III : Gramsci au Lycée Pro.
« Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté »
Antonio Gramsci, Cahiers de prison.(1937).
Pourquoi Gramsci ?
J'ai fait le choix dans cette dernière partie de faire un compagnonnage avec Gramsci et ses Cahiers de prison (1937), car je pense qu'un certain nombre de concepts proposés dans cette œuvre sont utiles pour saisir la situation politique actuelle et la crise éducationnelle qui en découle. En comprenant les mécanismes de cette crise on peut esquisser des solutions pour la résoudre, notamment via la matière scolaire de l’Éducation Civique.
Le premier concept dont nous allons user est celui de « crise organique ». La réalité organique désigne les fondements d'un moment historique, en particulier les relations de domination-subalternité qu'entretiennent les grandes classes sociales entre elles. Lorsque ces fondements s'effritent, que la distance d'intérêts communs entre les classes sociales se creusent on arrive à cette « crise organique » définie ainsi par Gramsci : « la crise consiste en ce que l'ancien se meurt et le nouveau ne peut pas naître ; pendant cet interrègne, une variété de symptômes morbides apparaissent » 1. On note l'emprunt à Tite-Live et son interregnum, dans son Histoire de Rome depuis sa fondation (-27 av J.C). Ce temps de la « crise organique » peut durer des décennies précise Gramsci, et plusieurs signes nous indiquent que nous y sommes. À l'échelle mondiale d'abord une fracture du « bloc historique », qui s'appuie sur la distinction marxienne entre basis (l'infrastructure qui correspond à l'économie) et uberbau (la superstructure qui correspond au politico-culturel). L'unité de la structure et de la superstructure fonde ce « bloc historique », y compris à l'échelle mondiale comme le soutient Robert Cox2. Or il existe aujourd'hui une fracture de ce bloc selon de nombreux penseurs, dont Régis Debray : « L'affichage croissant des appartenances identitaires est un phénomène mondial : la modernité est archaïsante, contrairement à ce qu'on nous disait au XIXème siècle. De même qu'on a vu que la modernisation techno-économique est une balkanisation politico-culturelle, c'est-à-dire que plus on s'unifie, plus on se fragmente. On voit aujourd'hui que plus on se modernise, plus on crée un vide d'appartenance, un vide de références. Les structures politiques sont récentes, les structures claniques, tribales et religieuses sont plus anciennes. En cas de crise, et il en va ainsi des individus d'ailleurs : une crise psychique c'est toujours la remontée des couches les plus archaïques, autrement dit quand on perd la mémoire, on perd la mémoire de ce qui s'est passé hier mais on garde la mémoire de ce qui s'est passé il y a cinquante ans. Donc aujourd'hui nous revoyons resurgir toutes ces couches archaïques qui sont beaucoup plus solides pour l'identification des gens que des appartenances précaires. Autrement dit le vide d'appartenances se comble partout avec un retour plus ou moins fantasmatique à des racines plus ou moins fictives, c'est un phénomène planétaire. Il importe que la République consciente de ce phénomène garde son identité. »1. Le vide qu'évoque Régis Debray concorde avec cette cette fracture du « bloc historique » signe de « crise organique ». Il devient compliqué pour un enseignant d'avoir un discours audible dans ce contexte mondial, de trouver un récit commun fédérateur a fortiori en Éducation Civique. Cela d'autant plus que les relais éducationnels hors l'école se trouvent également en crise au niveau national voire local.
A:La crise éducationnelle extra-muros.
À l'instar de ce que dit Gramsci, je pense que l'école ne peut relever à elle seule le rôle éducationnel des individus et des groupes d'individus. Plusieurs domaines sont désignés comme relevant d'une activité éducative : les institutions politiques, les médias, la culture, les mouvements sociaux et Gramsci a l'idée visionnaire d'y inclure la prison et l'urbanisme. Je vais essayer de passer en revue tous ces domaines, à l'exception de la prison et de l'urbanisme par manque de temps et parce que je ne pense pas avoir suffisamment de connaissances pour m'y pencher. De plus, pour être complet, il eut fallut ajouter une étude du travail comme lieu éducationnel.
La Montée de l'Insignifiance.
Débutons par les institutions politiques et la classe politique. Cette dernière, nous l'avons évoqué, n'inspire que peu confiance aux élèves et plus généralement aux français. De nombreux sondages d'opinion viennent étayer ce constat solide, ainsi le 13 janvier 2014 le journal L'Express annonçait les résultats d'un baromètre du CEVIPOF et du CNRS indiquant que « 87% des français considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas du tout de ce que pensent les gens comme eux », à cela s'ajoutait que 69% des interrogés estimaient que la démocratie en France ne fonctionnait « pas très bien ou pas bien du tout »2. Pour Pascal Perrineau, directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po : "Il y a une demande de prise de parole mais cette demande de prise de parole se fait sur fond d'inquiétude, de peurs et de rejet. (...) Le phénomène de défiance a commencé dès le milieu des années 1980, parce que cette classe politique à laquelle on prêtait des tas de vertus, une capacité à agir sur notre destin, peu à peu les Français se sont dit qu'elle était impuissante en particulier sur les terrains social et économique et, sur le terrain essentiel du chômage"3. On remarque la référence au tournant dit de la politique de la « rigueur » de 1983 comme déclencheur du phénomène de défiance. Cette impression d'impuissance politique est caractérisée par le manque de clivage politique dont nous parlions plus haut entre les deux partis de gouvernements, c'est ce que Gramsci nomme le « transformismo ». Il a utilisé ce concept pour décrire au début du XXème siècle la convergence au niveau du programme entre la droite et de la gauche italiennes, représentées alors au Parlement, et à fusionner au niveau des personnels (les fameux « gouvernements d'ouverture »), débouchant sur une désintégration des partis. On peut dire aujourd'hui que les deux principaux partis politiques en France, l'UMP et le PS ont globalement le même programme socio-économique et ne divergent que sur des questions sociétales – c'est ce que Cornélius Castoriadis avait dénoncé dans La Montée de l'insignifiance (1996) – créant un vide politique. Régis Debray ne dit pas autre chose, affirmant que « l'officialité » politique ne joue plus de rôle d'éducation : « Je parle de connaissances et j'ai un petit problème avec l'officialité actuelle, qui elle n'est pas connaissante, c'est à dire qu'elle est inculte. Jules Ferry disait « le positivisme est le fondement de toute notre école républicaine ». Quelles sont les références des gens qui nous gouvernent aujourd'hui, est ce qu'ils ont autre chose que le sondage, l'élection. Il y a quand même une déculturation républicaine. (…) Quand la politique cesse d'être une religion, la religion devient le politique. Notre cas, en France, est un peu pathétique, nous étions le pays de la politique, c'est ce que Marx disait, c'est devenu le pays de l'économisme, c'est devenu le pays où la seule religion est celle des chiffres(...). Les politiques nous ont parlé comme des comptables, experts ou pas, ça crée un vide ça.»1. Ce « transformismo », qui s'appuie sur la flexibilité interne des classes dirigeantes, doit être vu aussi comme un processus de cooptation où le clientélisme et la corruption sont loin d'être absents : cet échec démocratique ne fait qu'augmenter la fracture entre gouvernants et gouvernés. Il suffit de penser aux affaires récentes : Balkany, Cahuzac, Guéant... À partir de ce point enseigner les clivages politiques devient périlleux, d'autant plus que les élèves ne sont pas réceptifs au « politique » qui est assimilé à la classe politique, ils ont une attitude de rejet mais aussi passive vis-à-vis d'elle, fataliste de ne pas avoir, de ne pas savoir, comment avoir une prise sur la « chose » politique.
Cela va dans le sens de ce que le « transformismo » désigne aussi pour Gramsci : une population se trouve intégrée collectivement à un certain ordre social par l'entremise d'une accumulation de processus individuels, donc de manière passive puisqu'aucune mobilisation contestataire ou révolutionnaire n'a lieu. C'est ici que la classe politique n'est pas la seule à ne pas jouer son rôle « éducationnel » en tant que référence intellectuelle, la carence vient également des mouvements sociaux autrefois intégrateurs qui rendaient les citoyens davantage actifs.
Le manque de mouvements sociaux intégrateurs.
Régis Debray l'a rappelé, la République française en son temps a été une « religion intégratrice » avec son « Être Suprême », ses réformes sociales et sociétales. Les groupes sociaux y ont, à force de lutte trouvé une place, on songe ici au combat des femmes et des ouvriers. Ces derniers justement avaient dans le mouvement syndical ouvrier un cadre éducationnel puissant, efficace. Combien de femmes et d'hommes se sont éduqués à coup de grèves ? Le Parti Communiste et la Confédération Générale du Travail jouèrent alors un rôle de premier ordre qui commençait parfois dès l'enfance avec le collage d'affiches pour les galas de Jean Ferrat et la distribution de l'Humanité le dimanche. Ces cadres intégrateurs ne l'étaient pas seulement pour les ouvriers français mais aussi pour les immigrés arrivant en France et pour qui le mouvement social était parfois le premier contact approfondi avec les habitants du pays. La déliquescence entamée par les mouvements sociaux au début des années 1980 marque un tournant dans l'intégration politique des citoyens. On a expliqué, à juste titre, cette déliquescence par la fragmentation de la classe ouvrière en France, même si elle demeure importante (6 millions de personnes aujourd'hui) qui a vu dans le même temps sa conscience de classe se réduire. Cependant, la responsabilité repose aussi sur le Parti Socialiste qui, amené au pouvoir par la classe ouvrière en 1981, n'a cessé de s'en éloigner pour se préoccuper prioritairement des classes moyennes urbaines ; ainsi que sur les syndicats de plus en plus réticents à essayer d'exercer un rapport de force radical lors des réformes rétrogrades pour les classes populaires comme celle des Retraites en 2010 par exemple. Deux sociologues, Said Bouamama, Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté (1994)et Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré (1999), ont montré comment dans les années 1980 le manque de mouvements sociaux intégrateurs avait été un facteur du sentiment d'exclusion des jeunes d'origine maghrébine dans les quartiers populaires, contrairement aux précédentes vagues migratoires. J'abonde dans cette analyse, et je vais plus loin en disant que le manque de grands mouvements sociaux a contribué à l'exclusion citoyenne des classes populaires peu importe leurs quartiers et origines. Cette perte de repère par la dissolution de la conscience de classe, le regretté Jean Pierre Vernant l'expliquait à merveille : « Notre société civile, pour des raisons historiques, est faite de tout un réseau d’associations, de groupements : quelle va être leur place ? Je ne le sais pas. Nous avons tous vécu avec l’idée que nos sociétés étaient fondées sur la cohésion, l’unité. J’ai toujours cru à une hiérarchie verticale, c’est-à-dire une société faite de couches qui n’étaient pas sur le même plan : les patrons, les privilégiés, les maîtres de l’économie et des finances et, en dessous, les classes populaires, les travailleurs, les salariés. On ne pouvait comprendre l’évolution sociale si on ne tenait pas compte de ce double niveau. La démocratie, c’était aussi la façon dont, dans un cadre institutionnel donné, il y avait un jeu : c'est à dire que les classes populaires obtenaient des droits, des droits syndicaux, des droits dans l'entreprise. Les rapports n’étaient pas figés, il y avait une dynamique sociale . Aujourd'hui une série de faits montre que ce n'est plus aussi vrai : on ne raisonne plus aujourd’hui en termes de dessus et de dessous ; il y a ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors . Pour ceux qui sont dedans, ce n'est pas toujours très excitant, mais du moins ils savent où ils sont. Quand aux exclus, aux marginaux, aux chômeurs, ils ne forment pas dans ce qui était notre schéma une armée plus ou moins cohérente dont il est possible de prévoir les réactions et même de les accélérer (…). il y a aujourd'hui une dispersion des individus et en même temps un relatif consensus du corps social pour accepter des phénomènes d'exclusion. »1. Les « exclus » dont parle Vernant sont aujourd'hui davantage en France qu'ils ne l'étaient en 1996 lorsqu'il écrivit ces lignes : 5,3 millions de chômeurs ; 3,5 millions de mal-logés ; 8,6 millions de pauvres... Ils sont ce que ne veulent pas devenir ceux qui sont « dedans », ce qui engendre peur et rejet de l'autre et explique le refuge dans les idées xénophobes. Le manque de discours émancipateur simple profite aux discours xénophobes qui eux sont simplificateurs. Un discours relayé par les grands médias à longueur de temps, véritable fardeau du professeur souhaitant donner un enseignement réfléchi à ses élèves.
Les Médias et la Culture.
Les chaînes d'info en continu sont le paradigme de cette accélération du temps, d'une obligation d'information permanente souvent vide de profondeur, qui empêche la réflexion sur un temps long. Cette altération de la concentration se ressent aussi chez les élèves dans leur manière d'appréhender un document ou des connaissances. Au-delà de ce problème qui mériterait un mémoire à part entière, demandons-nous quelles relations ont les élèves avec les médias traditionnels ? Journaux, Radio, Télévision. Les premiers sont très peu utilisés par les élèves de lycée professionnel, tout au plus pouvons nous trouver un Closer ou un France Football ici et là, mais la lecture d'articles divers et variés passe surtout par internet et les réseaux sociaux. La radio peut l'être dans le cadre familial mais peu l'évoquent, certains écoutent bien sûr les radios publicitaires et musicales : NRJ, Skyrock ; ou celles qui traitent de sport à l'instar d'RMC Info. La télévision par contre reste une source d'information importante pour les élèves que j'ai eu. Source d'information, mais aussi de défiance : exemple parmi d'autres après les attentats de ce début d'année 2015, beaucoup se sont interrogés sur les informations rapportées, allant parfois jusqu'à une remise en cause. Même si on regarde les chaînes de télé grand public, on ne leur fait pas confiance pour autant, ce qui peut être vu comme un instinct critique mais dépourvu d'esprit critique construit. Pour corroborer notre sentiment, nous pouvons nous appuyer sur de nombreuses études. Donnons celle réalisée par Ipsos-Steria pour Le Monde et France Inter datée du 22 janvier 2014 et qui donne seulement 23% de personnes interrogées faisant confiance aux médias, télévision, radio et journaux inclus2.
Ce rejet des médias va de pair avec celui de la classe politique, les deux corporations étant perçues, et non à tort, comme issues des mêmes classes sociales et défendant les mêmes intérêts et idées. Il y a ici ce que Gramsci pourrait nommer une « crise d'homogénéisation » qui était selon lui la fonction politico-culturelle des grands organes de presse italiens avant la Marche sur Rome de Mussolini. Cela consistait à homogénéiser les intérêts sociaux dominants pour parvenir à une expression commune cohérente sur le fond malgré des divergences sur la forme : c'est la formation d'une opinion publique qui est à concevoir avec critique. L'opinion publique est moins l'expression des classes populaires que la projection de celle-ci par les classes dominantes. Maîtrisée par les classes dominantes, cette construction médiatique qu'est «l'opinion publique » (l'opinion publique qui est-ce? Les ouvriers ? Les jeunes ? Les retraités ? Les femmes ? Les petits ? Les grands ?) construite par les grands médias aborde des thèmes récurrents :les débats sur l'insécurité, sur la prétendue délinquance supérieure des étrangers. Ces préoccupations, qu'auraient « les gens », « les français », à force d'être présentes sur le petit écran deviennent y compris celles de ceux qu'elles n'affectent pas, et se traduit dans les urnes via le vote Front National. Au début instrumentalisé par François Mitterrand dans un but électoraliste, le Front National s'il n'est pas le premier parti de France, possède incontestablement une hégémonie culturelle et est en position favorable dans ce que Gramsci nomme la « guerre de position », en ce sens qu'il arrive à imposer beaucoup de débats d'idées sur le plan médiatique qui nourrissent sa croissance : insécurité, immigration... Ce parti a même réussi le tour de force d'imposer ses concepts plus ou moins opérants : UMP-PS (qui correspond au tranformismo gramscien), les « bobos » (moins évident) dont la chaîne Canal + serait le symbole par ses émissions destinées aux classes moyennes urbaines. La crise des médias est donc aussi profonde que celle de la classe politique dans sa course effrénée derrière l'extrême droite ce qui entraîne un cercle vicieux : les médias parlent de l'insécurité, le personnel politique parle d'insécurité pour récupérer des voix au Front National, mais le cercle ne fait que renforcer ce dernier qui est davantage bloqué par ses propres limites internes que par des récits émancipateurs venant d'ailleurs. De plus en plus d'élèves, sans que cela ne soit forcément construit, font leur la rhétorique du parti d'extrême droite. Les grands médias, avec les émissions sensationnalistes, la médiatisation des faits divers, créent un sentiment d'insécurité entraînant une volonté de repli, de peur de l'autre qui, associée à la crise économique, fait le lit des idées xénophobes. Dès lors sont-ce les médias qui entretiennent une préoccupation profonde des classes populaires ou les médias qui ont construit une préoccupation qui a force d'être entretenue est devenue réelle ? La question est posée, mais l'on peut noter que dans les enquêtes d'opinion justement, une grande majorité des interrogés demande à voir plus de bonnes nouvelles aux informations, aspiration qui va à l'encontre des programmes sur l'insécurité proposés par les grands médias censés parler à « l'opinion publique »1. Ce décalage entre les élites médiatiques et les classes populaires existe également dans la Culture. Je pourrais ici citer un certain nombre d'ouvrages sur le sujet, à commencer par La Distinction (1979) de Pierre Bourdieu sur le capital culturel comme distinction sociale ou Le grand dégoût culturel d'Alain Brossat (2008), qui marquent une vision certaine de l'utilisation de la Culture comme vecteur éducationnel reproduisant ou créant des inégalités sociales. Je n'ai malheureusement pas le temps de détailler ces deux ouvrages, toujours est-il que Gramsci avait déjà pressenti l'importance que pouvait avoir la culture dans l'éducation des individus. Elle fait en effet partie intégrante du « sens commun », cet ensemble des valeurs que peut avoir un individu ou un groupe d'individus. Exemple : prenons un des sens communs du professorat, des invariants peuvent être trouvés. Le professeur quand il va au cinéma, c'est plutôt pour voir un film d'auteur au cinéma d'art et d'essai, il écoute Radio France, en particulier France Culture, France Inter et quand il part affectionne le « tourisme vert » pour ses vacances. Un autre sens commun pourrait être un jeune lycéen écoutant Sexion d'Assaut et Booba, allant au cinéma voir des super-productions américaines et partant en vacances avec ses amis à Lloret Del Mar. Ces analyses ne prétendent pas être sociologiques mais de bon sens empirique engageant chaque individu à avoir des stéréotypes sur les culture de l'autre. Il n'existe cependant pas un seul « sens commun », ils sont multiples et changent de forme. Toutefois l'écart entre les « sens communs » et le vide éducationnel que cela crée se ressent dans la culture comme l'indique Franck Lepage1. L'éducateur populaire montre la distinction qui a été faite entre le « culturel » et le « socioculturel », signifiant « vraie culture » et « fausse culture », en ce sens le tournant de 1983 n'a pas été qu'économique, il fut aussi culturel, avec un centrage de celui-ci sur l'Art Contemporain, et où l'action culturelle remplace l'action politique. « Il y a désormais en France une culture officielle, une esthétique certifiée conforme, celle des scènes nationales de théâtre, par exemple, aux mises en scène interchangeables. Elle vise paradoxalement à manifester en tous lieux la liberté d’expression, pour peu que celle-ci ne désigne aucun rapport social réel, n’entraîne aucune conséquence fâcheuse et soit littéralement sans objet. Provocations adolescentes, esthétique ludico-décadente, citations ironiques ... On s’y ennuie ferme, mais on y applaudit fort ! En même temps qu’il dépolitise, l’entretien du culte de la « culture » contribue à domestiquer les classes moyennes cultivées en réaffirmant la frontière qui les sépare des classes populaires. On peut ainsi distinguer deux conceptions de l’action par la culture : l’« action culturelle », qui vise à rassembler autour de valeurs « universelles », consensuelles (l’art, la citoyenneté, la diversité, le respect, etc.). Et l’éducation populaire, qui vise à rendre lisibles aux yeux du plus grand nombre les rapports de domination, les antagonismes sociaux, les rouages de l’exploitation . La crise économique pourrait bien dissiper les mirages de l’une et remettre l’autre au goût du jour »2. Or la « culture officielle » qu'évoque Franck Lepage est inintelligible pour une grande partie des élèves. La réception de l'Art Contemporain est symptomatique de ce fossé se creusant entre la culture « distinguée » et les cultures de beaucoup d'élèves. Autant l'on peut saisir l'intérêt des œuvres de Duchamp au début du XXème siècle, autant il est de plus en plus compliqué d'expliquer qu'une œuvre de Jeff Koons soit intéressante socialement ou même pertinente esthétiquement tant le décalage est grand. L'Art Contemporain surprend davantage par son prix que par les émotions qu'il suscite ou le sens social et politique, le langage commun qu'il dégage. Il est à mon avis plus intéressant de l'étudier comme nouveau produit bancaire de l'économie de marché que comme véritable démarche culturelle vectrice d'un message social.
La « culture officielle » n'est pas la seule à créer de la « dépolitisation », le divertissement, ce que François Cusset appelle aussi la culture du « fun » a aussi sa responsabilité3. Dans son livre La Décennie : Le grand cauchemar des années 80 (2006), François Cusset évoque le tournant que fut la décennie éponyme. La disparition de la question sociale dans l'effervescence du TINA (There Is Not Alternative) où l'économie de marché est la fin de l'histoire comme l'écrivait Francis Furkuyama. L'argent s'impose comme valeur centrale notamment dans les émissions de télévision avec des figures médiatiques comme Bernard Tapie et Paul-Loup Sullitzer. Sur le plan intellectuel, sous l'influence des « nouveaux philosophes » s'éteint toute pensée critique dans les médias où les BHL et autres prennent la lumière quand les Vidal-Naquet, Castoriadis et Bourdieu n'ont le droit qu'à l'ombre des grands médias. Cette effervescence du « fun » est nourrie par le discours publicitaire et correspondant à l'extension du capitalisme sur de nombreux domaines. Ce « fun » s'étend aujourd'hui aux émissions de télé-réalité plus ou moins voyeuristes, et il est très complexe de trouver des émissions de qualité culturelle sur les grandes chaînes aux heures de grande écoute, pourtant l'attrait du public pour celles-ci, quand on leur donne leur chance, est réel. Un tour du côté de « Cash investigation » d’Élise Lucet ou encore de « Des racines et des ailes » nous le confirmerait.
La « culture officielle » et la culture du « fun » ou de la distraction créent donc un vide éducationnel important dans la société. Ce vide les élèves le prennent de plein fouet se réfugiant dans leurs cultures propres, craignant d'aller vers autre chose qui ne leur serait pas « réservé » tant les marqueurs sociaux sont importants et les codes inintelligibles. Cela contribue à la crise éducationnelle présente hors les murs de l’École. Les institutions politiques, les mouvements sociaux intégrateurs, les médias et la culture ne jouent plus leurs rôles éducationnels. Au contraire ils sont source de méfiance voire de défiance. À ce point, le professeur enseignant l’Éducation Civique porte le poids mort de ce vide éducationnel.
1Antonio Gramsci : « Cahiers de prison (5 tomes) » textes présentés par Robert Paris, Gallimard, Paris, 1983.
2Robert Cox « Social forces, states, and world order : beyond international relations theory », 1981.
1« En direct de Mediapart » : la République, l'Islam, la laïcité. 22 janvier 2015. http://www.mediapart.fr/journal/international/220115/en-direct-de-mediapart-la-republique-lislam-et-la-laicite
2 Pourquoi les français n'ont pas confiance en la classe politique », baromètre du CEVIPOF et du CNRS L'Express, 13 janvier 2014
3 Pourquoi cette fracture entre les Français et leur classe politique ? » Les réponses de Jean Lassalle et Pascal Perrineau, France Info, 27/06/201
1« En direct de Mediapart » : la République, l'Islam, la laïcité. 22 janvier 2015. http://www.mediapart.fr/journal/international/220115/en-direct-de-mediapart-la-republique-lislam-et-la-laicite
1Jean Pierre Vernant : Entre Mythe et politique, 1996.
2Sondage Ipsos Steria : « 77% des Français n'ont pas confiance dans les médias », Le Monde, 22/01/2014
1 « Les Français trouvent que les médias font trop de place aux mauvaises nouvelles » 20 Minutes, 23/01/2014.
1« De l’éducation populaire à la domestication par la « culture » », Franck Lepage,Le Monde Diplomatique, mai 2009
2Ibid
3 François Cusset, « La Décennie : Le grand cauchemar des années 80 », La Découverte, 2006.