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Billet de blog 31 juillet 2015

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Gramsci au Lycée Pro: Episode 5: La crise éducationnelle intra-muros

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B : La crise éducationnelle intra-muros.

Le désenchantement du monde.

Le poids mort éducationnel que j'évoque se joue également dans les récits portés par les enseignants. Ces derniers font partie pour Gramsci des « intellectuels ». Le philosophe italien, pour qui tout homme est pensant, ne voit pas dans ce concept uniquement les grands penseurs universitaires mais tous les cadres de l’État que l'on retrouve dans l'éducation, mai l'administration, la justice et l'armée ; on peut étendre aujourd'hui l'acceptation aux cadres d'entreprise. Ils sont intellectuels car ils sont normalement des référents culturels et idéologiques du système politique pour lequel ils travaillent. Ils participent d'un même climat culturel qui est à l'échelle mondiale (la mondialisation néo-libérale), à l'échelle continentale (l'Union Européenne) et nationale (la République Française). Parmi les intellectuels, Gramsci distingue deux figures. Les intellectuels « organiques » d'abord, qui émergent avec une nouvelle hégémonie politique et qui jouent un rôle organisateur légal et culturel. Ils deviennent les garants de la nouvelle hégémonie, on peut songer ici aux Lumières et l'Encyclopédie, aux instituteurs de la Troisième République, aux prêtres ouvriers, aux cadres d'entreprises du néo-libéralisme dans les années 1980. Viennent ensuite les intellectuels « traditionnels », qui souvent pré-existent et vont s'accommoder de la nouvelle hégémonie. Gramsci note qu'ils éprouvent un « esprit de corps », un sentiment de continuité historique immuable. Les cadres de l’Église en sont les parfaits exemples, résistants à tous les changements politiques jusqu'ici et réussissant à s'y adapter.

Une fois posées ces définitions ont peut se demander dans quelle catégorie les professeurs de la République, au départ « intellectuels organiques » de l'avènement de la République, de son retour après des événements historiques l'ayant ébranlé cette dernière (Vichy, Mai 68), se situent. Deux hypothèses. La première est qu'ils sont devenus, ou se vivent comme, des intellectuels « traditionnels », qui pensent les institutions qu'ils servent inscrites sur le long terme, et qui règlent les problèmes inhérents à la profession par des solutions ne remettant pas en cause globalement le fonctionnement de l'institution. La seconde est qu'ils demeurent des intellectuels organiques mais non plus de la seule République, mais aussi de la Mondialisation néo-libérale comme processus géo-historique inamovible et d'une Union Européenne suivant le même chemin. Je pense que nous pouvons considérer que la majorité des professeurs se situent consciemment ou pas dans la seconde catégorie. Personnellement je penche plutôt pour la seconde. Or en portant le récit de ces constructions historico-politiques aujourd'hui en crise, les enseignants « organiques » peuvent se retrouver eux-mêmes en perte de moyens pour assurer le passage des contenus des programmes aux élèves, on se retrouve ainsi en situation de crise éducationnelle dans l'école. Parmi les interrogations permanentes dont se plaignent les collègues, mais aussi les élèves, certaines reviennent en permanence : rythme scolaire, gestion du personnel, gestion de classe, classes surchargées, programmes trop lourds, évaluations bancales… Mais un problème peut-être plus profond et plus lourd se pose aux enseignants, a fortiori à ceux d'Histoire-Géographie et d’Éducation Civique : le désenchantement du monde, et par ricochet l'absence de discours d'espérance dans les enseignements.

Autrefois la République fut un idéal quasi religieux, les « hussards de la République » enseignaient la « foi républicaine » et ses symboles, après eux le Parti Communiste joua dans la société un rôle d'enchantement du monde, puis dans une moindre mesure la société de consommation fut aussi un motif d'amélioration du futur ; mais aujourd'hui quel est l'enchantement du monde proposé ? La frustration, la désillusion, le repli identitaire, tiennent davantage lieu de motivation politique comme nous l'avons vu que la transformation émancipatrice de la société. Face à cet état de fait qui n'est pas de la responsabilité directe du professeur, celui-ci se trouve à dispenser un récit civique qui ne fait pas sens pour les élèves de lycée professionnel, car il ne fait pas sens pour les classes populaires dont ils sont issus.

« Nous travaillons actuellement pour l'Europe ».

Noir Désir, L'Europe.

Nous avons parlé plus haut des institutions politiques étudiées dans le chapitre de classe de Première « la Constitution et l'exercice des pouvoirs », qui suscite peu d'enthousiasme chez les élèves, et pour cause, les institutions et leur accès paraissent abstraits, sentiment accentué par le rejet de la classe politique. Nous pourrions évoquer un autre exemple d'institution peu populaire : l'Union Européenne, rapidement nommée « Europe » dans le langage commun. Le programme d'Histoire-Géographie et d’Éducation Civique se donne en Lycée Professionnel la mission de construire ce sentiment d'appartenance à l'Europe et à la construction politique sensée y garantir la paix : l'UE. Le programme d'Histoire « Les Européens et le monde (XVIème-XVIIIème siècle) » en Seconde, le programme de Géographie de Terminale : « La France dans l'Union Européenne », abondent dans ce sens. Il en va de même pour un des thèmes du programme d’Éducation Civique de Première « Citoyen français, citoyen européen », les orientations sont celles-ci : « La citoyenneté s'exerce à des échelles multiples, depuis la commune jusqu'à l'Union européenne(...) »1. Enseigner un tel sujet qui à son titre devrait être enthousiasmant, permettant aux élèves de se sentir appartenir à l'UE, s'avère en vérité un sentier périlleux tant l'« Europe » est mal aimée. Lorsqu'il m'a été donné de demander qui se sentait européen parmi mes élèves de Première très peu ont été celles à lever la main. Sentiment général dans la société où les enquêtes d'opinion ont des résultats constants, ainsi selon une étude réalisée pour Le Monde, le Cevifop et Terra Nova, qu'on ne peut soupçonner « d'euro-sceptisme » seuls 32% des interrogés se disent autant « français qu'européens », plus grave, pour 63% des sondés l'UE est un « gaspillage de l'argent des contribuables »2. Le seul point positif qui est attribué à l'UE est son utilité dans le maintien de la paix sur le continent, ce qui était d'ailleurs son objectif originel. Pour le reste elle est désormais perçue comme cette institution opaque, le fameux « maquis institutionnel » d'où proviennent toutes les lois de recul social et contraignantes. Cette impression, qui a son fondement, doit beaucoup à la classe politique dirigeante se réfugiant bien souvent derrière l'UE pour imposer les réformes impopulaires, qu'elle a pourtant accepté voire auxquelles elle a directement contribué dans les instances européennes. Le professeur doit alors passer un message d'appartenance à une construction politique vécue dans les classes populaires comme la responsable de régressions sociales et instrumentalisée par la classe politique dirigeante pour s'exonérer de ses responsabilités. Le cas du TCE de 2005, rejeté par voie référendaire puis adopté en catimini en 2007 sous le nom de Traité de Lisbonne en est un exemple frappant. La position du professeur devient complexe, non seulement il n'enseigne plus de récits ou des connaissances pouvant être vecteurs d'enchantement du monde mais au contraire il « chante » le désenchantement du monde. Nous avons parlé de l'Union Européenne, il pourrait en être de même avec la mondialisation vécue comme une mise en concurrence du territoire national face aux dragons asiatiques, et donc source de problème pour l'emploi, songeons au cas révélateur d'Arcelor-Mittal. Si les élèves n'ont pas forcément une critique construite de l'UE et de la mondialisation, le monde dans lequel ils évoluent, l'univers familial, social, les amène à avoir des à priori négatifs. Le mythe de la jeunesse européenne « Erasmus », incarnée dans la culture par les films de Cédric Klapisch comme l'Auberge espagnole, unie, échangeant, se sentant liée de manière par des valeurs communes d'ouverture sur le monde, ne les concerne pas. Très peu auront l'opportunité de faire partie d'un programme Erasmus, et les « avantages » de la mondialisation (voyages trans-continentaux, simultanéité, achat d'appareils numériques dernier cri) est plus source de frustration tant leur réalisation demande un capital économique qu'ils ne possèdent pas, frustration renforcée a fortiori quand le chômage de masse paraît généré par cette même mondialisation.

L’École, comme les institutions politiques, les mouvements sociaux, la culture, les médias mais aussi le travail et le logement sont des réceptacles du désenchantement du monde qui a recouvert la France de son manteau gris. Les professeurs font ce qu'ils peuvent avec un programme d’Éducation Civique plus ou moins intelligible pour les élèves, parfois en faisant le récit du désenchantement qui couve : la participation aux institutions politiques, l'Union Européenne. Le professeur et l’École ne peuvent pas eux seuls ré-enchanter un monde, le processus est plus complexe, global et protéiforme, elle peut cependant redonner un peu de sens à l’Éducation Civique en y réintroduisant davantage d'éducation politique afin que les élèves puissent comprendre par quels mécanismes ils peuvent avoir prise sur leur avenir.

1BO n°42 du 14 novembre 2013.

2 « Pourquoi les Français ne se sentent-ils pas européens ? » , Etude réalisée par Le Monde, le Cevifop et Terra Nova, Le Point, 19/05/2014

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