Honoré de Balzac, Illusions perdues :
« Il n'y a plus de talent aujourd'hui, il n'y a que des chances de publicité bien ou mal exploitées ; il faut plus d'argent que d'esprit pour réussir »

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Paris en automne. Sur l'île de la cité, la cour d'honneur du Palais de justice, avec ses dorures, émergeait de la brume. Un crachin de pluie et de pollution qui me glaçait les os. Je ne savais plus ce que j'étais venu faire là. Un instant, la tentation de faire demi-tour et de simplement m'en aller me gagna.
Un étau invisible me serra la poitrine, si bref que je crus l’avoir imaginé. Mes jambes tremblèrent, et je dus respirer plus profondément pour retrouver l’équilibre.
Ma présence à cet endroit — que j'appréciais pourtant — avait quelque chose d'absurde. Partir sans plaider. Ou encore mieux : m'installer au café juste en face, « les deux Palais ». Dédaigner toute forme de contingence, défier la vacuité que créait ce trop plein permanent dans lequel je m'enlisais, en prenant une pose alanguie et désabusée, loin de la seule question qui – d'ordinaire – me taraudait sans cesse, la plus futile et la plus dérisoire de toutes : combien ?
La pluie formait de fines rigoles entre les pavés luisants, recouverts d'un nuage de pollution grisâtre dont les particules tourbillonnaient doucement dans l'air, autour des passants, avant d'être emportées par le ruissellement d'eau ou de finir leur course dans les poumons des piétons. Devant moi, les grandes portes métalliques de la Cour d'appel, sombres et imposantes, se dressaient avec leurs ferronneries finement travaillées, vestiges d'une autre époque.
De hautes fenêtres étroites donnaient sur les salles d'audience aux boiseries usées par les siècles. Au milieu de cet apparat, se jouait une partie à laquelle je n'avais plus envie de participer, aux confins du licite et de l'interdit. Un endroit, où derrière le formalisme de la règle, se cachait l'absence de morale. Hors du temps et hors du monde. La lumière blafarde des néons derrière les vitres m’évoqua, sans que je sache pourquoi, le couloir impersonnel d’un hôpital où l’on attend patiemment de savoir dans combien de temps on va crever.
Dans ce décorum suranné, les monologues se succédaient. Chacun s’écoutait, enchaînant les formules creuses, étouffées sous le poids du cérémonial judiciaire. Des discours calculés, calibrés, travestis par des stratégies d’intérêt, où la moindre spontanéité était bannie. La recherche obsessionnelle de l'effet oratoire rendait l’atmosphère étrangement guindée, presque irréelle.
Qu'étais-je devenu, sinon une sorte de prostitué de l’écriture ? Dans cette affaire, comme dans ma vie d’avocat en général, une seule motivation guidait mes choix : l’argent. J’avais voulu croire aux vertus transformatrices du droit. Aujourd'hui, à l’exception de quelques dossiers, le droit n’était plus pour moi qu’un moyen de subsistance. « L'inspection du travail comme école du réel. » Cette phrase de mon discours de départ me revenait en pleine face, cinglante. La suite, elle, me donnait presque envie de vomir : « le droit comme outil de régulation, de protection des plus faibles, etc. ». Depuis ma prestation de serment, je défendais surtout des cadres. Pourtant, je peinais à joindre les deux bouts.
Et maintenant, j’étais là, à la Cour d'appel, prêt à justifier le licenciement d'une responsable commerciale. Pour la deuxième fois, je représentais un employeur. Ce qui signifiait que je pouvais – exceptionnellement – facturer les 150 euros de l'heure inscrits dans mes conventions d’honoraires.
Une fois à l’intérieur, je m’approchai des grilles. Ma main tremblante se posa sur le métal glacé, un rappel brutal à l’instant présent. Je songeai que mon corps me trahissait désormais plus vite que mes idées, comme si lui aussi cherchait à déposer les armes. Ce n’était pas le procès qui me retenait, mais le sens du devoir. Abandonner maintenant, c’était admettre que j’avais tout perdu, que la fatigue et la désillusion avaient triomphé. Une lueur de fierté persistait dans mes prunelles fatiguées : le désir de ne pas sombrer dans une déchéance morale complète. J’avais déjà trahi mes idéaux en me vendant pour cette mission injuste ; abandonner mon client après avoir accepté son argent ne ferait qu’aggraver ma chute.
Je m’étais enfin décidé à chercher ma salle d’audience lorsqu'une voix sonore m'arracha à mes sombres pensées.
— Maître Daville !
Au milieu du couloir se tenait Lambert, impeccable dans son costume flambant neuf, l’air sûr de lui. Je m’arrêtai, les sourcils froncés.
— Lambert ? Ça fait longtemps.
Nous nous étions rarement croisés ces dernières années, nos carrières ayant pris des directions opposées. Il s’approcha, un sourire presque imperceptible aux lèvres ; ses yeux, froids et calculateurs, m’examinaient.
— Je t’imaginais encore à te battre dans des dossiers pro bono, mais voilà que tu postules chez un de mes clients. La banque Poncet, non ?
Je demeurai silencieux. Dans le microcosme strasbourgeois, les informations circulaient vite. Trop vite, même. Ce qui m’étonnait, c’était que Lambert soit au courant. Pour moi, il était presque une figure oubliée, un nom que j'apercevais dans des courriers stéréotypés, en première position sur son papier à lettre. Il ne plaidait plus beaucoup ; il gérait ses affaires depuis son bureau, laissant ses collaborateurs s’occuper des audiences. Mais il gardait un lien direct avec les clients importants, dont cette banque où j'avais présenté ma candidature pour un poste de responsable des ressources humaines. Que faisait-il ici, à Paris ?
— Je ne savais pas que tu cherchais à quitter le Barreau, Franck, mais en y réfléchissant... ça ne me surprend pas tant que ça.
Je haussai les épaules.
— Et toi ? Tu n’as jamais pensé à partir ?
Lambert esquissa un sourire amer.
— Tous les jours. Mais je ne suis pas comme toi. Je me suis adapté. J’ai appris à faire tourner la machine à mon avantage. Ce sont les autres qui plaident, qui se salissent les mains. Moi, je gère les comptes, je signe les contrats, et je regarde les chiffres défiler. Je n’ai pas besoin de m’encombrer de grandes causes. Ça, c’est pour ceux qui ont encore des illusions.
Il s'approcha légèrement, baissant la voix comme pour me confier un secret.
— Je vais être franc avec toi : je n’aime pas les avocats. Je ne les ai jamais aimés. Leur ego surdimensionné, leurs petites stratégies tordues… C’est un monde de chacals. Et pourtant, je suis encore là.
Il continuait à me jauger du regard, à l'affût du moindre signe de faiblesse.
— Toi, par contre, poursuivit-il, tu te bats encore. C’est ça, non ? Ta faiblesse. Tu t’acharnes à défendre des causes perdues d’avance. Mais je sais que, toi aussi, tu as en permanence l’œil rivé sur tes comptes. Tu es comme nous Franck que tu le veuilles ou non.
Je ne répondis pas. Ses paroles résonnaient en moi, mais je refusais de les accepter. Les portes des salles d’audience s’ouvraient et se fermaient sans cesse autour de nous, des avocats et des justiciables passaient, anonymes. À part Lambert, je ne connaissais personne.
— Je n’ai pas envie de continuer, lâchai-je finalement. Pas comme ça, pas au milieu des marchands du temple qui traitent les destins comme de vulgaires transactions.
Lambert se pencha légèrement vers moi.
— Les marchands du temple ? Allons, Franck, tu crois encore que tu peux fuir cette réalité, que tu pourrais te réinventer ailleurs. Tu te heurteras toujours à d’autres contraintes, d’autres limites. Peu importe où tu iras, tu resteras pris au piège.
Ses paroles fusèrent avec la sécheresse d’un diagnostic médical. Je me surpris à me demander combien de temps encore mon corps et mon esprit tiendraient avant de céder.
Il laissa ses mots flotter avant d’en venir au cœur du sujet.
— À moins que tu acceptes que ce système, avec toutes ses tares, soit ton seul moyen de survivre. C’est ça, Franck. Tu es un idéaliste, et ça te détruit. Moi, j’ai renoncé à ces illusions depuis longtemps. J’ai choisi d’exploiter le système plutôt que d’en rêver un autre. Regarde où j’en suis. J’ai appris à faire tourner cette "boutique" sans me perdre dedans. Et toi ? Qu’est-ce que tes idéaux t’ont rapporté, sinon des insomnies et des factures impayées ?
Je le fixai un instant, en proie à des sentiments confus. Lambert, ce stratège sans sentiment, semblait s’être résigné à ne plus lutter, à se fondre dans un univers qu’il méprisait. Mais à quel prix ?
Je me redressai légèrement, agacé.
— Au fait, tu as eu une réponse pour ce poste de responsable des ressources humaines ? continua Lambert.
— Non, rien pour l’instant. J’ai juste essayé, pour voir, répondis-je, évasif.
Lambert semblait amusé.
— Ah, vraiment ? Tu sais, je t’ai recommandé. Ils voulaient s'assurer de ta loyauté, comprendre de quel bois tu es fait. Dans ce milieu, il faut savoir à qui on a affaire.
Non sans effort, je parvins à ravaler une pointe de colère.
— Peu importe, répliquai-je. Je suis sur une autre piste.
— Une autre piste ? Et c’est quoi, cette nouvelle quête ? Un plan B pour changer le monde, ou juste une façon plus habile de t’en sortir ?
— Un poste temporaire dans mon ancienne administration.
Je ne voulais pas en dire plus. Cette soudaine nostalgie pour l'inspection du travail me troublait encore. C’était une envie profondément personnelle, presque naïve. Et je savais que Lambert se moquerait de moi, ou pire, qu’il m’exposerait une fois de plus l’absurdité de cette quête. Je n’étais pas prêt à l’entendre.
— Je vois… fit-il, sceptique.
Il me regarda un instant, puis fronça les sourcils.
— Crois-moi, Franck, tu ne trouveras pas ta place ailleurs. Ce système, aussi pourri soit-il, c’est tout ce qu’on a.
Cette réplique m'atteignit comme un coup de poing.
— Tu sais quoi, Lambert, tu m’emmerdes ! Je ne vais pas me plier à ton cynisme, ni à ta façon de gérer ta boutique. Garde tes leçons pour les rares audiences où tu feins encore de défendre quelque chose de noble. Tu dois en avoir tellement à asséner à force de déjeuner avec les patrons.
Je me détournai brusquement, marchant rapidement dans le couloir. Derrière moi, j’entendis Lambert s’éloigner dans une direction opposée. Petit homme rond aux propos tranchants, qui, hélas, n’avait pas entièrement tort. Ses paroles continuaient à résonner dans mon esprit, insidieuses, s'incrustant comme des éclats d'amertume. « Tu te fuis toi-même », avait-il dit. Peut-être. Mais cette fuite représentait ma seule issue.
Je vérifiai une dernière fois le numéro de ma salle d’audience. Tandis que je marchais dans un couloir sinueux du Palais de justice, mon téléphone vibra : un rappel de ma prochaine plaidoirie, prévue dans deux jours. Je n'avais même pas touché au dossier. Les papiers s’entassaient partout — au cabinet, chez moi — une marée de documents inutiles. Les emails non lus s'accumulaient ; je me noyais parmi des milliers de fichiers dispersés dans le cloud. Les informations m’assaillaient de toutes parts : clients, adversaires, juges. Pendant ce temps, chaque soir, je tapais sur google « plus envie d’être avocat » et « que faire quand on déteste son métier ? ».
Bientôt, les requêtes se firent plus précises : « reconversion professionnelle après droit », « témoignages anciens avocats ». L’historique de recherche racontait ma déroute. S’y mêlaient des recherches désespérées et des rêves concrets : « ouvrir une librairie en province », « apprendre la menuiserie à 40 ans », « bilan de compétences prix ». Puis venaient les recherches de la nuit blanche, celles qui avouaient tout : « symptômes burnout avocat », et parfois, juste un mot, un lieu comme une bouée de sauvetage : « Ardèche », « Finistère », « Vercors », « devenir surveillant au Parlement européen ». Chaque clic était un appel au secours silencieux.
Je pris une inspiration, plus lourde que les précédentes, et ouvris enfin la porte de la salle. Un coup d'œil rapide à mon téléphone. Une notification s'afficha : un message de la banque Poncet, concernant ma candidature. La lettre de démission, toujours inachevée, me hantait. À Strasbourg, elle attendait sur la table en verre de mon salon. Une page et demie pour clore sept années de vie.
A l’intérieur, public et avocats étaient debout, raides, les bras le long du corps ; le juge entra. L’audience allait commencer.
Les arcs monumentaux s’élevaient en un enchevêtrement de lignes puissantes, chaque pierre taillée s’emboîtant avec une précision austère, froide. Des nervures gothiques se rejoignant en des clefs de voûte finement ciselées, suspendues comme des étoiles de pierre. À mesure que mon regard montait, je me sentais écrasé par l’immensité de cette architecture. Là-haut, les arcs convergeaient en un point minuscule, presque irréel, si élevé qu’il paraissait flotter dans les ombres. Des motifs délicats, des feuillages de pierre et des visages sculptés me fixaient, fantomatiques, comme des témoins silencieux de chaque drame joué ici depuis des siècles. Plus je contemplais cette structure, plus je me voyais partir à la dérive, pris dans ce labyrinthe de formes et de lignes, comme emporté par un fleuve de pierre et de silence.
La voûte, loin d’être figée, semblait se mouvoir, se rapprocher. Ses lignes se déformaient, m’étourdissaient. Le monde autour de moi se disloquait, perdant ses contours. Tout se dissolvait dans un néant tangible.
Mes jambes fléchirent sous le poids écrasant de cette sensation. Je suffoquais, cherchant désespérément un point d’ancrage, mais rien ne paraissait solide. Même le sol sous mes pieds semblait prêt à céder. Pris dans ce tourbillon, je luttais, comme si la voûte elle-même me happait vers un puits sans fond. Une froideur perçait mon corps, et l’air de la salle devenait oppressant, saturé par les jugements et les vies brisées.
Je devais fuir. Là, maintenant. La porte de sortie se dessinait quelque part dans cet abîme, juste hors de portée. Soudain, tout devint limpide. Ce n'était pas l’audience qui comptait, ni ces montagnes de dossiers.
Ce serait ma dernière plaidoirie.