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Billet de blog 10 décembre 2021

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Quand le travail façonne la volonté de mourir

C'est sur les lieux du drame que j'ai commencé, malgré moi, à comprendre. La veille au soir, Frédéric T. s'était donné la mort dans son bureau du premier étage. Sur l'ordinateur un texte défile : « attention cyanure !! ».

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C'est sur les lieux du drame que j'ai commencé, malgré moi, à comprendre. Tout était d'un blanc si infâme, si immaculé.

Perpendiculairement à l'accueil, un peu en retrait, un portique en verre barrait l'accès au territoire interdit. Je me suis présenté machinalement, « Franck Daville, inspecteur du travail ». Tel était à l'époque mon sésame, mon sauf-conduit. Le trou de serrure qui me donnait un droit de regard honteux et impuissant sur la médiocrité de l'homme au travail.

Ce ne sont pas les réalisations – auxquelles je ne comprenais d'ailleurs souvent rien – que je désigne ainsi. Plutôt l'être humain considéré à travers ses activités productives, érigées en porte-étendard de vaines luttes de pouvoirs, au sein de ces microcosmes déviants et foisonnants. Ça oui, j'ai connu. Jusqu'à l'écœurement même.          

La veille au soir, Frédéric T. s'était donné la mort dans son bureau du premier étage.

J'ai attendu seul quelques instants dans un local anonyme,  utilisé de temps à autre par le  service ressources humaines. Plusieurs réorganisations avaient considérablement réduit les effectifs. La responsable des ressources humaines était devenue « volante ». Écartelée entre plusieurs petits sites : Strasbourg, Toulouse, Lyon et la région parisienne. 

Quelques heures de vacation par quinzaine, c'était bien suffisant pour la petite cinquantaine de salariés qui restait. Mais c'est un responsable des relations sociales dépêché en urgence par le groupe qui m'accueillit, égrenant les premières informations de sa voix monocorde.

On s'est revus à plusieurs reprises par la suite en tête-à-tête ou lors de réunions du CHSCT (Comité d'Hygiène,  de Sécurité et des Conditions de Travail) ; il est toujours resté aussi lisse qu'une boule de flipper. On aurait dit qu'il avait passé sa vie à gérer des suicides alors que moi, d'emblée, je me suis senti ébranlé. 

Sur l'ordinateur un texte défile : « attention cyanure !! ».

Plus tard, en bougeant la souris, la police et ses collègues se rendront compte que l'écran de veille n'était pas verrouillé. Divers documents d'état civil, les paroles de la chanson « Comme ils disent » de Charles Aznavour ainsi qu'une lettre d'adieu s'affichent aussitôt. Deux gobelets et un crucifix retourné sont posés sur le bureau, à côté d'une feuille, bien en évidence, sur laquelle était imprimé le même texte qu'à l'écran. 

« Cette lettre, je la commence à l'avance, mais je ne sais pas quand je la finirai, ni même si je la finirai complètement (...)

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'idée de cette "sortie" anticipée me trotte dans la tête. Mais depuis quelques mois, elle est si présente que je ne peux m'y soustraire. Et j'en suis arrivé à trouver un certain soulagement dans l'idée que cette porte de sortie, au moins, existe. » 

45 ans, célibataire, pas d'enfant, pas de famille. 

« D'une manière générale, je n'arrive pas à voir par quel côté la vie est soi-disant belle ».

La manipulation à la paillasse constituait votre « raison d'être ». Ces termes que vous avez inscrits lors d'un de vos derniers entretiens d'évaluation à l'issue d'une procédure routinière, formalisée à travers un obscur compte rendu. Un document administratif  parmi tant d'autres que personne ne se donnera la peine de lire, ni d'exploiter, contribuant, par la conjuration involontaire des silences, à l'orchestration d'un drame dont la partition restera imperceptible jusqu'à son dénouement spectaculaire.

Manque de temps, manque de sensibilité du public clairsemé de votre vie.

Des collègues qui s'accomplissaient au-delà de leur travail, une famille inexistante depuis la mort de vos parents, de prétendus amis qui, selon votre lettre d'adieu, auraient été importunés par vos « mails, SMS, coups de téléphone ou même courriers ».

Car c'est votre raison d'être que vous aviez perdue dans l'indifférence générale, malgré les « sautes d'humeur »  dont vous faites état et qui, pensiez-vous, « doivent être une plaie pour ceux qui les subissent ». Mais qui en pâtissait de ces sautes d'humeur, acmés brutaux du perfectionnisme et de l'excellence que tout le monde vous reconnaissait dans l'entreprise ? 

A la fin, comme le disait l'un de vos collègues, responsable d'un autre service, vous ne mettiez «  quasiment plus les pieds au labo ». Vous faisiez « de la gestion de projets » ; vous pouviez passer des heures à compiler des données ou à préparer des « slides » pour les présenter ensuite lors de réunions vécues comme une source de stress extrême –  au point de vous faire passer la nuit qui précède « au-dessus des chiottes » avant que vos supérieurs et collègues ne saluent la qualité de votre prestation.

Une existence littéralement dévorée par une activité professionnelle où vous vous épuisiez à vous surpasser.

Cet excès se laissait deviner au-delà du point aveugle de l'entreprise, par le manque, la privation, le vide. Il se laissait appréhender par l'évidence de ce que vous n'avez pas connu. Vos parents vous ont eu tard, par accident et votre mère a eu la délicatesse de vous révéler qu'elle vous a gardé uniquement parce qu'elle avait trop attendu pour pouvoir avorter.

Vous vous sentiez décalé au sein de votre génération, attiré par des activités comme l'orgue ou le scrabble.

Quand vous partiez en voyage, vous étiez toujours seul au milieu d'un groupe. Une collègue germanophone que vous aviez sollicitée pour vous aider à traduire des lettres a imaginé une rencontre amoureuse. En réalité, il s'agissait d'un couple d'octogénaires allemands avec qui vous aviez partagé quelques moments au cours d'une croisière.

Lorsque vous aviez encore du temps libre, vous ne ressentiez pas le désir de sortir, même dans les mois qui ont suivi votre arrivée. Et certains samedis, vous vous rendiez à l'hypermarché pour vous distraire.

J'aurais pu vous y croiser, vaguement honteux, ne sachant pas trop ce que vous faisiez là, occupé à examiner tous les produits d'un rayon, comme si cette succession d'étiquettes devait vous apporter des informations cruciales.

D'un travail progressivement vidé de son sens à ces fins de semaine absurdes, c'est, au fond, une même ligne de fuite qui se dessine. 

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