François Stehly (avatar)

François Stehly

Assistant spécialisé au Parquet de Bobigny – Ancien inspecteur du travail

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 juillet 2025

François Stehly (avatar)

François Stehly

Assistant spécialisé au Parquet de Bobigny – Ancien inspecteur du travail

Abonné·e de Mediapart

J’ai voulu transformer le monde avec du droit

Chronique d’un jeune inspecteur dans la Nièvre — Il voulait réparer le monde avec le Code du travail. Il a découvert la solitude des bureaux, la violence feutrée des renoncements, et cette forme de résistance qu’on invente, malgré tout, avec des mots, des chiffres et de la précision.

François Stehly (avatar)

François Stehly

Assistant spécialisé au Parquet de Bobigny – Ancien inspecteur du travail

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

J’ai toujours adoré les trains. Voir les paysages défiler, sans s’arrêter, même quand la destination reste floue. C’est dans le mouvement que j’ai découvert une forme d'accomplissement. Un wagon, un territoire inconnu, un avenir à écrire. J’avais vingt-cinq ans, toute la vie devant moi, et la vigueur intellectuelle à son apogée.

Je quittais Strasbourg, ses trottoirs gris, son hiver mental, pour rejoindre la Nièvre. Mon stage de préaffectation m’y attendait, et moi, j’y allais comme un conquérant. Mes affaires tenaient dans une valise et un carton. Pas de voiture. Pas de lave-linge. J’étais prêt.

Les mois passèrent, jalonnés d'apprentissages et d'une attente silencieuse, hantée par une soif inextinguible de liberté. Quand mon premier parapheur arriva, j’ai ressenti un frisson fugace — cette illusion, le temps d’un stylo suspendu, d’être devenu quelqu’un. Chaque courrier portait mon nom, mon titre, ma signature en bas à droite.

Rien de spectaculaire pourtant : des liquidations judiciaires entraînant quelques convocations — surtout une autorisation d’équipes de suppléance. À travers ce formalisme, je crus entrevoir un pouvoir, une responsabilité.

Très vite, j’ai compris que faire du droit, c’était souvent jouer sur les mots. « Maintien ou accroissement des emplois » : une formule ambivalente, assez vague pour passer, assez rassurante pour convaincre.

Mais c’est au contact du terrain que mes illusions ont vraiment commencé à vaciller.

Je revois encore cette usine sordide, une fabrique de charbon de bois et de dérivés chimiques, perdue au milieu d’un site industriel délabré. Tout y était vétuste, affreusement pollué, mal protégé. Un représentant du personnel lisait un texte d'une voix tremblante en butant sur les mots. Le souffle court. Et dans ce silence glacial, j’ai perçu une trace : le courage des vaincus.

Une note retrouvée dans mes archives portait un titre banal : « Liste des produits chimiques – société XXX ». Et dessous, des noms de substances alignées comme un inventaire de la négligence : acide formique, éthanol, méthanol, poussières de charbon, amiante, monoxyde de carbone. La réalité quotidienne de salariés qui respiraient ça, souvent sans masque, sans aspiration, sans formation.

Pourquoi une telle apathie ? Surcharge de travail ? « Maintien des emplois » ?

Mon prédécesseur avait envisagé un référé. Il ne l’a jamais lancé, enterré sous une pile de dossiers. Chaque jour, de 8h à 20h, pour au final… rien.

Ce n’était pas le droit qui manquait. C’est l’élan. L’attention. L’envie d’y croire encore. Ce que j’ai vu dans cette usine, c’était une bureaucratie épuisée, des agents résignés, des salariés invisibles. Une chaîne complète de renoncements feutrés.

Ce n’est pas la loi qu’on ne respecte pas. C’est la vie qu’on évacue.

Et moi, jeune inspecteur armé de mes articles du Code, je voulais encore bâtir une autre histoire.

Alors j’ai multiplié les dossiers. Je voulais des preuves, des faits, des chiffres. Un exemple me revient : une entreprise événementielle qui multipliait les contrats courts, pour éviter la mise en place d’un comité d’entreprise.

J’ai passé des nuits entières à reconstituer les effectifs, proratiser chaque CDD selon sa durée, recouper les données mois après mois sur trois années. Le seuil fatidique des 50 salariés, celui qui déclenche l’obligation de représentation, était dépassé. Mais il fallait le prouver à la décimale près.

Féru de programmation, j’ai écrit un petit code pour automatiser le calcul. J’ai validé les résultats. Et j’ai rédigé le courrier, mot à mot. L’article de loi. Le rappel à l’ordre. La menace de sanction.

C’était ça, ma manière de résister : écrire au scalpel, peser chaque mot, ne rien laisser passer.

Je dormais peu, mangeais seul, me retranchais derrière mes dossiers comme d’autres dans leur armure.

Et puis, un jour, j’ai regardé autour de moi.

Des champs à perte de vue. Une ville déserte. Quelques collègues fatigués.

Je ne suis pas resté. Mais je n’ai jamais vraiment quitté cet endroit.

Il m’a appris que, pour faire appliquer le Code, il faut plus que du courage. Il faut du souffle. De l’obstination. Et parfois, une forme de folie douce — celle qui pousse à continuer à croire qu’il est encore possible de défendre les réprouvés, ceux qu’on pousse à taire leur douleur, ceux que l'on efface. Et de le faire avec des mots, des chiffres, des constats. Avec du droit.

Note de l’auteur

Ce texte est adapté d’un roman en cours de finalisation, intitulé "Ce que je n’ai pas dit." Il s’inspire de faits réels, retravaillés avec une liberté littéraire assumée.

François Stehly – écrire pour que rien ne soit tout à fait perdu.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.