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Billet de blog 6 juillet 2025

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Dix-sept secondes

Dix-sept secondes. C’est le temps qu’il faut à un monstre d’acier pour se mettre en mouvement. Et pour qu’un homme disparaisse.

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Cet après-midi-là, j’avais écouté un responsable d’exploitation et plusieurs opérateurs détailler le fonctionnement d'une cabine de défournement. En principe, elle pouvait tourner en mode automatique ou semi-automatique, mais tout le monde travaillait en manuel.

Un bouton vert, un bouton rouge, sur un écran tactile simple, encastré dans le panneau de commandes. Le vert avançait l’outil — une clé géante, verticale, sans anneau. Le rouge le faisait reculer.

Il fallait dix-sept secondes pour atteindre la porte du four. Peu, à première vue. Une fois, deux fois, trois fois — oui, ça passait vite.

Mais sur un cycle de sept heures ? Dix-sept secondes à maintenir l’index sur l’écran, sans rien d’autre à faire, c'était ennuyeux, c'était long. Et beaucoup de choses pouvaient survenir en dix-sept secondes.

Cinq centimètres par seconde pour atteindre la porte à déverrouiller : une éternité, en réalité. C’est dans cet intervalle faussement rassurant, créé par la lenteur, que se nichait le danger — au cœur même de la distance entre la cabine et la batterie de fours alignés.

Une zone qui n’appartenait qu’au monstre d’acier brûlant, traînant avec lui une force capable de pulvériser tout obstacle.

Et pourtant, le temps de formation s’était réduit : deux ou trois cycles de plusieurs jours pour les anciens. Les derniers embauchés, eux, n’avaient eu droit qu’à deux jours.

Je doute qu’on puisse apprivoiser le danger en seulement deux jours.

Une porte coulissante, à gauche du poste de travail, servait parfois à aérer ou nettoyer, raclette en main, sans sortir.

Quelques années avant l’accident, alors que la conduite automatisée fonctionnait encore, un opérateur avait utilisé cette porte pour quitter le pupitre pendant que la clé — gigantesque — restait en mouvement. Une sécurité avait été ajoutée pour stopper la machine dès l’ouverture de la porte. Mais seulement en mode automatique ou semi-automatique.

En mode manuel, l’opérateur devait maintenir le bouton « avance » : en théorie, il ne pouvait pas sortir.

Pour me montrer, le directeur s’était placé à moitié hors de la cabine, appuyant sur l’écran de sa main gauche. Il tournait le dos au pupitre. Il avait déjà en partie quitté le poste — sans que la machine ne s’arrête.

Le dispositif censé prévenir le risque reposait sur un faux postulat : en mode manuel, l’opérateur était supposé rester face à l’écran, doigt sur le bouton vert.

Mais rien ne l’empêchait de passer la tête à l'extérieur tout en maintenant le mouvement. Et souvent, quand un salarié adopte un geste imprévu, c’est qu’une circonstance aberrante surgit — et qu’il ne sait pas comment réagir.

C’est là que la qualité de la formation devait jouer son rôle. Mais ces jeunes embauchés savaient-ils que l’ouverture de la porte ne stoppait pas la machine en mode manuel ? Puisque la conduite automatisée avait disparu depuis longtemps.

Dix-sept secondes : il n’en fallait pas davantage pour le rappeler.

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