Lycée Professionnel avec Gramsci?

« Comment en est-on arrivé là ? », « quel rôle donner à l'école dans la dérive de certains jeunes ? », « Mais que font les professeurs ? », « Qui sont ces jeunes qui refusent la minute de silence ? »....Toutes ces interrogations tombées en avalanche après les attentats du 7 au 9 janvier 2015, vinrent frapper d'estoc le navire de l’Éducation Nationale. Les frères Kouachi, Amedy Coulibaly ne sont pas des étrangers qui n'auraient jamais eu l'opportunité de découvrir la pensée éclairée des Lumières, ils sont des enfants de la République française, passés dans ses écoles et non dans des madrassas talibanes au cœur de l'Afghanistan. Les attentats, leur instantanéité médiatique donnèrent lieu à des situations pour le moins délicates pour les enseignants et les élèves. Une minute de silence décrétée du jour au lendemain, alors que la traque des trois meurtriers tournait encore en boucle sur les chaînes d'infos continues, sans aucune préparation préalable dans les établissements. Des consignes peu claires pour les élèves, ainsi dans mon lycée, une affiche publiée par la direction demandait à ceux ne souhaitant pas faire la minute de silence d'aller dans le couloir. Des motifs de minute de silence qui, par manque de concertation, varièrent d'une classe à l'autre : « Pour la liberté d'expression », « Parce que nous sommes tous Charlie », « Pour les victimes des attentats » (ce fut le mien), « Contre l'intégrisme religieux ». Des services de police demandant aux chefs d'établissement le nom des récalcitrants ayant refusé la minute de silence alors qu'elle leur était permise par certains chefs d'établissement dans des communications affichées sur les murs des lycées, un enfant de 8 ans convoqué par la police après des propos ambigus... Cette hystérie collective se poursuivit avec la placardisation d'un professeur de philosophie, Jean François Chazerans, coupable d'avoir initié un débat critique sur les attentats au lycée Victor Hugo de Poitiers. Ces lignes lui sont dédiées, à lui et toutes celles et ceux qui contre vents et marées essaient d'enseigner un sens critique, politique dans leur établissement, là où on ne trouve que la novlangue des « responsables » n'ayant plus mis les pieds dans une salle de classe depuis leurs écoles Prépa.

Comment en est-on arrivé là ? Non pas tant aux seuls attentats qui mériteraient une analyse allant bien au delà de l’école, qui ne peut porter à elle seule les écueils des parcours de ces trois là, mais plus largement à la crise du politique et de la formation citoyenne au sein de l’école. Les signes sont agités comme autant de chiffons rouges par la sphère des grands médias : abstention électorale qui augmente, actes d'incivilité, repli communautaire, défiance vis à vis des symboles de la République.... Les sujets de préoccupation affluent dans les émissions de télévision et de radio, sur la toile, et l’école semble devoir en porter une responsabilité et y apporter des solutions, à tort ou a raison.. C'est de cette idée que l’école devrait assurer à elle seule la formation citoyenne que m'estvenue l'idée de ce modeste mémoire sur le rôle de l’éducation civique à l'école. En effet, c'est cette matière qui est censée assurer aux élèves une formation citoyenne. Pourtant, imbriquée entre le programme d'Histoire et de Géographie, l’éducation civique est réduite à la portion congrue, toujours entendue mais rarement écoutée. Aussi, comment espérer une formation fructueuse des élèves sans davantage de moyens accordés à leur éducation civique et, disons le, également politique. D'une certaine manière l’éducation à la citoyenneté, reflète évidemment plus qu'une discipline scolaire mais surtout l’état d'une société. L’éducation civique doit être comprise comme un ensemble de valeurs, de savoirs, de pratiques devant permettre aux futurs citoyens de participer à la res-publica, la chose publique.

L'objectif est bien de comprendre comment cette matière est appréhendée par les enseignants, les élèves, en quoi elle est d'une certaine manière symptomatique de la crise politique qui règne dans la société française et a fortiori dans son école. Pour cela, il est intéressant de se pencher sur sa création dans notre pays, son développement passé et actuel ; puis je raconterais les expériences concrètes d'enseignement que j'ai mené auprès de mes classes. Enfin, il faut comprendre pourquoi cette matière ne suffit pas à endiguer la crise de confiance citoyenne actuelle et proposer une mise en pratique du politique. Au fil de ces lignes, nous cheminerons avec un intellectuel qui est Antonio Gramsci. Qui est il ?

Journaliste, militant, dirigeant du Parti Communiste italien dans les années 1920, Antonio Gramsci est une figure intellectuelle majeure du XXème siècle et revient dans le débat intellectuel contemporain. Pourquoi utiliser la pensée de Gramsci pour étudier l'éducation civique au Lycée Professionnel ? D'abord car je pense que ses concepts sont opérants pour comprendre la crise de confiance politique que vit la France et les questions qu'elle pose, et en bout de chaîne l'enseignement de la matière Education Civique. Ensuite parce qu'utiliser Gramsci, ce n'est pas seulement brandir un arsenal de concepts marxistes, mais bien des concepts reconnus dans les Sciences Humaines comme pertinents : Cultural Studies, Subaltern Studies, école gramscienne de relations internationales... Par ailleurs, les idées de Gramsci sur l'éducation sont assez concordantes avec la mise en place des Lycées Professionnels. Lui, l'autodidacte, a prôné la formation toute la vie mais plus encore la symbiose des enseignements intellectuels et manuels dans le système scolaire. Il y voyait un moyen de ne pas dissocier ceux qu'il nomme les « intellectuels organiques» du reste de la société, ce qui aurait permis « de nouveaux rapports entre travail intellectuel, et travail industriel, non seulement à l'école mais dans l'ensemble de la vie sociale ».1 Le Lycée Professionnel, d'une certaine manière répond à cette aspiration même si l'éducation politique y est bien moindre que ce qu'aurait espéré l'auteur des Cahiers de prison (1947).

Dans ces Cahiers de prison (1947) on retrouve justement des concepts dont je postule qu'ils permettent de saisir la situation de crise éducationnelle actuelle.

D'où je parle ?

Après des études d'Histoire et de Géographie, je me suis orienté vers le professorat. J'ai donc passé d'abord mon CAPES d'Histoire-Géographie en 2011 que j'ai raté. Une de mes chances a été au cours de cette année de découvrir le concours de professeur Lettres- Histoire-Géographie pour les Lycées professionnels, CAPLP. Mon orientation a été immédiate pour plusieurs raisons. La première c'est que ce concours était plus abordable que le CAPES et que ma situation financière ne me permettait pas d'envisager un nouvel échec à celui-ci. Ensuite, car la bi-valence m'a tout de suite intéressée, aimant lire et trouvant là l'opportunité de ne pas cloisonner mon enseignement à l'Histoire-Géographie. Cependant , la raison la plus profonde est sociologique. La France compte actuellement 2 800 000 de lycéens, 667 500 d'entre eux sont au Lycée Professionnel, une part non négligeable composée en grande majorité de jeunes issus des classes populaires. Cette origine sociale des élèves a été une motivation déterminante de mon engagement au Lycée Pro, souhaitant cotoyer surtout des enfants des classes populaires dans mon métier d'enseignant, je n'envisage toujours pas aujourd'hui d'enseigner pour des élèves de classe Prépa.

Cette volonté est en grande partie dû à ma conception en partie marxiste de la société, à savoir que je pense que des classes sociales existent même si elles n'ont pas aujourd'hui toutes la conscience de leur existence, ce qui empêche toute lutte claire entre elles. Je dois ce positionnement politique à plusieurs facteurs : mon environnement familial plutôt marqué à « gauche » même si non militant qui m'a apporté un habitus culturel suffisant pour obtenir des diplômes universitaires, puis mes engagements militants. Ceux ci ont eu plusieurs déclencheurs, mais le plus « déclencheur » fut le référendum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen, je fis partie des nombreux français se passionnant pour le débat au début duquel j'étais indécis et au terme duquel j'ai voté « non » comme 53 % de mes compatriotes. Cette échéance électorale m'a permis de me situer davantage politiquement et de creuser ce sillon alors que j'étais en première année de Faculté. L'année suivante je me suis engagé dans l'association politique Motivé-e-s, célèbre pour certains de ces membres (le groupe de musique Zebda) et son score aux élections municipales toulousaine de 2001 ( 12,5%). J'y ai beaucoup appris sur les questions de démocratie et les mouvements sociaux issus de l'immigration, j'ai fini par en être secrétaire de direction auprès des élus municipaux du groupe de 2007 à 2008. Dans le même temps, j'ai eu la chance de poursuivre mes études à l'Université du Mirail dans une période où de nombreuses grèves étudiantes ont eu lieu : 2006 (Loi Egalité des Chance dite aussi CPE), 2008 (LRU1), 2009 (LRU 2). J'ai fait partie des étudiants y ayant participé très activement, profitant de ces mouvements sociaux pour renforcer ma conscience politique et découvrir de nombreux penseurs : Bourdieu, Castoriadis, Arendt, Marx, Sankara, Bakounine, Gorz, Fanon, Reclus, Durruti, Makhno,Lénine,Trotsky, Louise Michel, Jaurès, Foucault... et surtout Gramsci dont les concepts sont, à mon sens, très utiles pour rendre intelligible notre époque. Ces apports scientifiques ont été complémentaires à ma formation universitaire plus classique auprès de professeurs d'Histoire dont certains m'ont marqué : Rémy Cazals et Alain Boscus notamment. C'est avec ce dernier que j'ai effectué un mémoire de recherche qui m'a formé à la méthode historique : « Marcher ou Mourir » sur La Marche pour l'Egalité et contre le Racisme de 1983 dite aussi Marche des Beurs. En utilisant les travaux d'Abdelmalek Sayad, de Saïd Bouamama et de Gérard Noiriel, un des grands postulats de ce mémoire était que le manque de mouvements sociaux intégrateurs amenait les jeunes générations issues de l'immigration, mais pas que, à des difficultés d'intégration et d'identification dans la société française. J'évoque ce postulat car il a sa part dans la crise politique traversée actuellement et sur laquelle nous reviendrons. Une fois l'Université quittée, je suis entré en 2010 à l'IUFM en pleine réforme de la masterisation mise en place par le gouvernement de Nicolas Sarkozy, ce qui valut aux formateurs et aux étudiants des situations souvent cocaces pour utiliser un euphémisme. Au bout de deux ans j'ai décroché mon CAPLP, simultanément je me suis engagé dans l'association Droit Au Logement qui a pour vocation comme l'indique son slogan de défendre le droit humain d'accès à un toit pour chacun. L'association insiste aussi sur la manière d'y arriver qui est la lutte collective devant instaurer un rapport de force avec les institutions pour faire respecter la loi sur les questions d 'hébergement et de logement. Mon parcours militant qui fête ces dix ans en 2015 était nécessaire pour expliquer d'où je parle, avec quelles idées, et avec quels objectifs. Bien sûr cet engagement n'intervient pas de manière prosélyte devant mes élèves, je ne le mentionne jamais, mais il influence forcément ma manière de lire et d'appréhender une question du programme et ma place en tant que professeur. En revanche il n'en a pas sur les méthodes pédagogiques que j'emploie me cantonnant pour le moment à celles prescrites par mes formateurs, par prudence mais aussi car nos marges de manœuvre devant des élèves parfois réticents et regroupés dans 40-50 mètres carré, sont limitées. Ma première année de stage s'est passée au lycée Camel à Saint Girons en Ariège où je pense qu'elle s'est relativement bien déroulée ce qui ne fut pas l'avis de l'inspecteur venu me voir en fin d'année. A sa demande j'ai donc « redoublé » mon année de stage, que j'effectue cette année au lycée Bourdelle de Montauban où j'ai la sensation de réaliser du travail correct mais encore largement perfectible, tant l'apprentissage du métier d'enseignant est constant. C'est donc à partir de ce parcours, de mes trois années de surveillant dans un lycée, Clément Marot à Cahors (2010-2013), et de mes presque deux années d'enseignement au lycée Bourdelle que je vais développer ma réflexion. Pierre Bourdieu disait qu'il faut savoir d'où l'on parle, j'espère avoir éclairé le lecteur sur cette question.

I : L’Éducation Civique, trajectoires et état des lieux.

«L'Art de former les hommes en tout pays, est si étroitement lié à la forme du gouvernement qu'il n'est peut être pas possible de faire aucun changement considérable dans l'éducation publique sans en faire dans la constitution même des états ».

Helvétius,  De l'esprit, quatrième discours (1759).

A : Au début coule une révolution...

Nous pourrions remonter dès l'Antiquité aux grecs et romains pour trouver trace d'une volonté de donner une éducation citoyenne et politique aux citoyens. Cependant, par souci de concision nous nous cantonnerons ici au territoire national pour l'étude de l'éducation citoyenne et politique.

En France, c'est à la Révolution de 1789 que l'on attribue souvent le début de cette volonté. Le projet est d'aboutir à « l'homme nouveau » né du bouleversement social et idéologique de la Révolution. Avant toute chose, je tiens ici à remercier mes deux sources essentielles. La première provient d'un éducateur populaire dont le nom est Franck Lepage, qui m'a enrichit dans ses conférences gesticulées éclectiques, on les trouve facilement sur le site de son association d'Education Populaire, Scop Le Pavé1. Le second est un historien, Marcel Dorigny, qui a publié une communication intitulée La citoyenneté, un projet  en 1989, soit pour le bicentenaire de la Révolution Française. Même si cette communication fête ses vingt-six printemps, elle n'a rien perdu de sa jeunesse et donne une vision très claire des projets éducatifs de la Révolution Française. Dans le sillage du mouvement des Lumières, le souffle de la Révolution française veut rénover le système éducatif, transformer de fond en comble celui existant sous l'Ancien Régime. Cela va dans le sens d'une transformation de la société avec de nouveaux idéaux politiques, qui veulent balayer la société d'ordres (Tiers-État, Clergé, Noblesse) qui était alors en cours. Ainsi, c'était l'ordre et la naissance qui permettait d'accéder aux hautes charges publiques, et non le mérite individuel. Or, c'est ce dernier qui devait dès lors être valorisé dans la nouvelle conception de la société, et l'outil de cette valorisation passait par la formation de tous les citoyens. L'élan d'une nouvelle société s'appuie aussi sur l'idéal laïc des Lumières, réticent à confier cette nouvelle instruction citoyenne à une Église jusqu'ici prépondérante. Autre élan, celui de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1791 qui entendait transformer les anciens sujets du roi en citoyens participant à une démocratie politique même relative, le cens et le sexe étant des facteurs d'exclusion. L’Instruction Publique n'a pas alors seulement un rôle d'apprentissage mais aussi celui d'insuffler chez les nouveaux citoyens, petits et grands, un « esprit public ». Pour illustrer cet idéal, Marcel Dorigny cite un membre de l'Assemblée Constituante, Jean Joseph Mounier, dont la déclaration assez radicale contraste avec son positionnement « modéré » : "L'éducation actuelle des collèges à la fin du XVIIIème siècle est encore celle du XIIème, un vieux bâtiment gothique élevé dans un siècle barbare, il faut entièrement le renverser pour en construire un nouveau, on ne peut rien conserver "2.

Un autre personnage qui peut lui aussi être alors considéré comme « modéré » insiste sur la dimension politique que doit prendre la formation des citoyens. Il s'agit de l'évêque d'Autun, Talleyrand, connu pour sa capacité à se fondre dans l'air du temps et qui s'intéresse alors de très près à l'éducation : "L'éducation est l'art plus ou moins perfectionné de mettre les hommes en toute valeur tant pour eux que pour leurs semblables, de leur apprendre à jouir pleinement de leurs droits, à respecter et remplir  facilement tous leurs devoirs, les hommes, disait Talleyrand, sont déclarés libres (allusion à la déclaration des droits) mais ne sait-on pas que l'instruction agrandit sans cesse la sphère de la liberté civile et que seule  elle peut (cette instruction) maintenir la liberté politique contre toutes les espèces de despotisme, les hommes sont reconnus égaux (donc liberté/égalité, les deux thèmes de la déclaration des droits de l'homme) et pourtant combien cette égalité des droits serait peu sentie , serait peu réelle au milieux de tant d'inégalités de fait, si l'instruction ne faisait pas sans cesse effort pour rétablir le niveau"1.

L'éducation n'est donc pas seulement une formation de connaissances, elle est aussi une action pour réduire les inégalités sociales.

Si les révolutionnaires sont d'accord sur les objectifs, la méthode est elle discutée et disputée, l'éducation étant un thème sur lequel beaucoup de révolutionnaires se sont penchés pour en donner leur vision. Citons Mirabeau, Talleyrand, Condorcet, Lepeltier de Saint Fargeau, Lakanal, Lantonas qui donnent tous leurs avis sur des sujets aussi nombreux et intéressants que : la gratuité de l'école, l'obligation scolaire, la laïcité, le rôle de l’État, la formation des adultes.2

Nous n'avons hélas pas le temps d'aborder ces derniers, mais nous recommandons chaudement de se reporter aux travaux de Marcel Dorigny cités plus haut. L'essentiel pour le sujet qui nous concerne est de retenir que l'éducation citoyenne voulue par les révolutionnaires est chevillée à la transformation de la société. Une transformation devant faire table rase de la société d'Ancien Régime et tendre vers une société plus égalitaire, où chaque citoyen est pris en charge par l'Instruction Publique, cela toute sa vie via la formation des adultes. Dès lors, la formation civique se doit d'être quasi-continue et permanente. Hélas, la Révolution ne débouche pas sur un long fleuve tranquille, le limon qu'elle a soulevé de la terre où il dormait accouche de remous pour leur donner des formes insoupçonnées qui empêchent le projet d'éducation originel des Condorcet, Talleyrand et autres Lepeltier de Saint Fargeau. Consulat, Empire, Restauration, Seconde République, Second Empire se succèdent, aboutissant sur un nouvel épisode révolutionnaire, souvent minoré pour sa durée et pourtant important : la Commune de Paris. Les Communards s’opposent alors à l’enseignement traditionnel imprégné du culte catholique. Ils voulaient, comme l’écrit Jules Vallès dans Le Cri du peuple, que l’enfant devienne à la fois capable de gagner sa vie et soit apte au travail intellectuel, les deux allant de pair. Inutile de rappeler les avancées considérables et avant-gardistes instaurées pendant l'épisode communard : suffrage universel, début d'égalité salariale entre hommes et femmes, séparation de l’Église et de l’État, école gratuite et laïque. Ce projet de société devait reposer sur une formation accrue des citoyens comme acteurs de celle-ci. Brisée par la « semaine sanglante », la Commune n'en a pas été moins annonciatrice des avancées de la décennie 1880, voire du siècle suivant si l'on considère la question du vote des femmes.

Des Lois de 1880 au rendez-vous manqué avec l’Éducation Populaire

C'est au début des années 1880 que la formation du citoyen revient en force avec l’avènement de la Troisième République, élément important de l’École Républicaine, définie dans les programmes de 1883. L'instruction Civique est alors liée à la morale et à l'Histoire-Géographie. Il s'agissait de former un individu imprégné des valeurs républicaines et pouvant exercer sa citoyenneté faite de droits et devoirs dans le cadre de celle-ci. Ces grands principes ne sont pas remis en cause jusque 1940 et l'arrivée au pouvoir du régime de Vichy qui supprime le terme d' « instruction civique » pour le remplacer par une « action morale » enseignée une heure par semaine aussi bien dans les écoles primaires que dans les lycées.1

La Libération ouvre de nouvelles voies pour cet enseignement. L'après Seconde Guerre Mondiale est un moment important dans la tournure qu'allait prendre ou non la future éducation citoyenne. Le vent du Conseil National de la Résistance souffle, la réflexion sur la manière dont on a pu arriver à la catastrophe mondiale provoquée par les régimes fascistes, nazis, et en France, le Régime de Vichy, a son importance. Partant du principe que la misère socio-économique engendrée par la crise capitaliste de 1929 avait été le terreau de la montée du nazisme, il fallait réfléchir autrement la question de l’éducation. L'Allemagne nazie était un pays de personnes éduquées ce qui n'a pas empêché la Shoah, des Français, pourtant enfants de la République, ont collaboré. Bien entendu, nous devons préciser que les travaux d'historiens et philosophes, comme Georges Bensoussan, Anna Harendt ou encore d'Enzo Traverso, montrent que la généalogie du crime nazi, du génocide des juifs et des tziganes repose sur des racines plus profondes et complexes que la seule crise de 1929. Toutefois, ne disposant pas de ce matériau qui les aurait toutefois conforté, les anciens résistants engagent une réflexion sur le thème de l'éducation politique. Frank Lepage, militant de l’Éducation populaire et chargé de recherche associé à l'Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire raconte cet épisode dans une de ses « conférences gesticulées ».2

C'est en 1942 à Alger que le gouvernement provisoire de la République Française crée le premier Ministère de l’Éducation Nationale, et non plus de l'Instruction Publique, ce qui clôt un débat vieux de la Révolution Française entre éducation et instruction.

Le nouveau ministre se nomme Jean Guéhenno, philosophe proche du Parti Communiste. Dans la lignée de Condorcet et des révolutionnaires le ministère met l'accent sur la nécessité de faire non plus de l'instruction morale, mais bien de l’Éducation Politique. Celle-ci induit un travail critique permanent car la démocratie ne se décrète pas, elle se pense pour la choisir face à des régimes dictatoriaux. Dans cette optique, elle doit aussi toucher les adultes, on pense particulièrement aux jeunes majeurs de l'époque, naît alors en 1944 la Direction de « l’Éducation Populaire et des Mouvements de Jeunesse » chargée de former en continu les adultes. Une ambition qui a ses origines chez les penseurs de la Révolution Française et est encore au goût du jour sur certains sujets, il suffit de penser au « Plan de formation continue exceptionnel » qui doit être déployé dans les prochains mois par le Ministère de l’Éducation Nationale sur la question de la laïcité.

Mais revenons au projet avorté de Jean Guéhenno, nous disons bien avorté car, sous fond de tensions entre le Parti Communiste et les Gaullistes en 1948, l’Éducation Populaire qui était censée compléter la formation citoyenne fut engloutie par la Direction Générale au nom paradoxal « de la Jeunesse et des Sports ». Mécontent de cet enterrement de première classe, Jean Guéhenno démissionne, le projet d'éducation politique des citoyens est oublié, et désormais « l'éducation populaire » se dilue entre le Ministère de la Jeunesse et des Sports et celui de la Culture, qui loin du théâtre de Jean Villar, peine à être populaire.

Cet épisode est important car il marque un rendez-vous manqué sur la formation citoyenne et continue. En effet, un véritable Ministère de l’Éducation Populaire aurait pu jouer un rôle important pour soutenir le rôle du Ministère de l’Éducation Nationale dans la formation des futurs citoyens.

Des jours heureux aux jours moroses.

Ce qu'il en reste après la Seconde Guerre Mondiale est une heure d'Instruction Civique hebdomadaire instaurée sous l'impulsion de l'Inspecteur Général, résistant et marqué par les mouvements d’Éducation Populaire, Louis François. Elle est cependant très vite reléguée à une heure par quinzaine de jours1. D'ailleurs le terme d'instruction morale et civique n'étant plus mentionné qu'en sous titre, l'enseignement se nomme désormais : « Programme d'initiation à la vie sociale » et a pour but d'ouvrir l'élève au fonctionnement de la vie publique et son rôle de citoyen. Il n'y aura guère de changements jusqu'aux années 1960, décennie où la société française connaît de nombreux bouleversements : fin des guerres coloniales, accélération de la société de consommation , construction européenne, libéralisation des mœurs. La place de l'individu prend le pas sur le collectif, la dimension politique de la res-publica est mise en retrait devant les dimensions sociales et économiques de la vie française. De plus, le mouvement social de mai 1968 entraîne une méfiance vis-à-vis de cette instruction civique et morale : on y voit la parole de l'idéologie du pouvoir. En primaire, l'Instruction Civique disparaît comme discipline en 1969, dans le secondaire elle est remplacée par un « enseignement d'initiation à la vie économique et sociale » en 1975 avec la réforme Haby2. L'enseignement ne réapparaît qu'en 1985 sous le terme non plus d'Instruction mais d’Éducation Civique. Les années 1980 sont marquées par une série d'événements qui poussent à cette décision : premières révoltes dans des quartiers populaires, affaire du voile de Creil, crise scolaire de 1984... Jean Pierre Chevènement réintroduit alors l’Éducation Civique à l'école primaire et au collège en privilégiant notamment l'étude des institutions et l’apprentissage des valeurs républicaines. Les débats sur la question dans la décennie 1990 accouchent en 2000 à l'introduction de l’Éducation Civique Juridique et Sociale (ECJS) dans les lycées. Après l'élection de Nicolas Sarkozy, l'instruction morale et civique revient en primaire en 2008, le rapport de l'essayiste de droite Alain-Gérard Slama va d'ailleurs dans ce sens1. François Hollande, nouveau Président de la République depuis 2012, annonce via la voix de son Ministre de l’Éducation Nationale d'alors, Vincent Peillon, une « Refondation de l'école », actée par une loi d'orientation éponyme, le 8 juillet 2013. Cette refondation concerne aussi l'Enseignement moral et civique qui a fait l'objet d'un projet de la part du Comité Supérieur des Programmes le 3 juillet 20142. Nous allons bien sûr étudier ce projet qui entrera en vigueur à la rentrée scolaire 2015 et qui donne un nouvel éclairage sur les volontés politiques concernant la citoyenneté.

1A. Gramsci, Cahiers de prison (5 tomes) textes présentés par Robert Paris, Gallimard, Paris, 1983.

1http://www.scoplepave.org/

2Marcel Dorigny, « La Citoyenneté, un projet ». Communication aux journées d'études de la FFMJC, 1989.

1Marcel Dorigny, « La Citoyenneté, un projet ». Communication aux journées d'études de la FFMJC, 1989.

2Ibid.

1Alain Bergougnioux : La revue de l'Inspection Générale « Existe t-il un modèle éducatif français ? », septembre 2006.

2 Incultures - Tome 1, L'éducation populaire, Monsieur, ils n'en ont pas voulu… ou Une autre histoire de la culture, Cerisie, 2007.

1François Audigier et Laurence Loeffel dans une « Histoire de l'Ecole », Editions Retz, 2010.

2Alain Bergougnioux : La revue de l'Inspection Générale « Existe t-il un modèle éducatif français ? », septembre 2006.

1Alain-Gérard Slama, Avis et rapports du Conseil Economique, Social et Environnemental, 2009.

2Projet d'Enseignement moral et civique, Conseil Supérieur des Programmes, 3 juillet 2014.

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