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« Comment en êtes-vous venu à vous engager, à vous intéresser au logement ? », telle était en substance la première question des entretiens que je posais aux acteurs, lors d’une enquête menée voilà quelques années. L’objectif était alors de décrire le « modèle Hlm », entendu comme un nœud fondamental pour comprendre la politique du logement en France. De façon plus générale, cette question m’apparaît importante à avoir à l’esprit aujourd’hui, parce qu’un fort sentiment d’appartenance existe dans le « monde du logement » et peut-être plus singulièrement encore dans le « monde Hlm ». À n’en pas douter, nombre de lecteurs d’HCL auraient eux-aussi une histoire singulière à raconter de leurs débuts, augurant souvent une longue carrière. Mais les trajectoires individuelles s’inscrivent toujours dans, ou au contact étroit avec, des organisations. C’est un aspect que je laisse volontairement de côté dans mon nouveau livre qui s’attache à la mise en récit de la période contemporaine, à partir d’une partie des connaissances disponibles. Je vous propose donc de développer un peu, dans ces colonnes, cette autre facette complémentaire. J’adopte le ton plus direct d’une adresse au lecteur, afin de m’inscrire dans un esprit de partage et de débat, pour ne pas dire citoyen. Pour commencer, il est impossible de faire l’impasse sur une actualité originale : le Conseil national de la refondation, spécial logement (CNR Logement). Celui-ci a l’intérêt d’illustrer l’enjeu crucial de la coordination du secteur qui sera ma ligne directrice, en adéquation avec un des sujets privilégiés d’HCL.
Vous avez dit Conseil national de la refondation ?
Depuis le cycle des Rencontres nationales du logement et de l’habitat (2011-2015), une concertation que j’avais eu la chance de suivre de près, j’ai progressivement acquis une conviction, comme nombre d’acteur je suppose (Celle-ci s’exprimait dans une tribune pour HCL). Un problème majeur du logement résiderait dans la plasticité du système qui organise le secteur, c’est-à-dire dans la capacité de ses organisations à se coordonner sur des objectifs suffisamment clairs pour être efficaces, cohérents au plan national et logiques sur le terrain. L’idée renvoyait à une capacité des organisations à accroitre leur travail en commun, pour élaborer des propositions cohérentes et conséquentes. Mais je restais encore au stade de l’intention, car il manquait dans mon raisonnement une étape préalable, communément appelée dans le jargon des consultants le « diagnostic partagé », qui renvoie en fait à une exigence bien plus poussée. Pour avancer ensemble, encore faut-il disposer d’un point de départ harmonisé, ce qui renvoie à la méthode pour l’obtenir et donc à une construction conceptuelle conséquente.
L’ambiguïté du CNR Logement
Dans le cas du CNR logement, la méthode est triple et donc sophistiquée. Mais elle présente aussi des limites, du fait qu’elle tient peu compte, dans son processus même, de la spécificité de la question du logement. Cet exemple permet donc de poser plus profondément l’enjeu de méthode dans la coordination du secteur du logement.
Étape 1 : Consultation préalable
D’abord, une consultation en ligne a pour but de poser les termes du débat en fonction des préoccupations du citoyen intéressé par le CNR, ce non-spécialiste concerné par la vie publique, grand témoin anonyme résumé en chiffres et verbatim. Une synthèse est alors produite. Deux grandes idées en ressortent : le logement d’aujourd’hui est cher, le logement de demain doit être accessible et écologique.
Ce niveau de généralité rejoint les représentations communes et interroge de ce fait l’apport effectif de ce type de consultation. Pour cela, il faut regarder comment est construit le cadrage préalable de la méthode. Trois questions sont posées de la même façon : « quels sont, selon vous, les trois mots qui caractérisent… ? »
- La situation du logement
- Le logement de demain, grâce à nos actions
- Les chantiers prioritaires pour permettre à chacun de se loger
Une dernière question s’ajoute à visée opérationnelle : « Si vous aviez une première proposition concrète pour permettre à chacun de mieux se loger, quelle serait-elle ? ». À partir du matériau collecté, une « analyse sémantique » est ensuite appliquée aux réponses grâce à « un algorithme » et « une équipe d’analystes », en précisant que « des experts sectoriels sont mobilisés de façon ad-hoc pour relire la proposition des analystes », ainsi que le présente la synthèse liminaire.
Or, ce document ne décrit pas l’algorithme, ni ne présente l’équipe d’analyste, les experts associés, où est intervenue leur modération a posteriori. Ainsi, l’ambition de démarche de refondation démocratique se retourne en quelques sortes contre elle, parce qu’elle ne parvient pas à contrer l’écueil d’une certaine illusion technologique. Celle-ci commence à inquiéter dans plusieurs pays, avec des décisions déjà prises comme en Italie. Surtout, la technologie semble un substitue à la mémoire. Or, ce qui n’est pas un problème pour faire œuvre de disruption, peut interroger lorsqu’il s’agit de refondation.
Devoir de mémoire
L’absence de publication du budget de cette consultation en ligne et son analyse sémantique ne permet pas comparer ce choix avec le coût d’autres types de méthodes, telles que les « focus groupes » plus usités en marketing, le sondage sur la base d’un échantillon représentatif souvent mobilisé dans la presse, sans parler des approches plus réflexives mises en place par la recherche prenant pour objet le logement…
Ainsi, le démarrage du CNR logement est marqué par une surdétermination du pouvoir de l’informatique sur la vie sociale. Le classement du vocabulaire employé par le public ayant répondu en quelques minutes sur la plateforme du CNR vaudrait comme point de départ d’une refondation de la question du logement en France. Ainsi formulée, la phrase qui précède pourrait paraître piquante, mais celle-ci n’est que le reflet d’un choix en creux du CNR, la non prise en compte explicite de l’histoire. Cette observation s’accorde cependant bien avec l’époque contemporaine des riches heures des cabinets de conseil, plutôt que de la valorisation de celles passées à l’ombre des bibliothèques.
Retour en arrière : le Conseil national de la résistance n’a pas une influence majeure sur la politique du logement, laquelle est riche de nombreux débats préalablement posés, entre logement social et accession à la propriété, habitat individuel et collectif, confort et urbanité. Cette tradition du débat sur le logement en France, qui reste en grande partie valable aujourd’hui, aurait pu avantageusement nourrir un point de départ du CNR, par exemple.
On pourrait penser également au grand moment de réflexion qui prépare le tournant de la réforme du financement de la politique du logement, avec la réforme Barre de 1977, dont la parenté idéologique avec la majorité actuelle est évidente. Le commissariat général au plan - instance ressuscitée de ses cendres il y a peu dans un format minimaliste - avait lui aussi joué un rôle important, avec des publications qui font date. Un ouvrage à destination d’un public plus large peut être cité, de Claude Alphendéry, Pour une politique du logement, au Seuil, dans la symbolique collection Jean Moulin, en 1965.
Enfin, pour faire référence à une période plus récente, les travaux déjà un peu - et injustement - oubliés du réseau socio-économie de l’habitat dans les années 1990, sous l’égide de l’actuel PUCA, auraient pu retenir l’attention, notamment sous l’impulsion d’auteurs cités régulièrement dans HCL, comme Olivier Piron, Bernard Coloos ou Jean-Claude Driant. Il y a comme un paradoxe à porter l’intention d’une refondation en laissant de côté les fondations. Mais la grande réunion de lancement organisée à Paris au Couvent des Récollets, où se situent les bureaux de l’Ordre parisien des architectes, pouvait être l’occasion de les rappeler.
Étape 2 : le lancement officiel
Dans une tradition républicaine de bon aloi, le CNR Logement organise en grande pompe sa réunion de lancement. Plusieurs centaines d’acteurs représentatifs du secteur sont réunis autour de la table, en présence active des Ministres actuels, anciens grands Ministres, et d’un triple candidat à la présidentielle en qualité de grand organisateur, François Bayrou. D’aucuns pourraient critiquer ce formalisme, je pense pour ma part qu’il est utile et probablement nécessaire pour tenir compte de la structuration du secteur, à conditions cependant d’être intégré à exercice explicite de méthode. La méthode ayant souvent été invoquée par la majorité actuelle.
La presse spécialisée s’est largement faite l’écho de ce lancement, le plus souvent de façon factuelle pour annoncer les titres des trois groupes de travail et leurs animateurs, précisant le calendrier de travail et l’importance, signalée clairement, de ne pas décevoir lors des conclusions. Mais le processus imaginé, pour ne pas dire la cinématique du CNR logement, reste peu détaillé.
Sur quels concepts repose le point de départ de la concertation entre professionnels que symbolise la réunion ? En quoi marque-t-elle une avancée progressive par rapport à la consultation préalable (les habitants ayant définitivement dit leur mot lors de la consultation) ? Force est de constater que la clarté de la ligne directrice est questionnée par les acteurs.
S’agit-il de résoudre le mal-logement dont l’urgence est soulignée par la Fondation Abbé Pierre, sachant que son délégué général, Christophe Robert, est nommé co-animateur général ? S’agit-il de faire face à la crise de l’immobilier qui vient, au regard de la présence comme seconde co-animatrice de Véronique Bédague, PDG de Nexity ? S’agit-il d’acter la marginalisation du logement social à la française, dans la suite de la réforme des APL, comme en témoigne l’absence d’un représentant du monde HLM dans la coordination du CNR Logement ? Probablement tout cela « en même temps ». Mais pour être efficiente, cette ambition impliquerait un travail spécifique d’articulation.
En effet, le logement a pour double caractéristique, comme le souligne Yankel Fijalkow dans sa Sociologie du logement, d’être à la fois le tout que forme l’habitat et un collectif d’acteurs en interactions. Si l’on comprend bien l’ambition du CNR logement d’appréhender ce tout de l’habitat, en s’attaquant à refonder la question du logement, le collectif d’acteurs est par nature fragmentaire, contradictoire, clivant ou paradoxal. Juxtaposer les représentants de la Fondation Abbé Pierre et de Nexity en oubliant l’Union Hlm, comme logique générale de coordination de la démarche n’a rien de performatif, ne produit pas un acte politique suffisant capable de faire bouger les lignes.
Limite du dispositif
C’est probablement la limite la plus fondamentale du dispositif, qui, d’une certaine façon, pècherait par méconnaissance de la spécificité structurale du sujet du logement. Un certain scepticisme, parfois très critique, avait pu s’exprimer lors de ce lancement, par exemple sous la plume piquante de Julie Arnault dans Chroniques d’Architecture. De façon plus analytique, il faut rappeler que le débat interne au secteur du logement existe déjà, est déjà très vivant. De nombreuses instances publiques, initiatives privées, sous la forme de commissions, de salons, de conférences, d’instituts, réunissent habituellement les représentants des différentes composantes hétérogènes du secteur.
Par ailleurs, la sortie régulière de rapports institutionnels, de notes de laboratoires d’idées, amènent le plus souvent à des prises de positions explicites d’un large spectre d’acteurs. Les positions, comme les propositions des uns et des autres sont connues. De même, il est connu que le secteur du logement vit depuis des années dans une stabilité paradoxale, où la crise perdure et les lois se succèdent, sans inflexion significative des résultats. Or, force est de constater que le CNR logement n’apporte pas explicitement de méthode de « dépassement » à ce qui stagne dans le débat public, d’autant plus dans le calendrier resserré qu’il impose.
En effet, les propositions sont attendues en moins de 6 mois. Cela implique des groupes de travail au fonctionnement accéléré sur une méthode libre, parfois curieuse. Les réunions à distance sont devenues une habitude, malgré le travers procédural qu’elles imposent, limitant leur pouvoir délibératif. L’absence de méthode préalablement conçue comme justification au groupe surdétermine le rôle des coordinateurs, et peut irriter les représentants des organisations qui ne sont pas conviées, redoublant de propositions spontanées. Enfin, les thématiques définies sur des slogans ou bonnes formules, sans soubassement théorique, peuvent laisser sceptiques au point que certains groupes aient commencé par réinterroger leur sujet, sur le principe des vieux devoirs de lycée.
Étape 3 : Résultat attendu, résultat obtenu
En définitive, le résultat du CNR logement est déjà obtenu avant son commencement. Le principal fait politique est que le sujet du logement était absent du CNR dans sa version initiale et qu’il y ait été rajouté. C’est une étape non négligeable dans la volonté des acteurs de faire remonter le logement comme sujet politique et pas seulement comme objet d’arbitrage budgétaire. Cela est aussi le reflet de l’incapacité du secteur lui-même à s’organiser pour imposer son propre agenda politique.
La faiblesse de l’instrumentation méthodologique, en partie dûe certainement à la précipitation de ce rajout tardif, tient aussi au fait que l’administration centrale du logement semble absente dans son rôle de coordination globale et de suivi concret en matière de secrétariat général du processus, rôle qui incombait pour mémoire à Emmanuel Macron lui-même lors de la Commission Attali. Travailler la politique du logement sans intégrer le rouage majeur de la haute administration dans le processus est un fait qui mériterait probablement d’être analysé.
En conséquence, le CNR logement est en proie à la même destinée que tous les autres rapports sur le même sujet. Au moment de la commande, il y a un intérêt ; au moment de la remise, le contexte a changé. Parmi le large brassage d’idées du même - les nombreuses propositions seront pour la plupart des reformulations de copier-coller - il ressortira à mon sens deux choses :
- La position symbolique des animateurs des groupes sera renforcée dans leur qualité d’expert, car ils auront affiné leur capacité personnelle à mettre en récit la politique du logement, au-delà de leur position habituelle.
- Le gouvernement disposera d’un catalogue assez large pour récupérer quelques mesures de son choix, légitimant son action. Des serpents de mer à qui il manquait juste la dernière pichenette pour entrer en vigueur apparaitront alors comme des tournants.
Enfin, j’espère que cet épisode confortera les acteurs du logement à instruire sérieusement la question du logement à l’avenir, sous la forme de dispositifs exigeants, dont ils maitriseront pleinement les processus, en se donnant du temps. C’est tout du moins l’idée que je défends humblement dans mon livre. Le CNR fait la démonstration que derrière le tout du logement, il y a un collectif d’acteurs et qu’il faut en tenir compte. Animer ce collectif ne se décrète pas, le faire bouger engage une connaissance fine du sujet et une capacité d’articuler des positions différenciées pour avancer. La volonté du nouveau président du Conseil National de l’Habitat d’organiser des groupes de travail, des réunions en présence, dans le cadre d’une instance traditionnellement en lien avec la haute administration, est peut-être une suite logique est souhaitable en la matière.