C :Remonter à la source.
Réinjecter du politique
Le constat que je trace n'est pas réjouissant, mais il n'est pas question ici de se résigner. Bien au contraire des chemins de ré-enchantement du monde existent, ils débutent par des sentiers où se dessinent les pas du sens commun. Injecter du sens là où on ne trouve que du rance. Les professeurs se vivant comme les « intellectuels organiques » dont parlait Gramsci doivent retrouver leur rôle, diffuser une nouvelle conception du monde, assumer un rôle directeur dans une vision émancipatrice du monde être des « persuadeurs permanents ». Il faut recréer du sens commun entre la parole professorale et le réel tel qu'il peut être vécu par une grande partie des classes populaires. Ce lien permettra de ne pas rendre les discours des professeurs obsolètes voire bureaucratiques pour les élèves de Lycée Pro. La solution la plus réaliste afin d'y parvenir est de lier le verbe à l'action.
Dispenser des connaissances et désormais des compétences dans une classe à l'espace clos ne suffit pas pour faire vivre le « politique » et s'en faire une idée non abstraite. Mais d'abord entendons-nous sur le sens que nous donnons ici au politique. Il s'agit bien de la Politeia qui concerne le fonctionnement d'une société, d'un groupe social et qui a trait au collectif, et non de Politikè qui fait référence à la pratique du pouvoir et à son exercice. Nous devons nous concentrer sur la Politeia, celle qui crée du vivre ensemble ce qui ne l'empêche pas de créer des clivages qui sont inhérents à tout groupe humain.
Un engagement citoyen dans la société civile
Cette Politeia se trouve dans la société civile, étant entendu par société civile les associations, les syndicats, les ONG ; les partis politiques sont eux membres de ce que Gramsci nomme « La société d’État » et les entreprises en tant qu'agents d'intérêts économiques privés ne peuvent se prévaloir au travers d'éventuelles fondations de faire partie de ce qui est délimité plus haut comme société civile. Être dans la société civile ne signifie pas être étranger du politique, bien souvent elle est le lieu où les luttes d'idées, culturelles et sociales peuvent se jouer entre individus et groupes sociaux, c'est donc dans cette société civile que les élèves doivent aller pratiquer leur citoyenneté et parfaire leur éducation politique. Plusieurs avantages à cette proposition.
Tout d'abord, l'élève peut développer une citoyenneté dans une certaine autonomie hors des murs de l'école, cette pratique lui permet de découvrir les droits liés à l'organisation qu'il a choisi, à se confronter à un sujet de société. Plus encore elle peut permettre de trouver une place valorisante entrant pleinement dans le don-contre don, voir les problèmes sous l'angle théorique en cours et pratique sur le terrain. Enfin, cerise sur le gâteau, cette mise en pratique de la citoyenneté remet du sens commun entre l'école, les élèves et la société civile. Un engagement débuté en Seconde se poursuivra peut être tout au long de la vie sous des formes différentes.
Ce n'est pas seulement une réforme de la manière d'enseigner l’Éducation Civique qui est proposée c'est aussi une transformation des élèves en citoyens actifs. Leur permettre de dépasser ce que Gramsci nomme les revendications eco-corporatistes (intérêts particuliers) pour accéder au plan éthico-politique (optique universaliste). C'est ce qu'Aristote nomme la « catharsis » qui doit aboutir à une libération intellectuelle de l'individu qui comprend que ses intérêts particuliers et les revendications qui en découlent ne se suffisent pas à elles mêmes et qu'il faut les inscrire dans un projet de société plus large. La « catharsis » pousse l'individu à chercher et trouver du sens commun, et lui redonne une place dans la société.
La fausse piste du Service Civique
On objectera que le Service Civique existe déjà, d'ailleurs François Hollande a fêté ses cinq ans en mars dernier. Il a même annoncé vouloir renforcer le dispositif destiné aux jeunes de 16 à 25 ans qui ne satisfait qu'une demande sur quatre actuellement, si bien que le président l'a qualifié de « privilège » et non de « droit »1.
Créé le 10 mars 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, pour encourager l'engagement des jeunes, ce service permet aux 16-25 ans d'effectuer une mission d'intérêt général de six à douze mois, indemnisée 573 euros nets par mois, auprès d'associations, de collectivités ou de services publics (hôpitaux, écoles...). Alors qu'on pourrait émettre des doutes sur un engagement citoyen au sein des services publics devant relever de l’État et non de la société civile, et même s'interroger sur le fait que les jeunes en service civique puissent remplacer dans leurs tâches des professionnels de la santé par exemple et donc supprimer de l'emploi, le président Hollande propose lui de le renforcer. Ainsi a-t-il assuré que d'ici 2016, 150 000 jeunes pourraient chaque année en profiter contre 35 000 en 2014. Pour rendre plus solennel ce service civique, une réception sera assurée tous les 10 mars en l'honneur de tous les jeunes ayant accompli leur service dans toutes les préfectures de France et un certificat leur sera décerné. Plus encore, les engagés volontaires défileront aux côtés des militaires tous les 14 juillet. Voici donc ce qui est proposé par le gouvernement actuel en terme de solution au réengagement des jeunes. Or il y a à mon sens un gros hiatus, c'est que ce service repose, comme son nom l'indique, sur le civisme c'est à dire la connaissance de ses droits et devoirs, mais aussi le respect des institutions, il ne permet néanmoins pas la construction d'une conscience politique. Cette convergence des deux partis dits de « gouvernement » sur ce que doit être l'engagement citoyen nous renvoie au « transformismo » évoqué plus haut et au consensus entre les deux partis sur beaucoup de questions.
Non seulement le service civique ne peut être considéré comme de l'éducation politique, mais en plus en étant facultatif, il risque de recréer des distinctions entre les jeunes y participant et ceux n'y participant pas. Le service civique peut donc être opérant pour des jeunes ne sachant pas encore ce qu'ils vont faire de leur avenir dans un contexte de chômage de masse, mais il est inopérant pour créer de l'éducation politique. Cette dernière doit être réinjectée dès le lycée. Pour cela le gouvernement a prévu une "réserve citoyenne" qui doit permettre notamment de faire appel à des intervenants extérieurs dans les établissements pour développer l'éducation à la citoyenneté et à la laïcité, il a annoncé avoir décidé d'en confier la configuration à Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, et à Claude Onesta, entraîneur de l'équipe de France de hand-ball. Là encore rien de bien innovant, des enseignants le font déjà et le verbe ne fait que renforcer le verbe. Or c'est bien la pratique citoyenne et politique qui doit être mise en place par l’Éducation Citoyenne.
Une esquisse d'organisation de la mise en pratique citoyenne et politique.
L'enseignement d'une Éducation Civique tournée vers la pratique de la citoyenneté nécessite forcément un bouleversement du rythme scolaire et un volant horaire important. On peut imaginer que l’Éducation Civique soit une matière aussi importante, voire davantage que les autres. Le parcours de l'élève de Lycée Professionnel en Éducation Civique se diviserait alors en six semestres entre le début de la Seconde et la Terminale. Lors de chacun de ces six semestres les élèves iraient dans une association, syndicat ou ONG de leur choix et présente localement. Aucun élève ne pourrait faire plus de deux fois son stage dans la même organisation de manière à s'assurer qu'il diversifie ses intérêts, et que des organisations ne deviennent pas des niches à stage pour les élèves. Le suivi des élèves serait alors encadré autant par les enseignants que par les membres de l'organisation dans laquelle il se trouve. Ponctuellement l'élève reçoit des cours théoriques sur le fonctionnement des institutions ou doit organiser des débats sur les sujets de société. Cette éducation citoyenne majoritairement hors l'école, serait ponctuée en fin d'année scolaire par le rendu d'un rapport ou d'un mémoire réflexif sur l'engagement de l'élève.
Imaginons deux études de cas que l'on pourrait rencontrer. Le premier, un élève passionné de pêche qui au premier semestre fait son stage citoyen dans une association locale de pêche, et au second dans l'ONG Greenpeace. Ces expériences lui permettent de toucher deux domaines d'application de la citoyenneté, le vivre ensemble et la gestion de ressources halieutiques locales d'un côté, puis la critique de la surpêche d'un côté et les moyens d'actions mis en œuvre par l'ONG pour l'atténuer. L'élève confronté à des pratiques et des idées différentes fait l'expérience concrète du débat d'idée dans la société, repère les questions qui font conflit et réussit par la suite à se faire sa propre opinion. Autre possibilité, une élève d'Aide Soin Santé à la Personne se destinant aux métiers de la petite enfance va faire son stage dans deux syndicats différents lors de sa première année afin d'y voir ce qu'ils proposent pour la défense des personnels de la petite enfance. Elle étudie les revendications, la vision de son futur métier par chaque syndicat, elle peut ensuite rendre compte des différences existant dans les deux sections syndicales dans lesquelles elle a fait son stage et se forger sa propre opinion. Ces clivages, ces différences de pratiques et d'idées, se construire une opinion à partir de ses connaissances mais aussi de son expérience concrète doit être le contenu des rapports rendus par les élèves en fin d'année. Ces rapports pourront être validés par l'enseignant d’Éducation Civique, et l'on peut imaginer un passage oral. Si l'action citoyenne des élèves doit être contrôlée, je ne pense pas qu'elle doit faire l'objet d'une note qui contraindrait de trop l'élève dans son autonomie, et qui reviendrait à une énième grille de compétences idiotes.
Face à une telle proposition, une des questions qui peut être posée est dans quelle association, et avec quels moyens. Je pense qu'il ne faut exclure aucune organisation de la société civile, à moins qu'elle fut interdite comme ça a pu être le cas encore récemment. Les associations confessionnelles doivent aussi faire partie du jeu, permettant de comprendre pour l'élève qu'il y a une place pour les aspirations ou les points de vue religieux qu'il peut trouver dans un engagement associatif, mais qu'il existe en l’État et son école un lieu laïque qui est justement garant de la tolérance de toutes les religions en s'assurant qu'elles n'interfèrent pas sur le fonctionnement de celui-ci, ce qui permet encore un apprentissage de la laïcité par la pratique. Un autre problème qui pourrait se poser est le lobbyng des associations pour accueillir un maximum d'élèves. Il faut que les organisations locales volontaires puissent être privilégiées, au moins les deux premières années, par ailleurs le fait d'interdire de faire plus de deux fois un stage dans une même organisation permet de faciliter une rotation des associations et d'éviter que les mêmes fassent effet d'entonnoir.
La mesure que je propose n'est pas révolutionnaire mais elle demande des efforts importants à l’Éducation Nationale pour la mettre en place. Cependant, la crise éducationnelle actuelle ne peut être résorbée et dépassée que par des mesures importantes, le temps des mesurettes peut durer, la crise ne fera que grandir. Il est temps de recréer du lien social, pour de vrai, d'assurer des échanges intergénérationnels, là aussi pour de vrai, de redonner sens à la politique, de comprendre les conflits qui existent dans une société et comment on peut les résoudre ou les maîtriser. Pour les organisations de la société civile, cette réforme serait gagnante : elle permet d'accoutumer les élèves à une citoyenneté du quotidien qu'ils poursuivront peut-être à l'issue de leur scolarité. Un enseignement de l’Éducation Civique ambitieux ne peut se faire sans mise en pratique. Souhaiter un monde meilleur demain ne peut se faire sans que les cadres éducationnels ne proposent des formes d'enchantement du monde qui passent d'abord via la création de liens solidaires entre les citoyens. Les lycéens en étant au centre de cette préoccupation, en la portant deviennent à leur tour les « intellectuels organiques » de Gramsci au sens où ils sont porteurs d'un changement de pratiques sociales. Une expérience comme celle-ci peut leur faire prendre conscience de leurs responsabilités, de leur place face à l'avenir et les amener à voir plus loin que leurs intérêts particuliers. C'est en quelque sorte renouer avec le projet des révolutionnaires, d'éduquer des citoyens suffisamment critique pour tendre à une liberté d'opinion, de leur donner les moyens de réduire les inégalités socio-économiques qui existent entre eux, tout cela en pratiquant une citoyenneté de fraternité et de sororité.
Conclusion :
Le choix d'un mémoire sur l’Éducation Civique au Lycée Professionnel n'est pas anodin. Celui de Gramsci comme phare permettant d'éclairer les facettes d'un tel sujet non plus. L’Éducation Civique est finalement à l'image de notre société, une matière, une préoccupation qui devrait être centrale et qui se trouve reléguée dans les programmes, tant quantitativement que qualitativement. Portée par le fleuve de la Révolution française, l'éducation citoyenne a connu bien des remous jusqu'aux rives de la Cinquième République. Où celle ci l'a mène t-elle ? A une relégation dans les programmes ? A un outil de distinction sociale entre élèves ? Plus encore à un récit repoussoir éloigné de toute prise avec la pratique ce qui tend à le décrédibiliser davantage.
Conséquence de la « crise organique » que nous traversons, les espaces éducationnels sont en crise, en dehors et à l'intérieur de l'école. Le professeur, et l'enseignement de l’Éducation Civique en font l'amère expérience et doivent faire face à ce défi. Gramsci, nous donne des outils pour comprendre cette crise, la manière dont elle intervient et comment y remédier. Le professeur en tant « qu'intellectuel organique » en crise ne peut à lui seul résoudre la crise inter-scalaire des institutions, l’École ne peut à elle seule compenser la crise éducationnelle de la classe politique, des mouvements sociaux, des médias, de la culture, et l'on pourrait y ajouter l'urbanisme, la prison, le travail, internet. Pourtant Gramsci nous le dit « pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté », et si l’Éducation Nationale surprenait en faisant de l’Éducation Civique l'acatium d'une nouvelle éducation à la citoyenneté et à la politique. Cela en lui donnant une place centrale dans le parcours des élèves, en décloisonnant l'apprentissage des murs de l'école et en partageant son rôle éducationnel à la citoyenneté avec les organisations de la société civile. D'aucun diront que cette proposition est utopique, irréalisable, non réaliste, déraisonnable. Répondons que c'est bien parce que tout ce qui allait à l'encontre de la secte néo-libérale a été rangé dans « l'irréalisable », « l'utopique », « l'irréaliste », « le déraisonnable », depuis plus de trente ans maintenant qu'il y a aujourd'hui désenchantement du monde et un accroissement de la frustration. Remettre du politique, c'est remettre aussi du rêve, de l'idéal, naviguer vers des eaux inconnues peut être, mais en faisant enfin gonfler les voiles d'une trière qui n'avance plus.
1 « Hollande veut renforcer et valoriser le service civique », Le Parisien, 09/03/2015.