Outre la force de frappe médiatique de l’extrême droite et l’adhésion désormais assumée de l’ensemble des forces politiques libérales du pays, le succès de la doctrine sécuritaire s’explique par l’omniprésence de ses casuistes et l’apparence de bon sens de leurs formules publicitaires. Cinq d’entre-elles connaissent ainsi un succès éditorial incontestable et se voient répétées en boucle par leurs organes de propagande :
- Il existe un lien consubstantiel entre immigration et délinquance
- Pour plus de sécurité, il faudrait recruter plus de policiers
- Notre pays est en proie à une hyperviolence inédite
- L’islam est une menace existentielle étrangère via le terrorisme islamiste
- La justice est trop laxiste
Par souci de concision, nous nous contenterons de traiter infra des deux premières affirmations. Mais la version complète de cet article (avec graphiques et références) est disponible ici.
Contre-vérité n°1 : il existe un lien de continuité entre délinquance et immigration
Selon l’extrême droite, certaines communautés étrangères, parce qu’elles seraient difficilement assimilables culturellement, présenteraient en elles-mêmes des caractères criminogènes. C’est faux :
Voici tout d’abord quelques chiffres à retenir. Selon le service de la statistique du ministère de l’Intérieur (SSMSI), en 2024, 83% des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie se sont déclarées françaises et 17% étrangères, tandis qu’elles représentent respectivement 92% et 8% de la population en France. La proportion des personnes étrangères parmi les mis en cause a augmenté depuis 2016 (14%), le nombre de mis en cause étrangers ayant augmenté plus vite que celui des mis en cause français (respectivement + 55% et + 24%).
Distribution des mis en cause par les services de sécurité selon le crime ou délit.
Mais les personnes françaises et étrangères ne sont pas mises en cause pour les mêmes faits, ce qui prouve l’existence d’une sociologie de la délinquance et de priorités pénales distinctes en fonction des criminalités. Au 1er janvier 2020, 21 % des personnes écrouées sont étrangères, en raison de la plus forte proportion de peines d’emprisonnement prononcées à leur encontre mais aussi d’un recours plus fréquent, avant jugement, à la détention provisoire qui peut être ordonnée pour garantir le maintien de la personne mise en cause à la disposition de la justice, à des garanties de représentation considérées comme insuffisantes et de moindres moyens de défense. Au 1er janvier 2020, 26 % des Français écroués sont en détention provisoire contre 35 % des étrangers écroués.
Cela dit, s’il existe bien une surreprésentation des étrangers au sein des individus condamnés et incarcérés, ce n’est pas parce qu’ils seraient détenteurs d’un quelconque gène du crime, mais mécaniquement pour les trois raisons principales suivantes :
- Certains délits ne peuvent, par définition, être commis que par des étrangers. C’est le cas des séjours irréguliers, de la non-exécution d’une reconduite à la frontière, du travail sans titre de séjour, etc. De plus, il s’agit d’infractions avec auteur identifié qui constituent des priorités des services répressifs en raison de la politique du chiffre.
- Les déviances, pour des raisons anthropologiques et de psychologie sociale, sont traditionnellement le fait d’hommes, jeunes et célibataires. Or, ce profil est bien évidemment majoritaire au sein de la population immigrée.
- Avec la révolution sécuritaire, la politique pénale suivie depuis un demi-siècle cible prioritairement les illégalismes populaires (atteintes aux personnes notamment et troubles à l’ordre public) en comparaison de la grande délinquance économique et financière. Cette sélectivité pénale (qui va du simple contrôle d’identité dans la rue – régulièrement critiqué par les ONG, le Défenseur des droits et, plus récemment, la CEDH - à l’incarcération) définit ainsi à l’avance quelles sont les populations punissables et les autres. Cela revient à sur-criminaliser les classes populaires et sous-criminaliser les puissants, ce qui fait traditionnellement partie des mécanismes de domination. Or, là encore, la population immigrée se trouve en majorité présente dans ces classes défavorisées.
En résumé, les études réalisées dans différents pays[1] démontrent que les immigrés ne sont pas à l’origine d’une augmentation des infractions dans les pays d’accueil. Quand les conditions d’accueil des immigrés (dans des cités plus sujettes à la délinquance de voie publique et soumis à des difficultés dans l’accès au marché du travail) sont améliorées, ceux-ci disparaissent des statistiques sur les atteintes aux biens (Etats-Unis 1986, Italie 2017).
Enfin, le traitement médiatique des infractions a des conséquences importantes sur la perception d’un lien éventuel entre immigration et délinquance ? L’expérience du Sachsische Zeitung (quotidien allemand de Saxe) qui a décidé en juillet 2016 de révéler systématiquement l’origine des auteurs d’infractions (en contradiction avec le code de presse allemand depuis 1973) a montré que l’exposition de la population à des faits divers dont les auteurs étaient majoritairement d’origine allemande faisait diminuer les inquiétudes à l’égard de l’immigration et de là les intentions de vote pour l’AfD.
Terminons ce chapitre en évoquant un lien plus subtil, et cette fois plus avéré, celui entre la confiance de la population envers la classe politique et le niveau local de délinquance de voie publique (voir [2]). Il est en effet démontré que les scandales de corruption ont un effet contagieux sur les comportements individualisés. Ainsi, les fautes des élites altèrent les normes sociales conduisant à davantage de comportements malhonnêtes (ici mesurés à travers le niveau de vols dans les supermarchés). La morale collective se retrouve donc directement liée aux modèles qu’on lui fournit en exemple.
En conséquence, s’il n’existe pas de risque substantiel de contagion délinquante horizontale par simple contact avec une population désignée comme allogène, mis à part quelques crispations identitaires pouvant dégénérer en violences, il est plus probable qu’une contagion verticale puisse se propager par mimétisme, un peu comme un ruissellement du crime. Cette pesanteur de la violence entre classes sociales est à replacer dans le cadre plus général du caractère criminogène du capitalisme (voir [3]).
Contre-vérité n°2 : pour réduire la délinquance, il suffirait de recruter plus de policiers
Une solution fréquemment avancée par l’extrême-droite pour combattre le crime consisterait à simplement augmenter le nombre de policiers, comme si le taux de présence policière possédait un lien positif sur la lutte contre la délinquance. C’est encore faux :
De 1995 à 2023, les dépenses pour la police ont augmenté de 52%, hors effet de l’inflation. Depuis trente ans, ce budget suit l’évolution de l’économie du pays et est équivalent à environ 0,9 % du produit intérieur brut (PIB).
Comparativement, et pour la même période, le budget Education Nationale n’a d’ailleurs augmenté que de 18%, soit la moitié de la hausse policière (voir [4]). La LOPMI de 2023 a en outre fléché 15 milliards d’euros pour le ministère de l’intérieur sur cinq ans, et selon le Livre blanc de la sécurité intérieure (2020), les fonds publics alloués à la mission Sécurités sont censés atteindre 1% du PIB à l’horizon 2030 (soit environ 28 milliards d’euros), une trajectoire qui signifie augmenter le budget policier d’encore environ 30% en dix ans.
De la même façon, sur les trente dernières années, les effectifs de police ont augmenté d’environ 30%. Rappelons que dans le même temps, la population n’augmentait quant à elle que de 12% (sur une base de 0,4%/an).
Cette emprise policière a bénéficié également de l’explosion des polices municipales (le nombre de ses agents et assimilés a plus que triplé entre 1990 et 2020), de l’essor des entreprises de sécurité privée (170.000 agents aujourd’hui), mais également de la “société de vigilance”, c’est à dire de l’ensemble des incitations que reçoit la population pour surveiller autrui (logiques de dénonciation, discours sur l’ennemi intérieur, etc.). On pourrait difficilement faire plus sans fragiliser durablement nos finances publiques et basculer dans un autre régime…
Or, aucune étude ne démontre la corrélation entre les dépenses pour la police et l’évolution des crimes et délits. En avance sur ce type de recherches, les universitaires nord-américains ont multiplié les travaux ces dernières années démontrant que les dépenses publiques n’induisent aucun effet discernable sur les taux de criminalité[5]. Une baisse de ces dépenses peut même parfois coexister avec une baisse de la délinquance.
Elinor Ostrom (Prix Nobel d’économie en 2009 spécialisée sur les biens communs) en a déduit qu’en matière de police, la hausse des dépenses publiques est associée à un impact nul, voire négatif, sur la quantité et la qualité du service rendu. Se pose en conséquence la question de la pertinence de consacrer encore davantage de fonds publics à une institution déjà surdimensionnée, non seulement incapable d’apaiser les tensions dans la société mais susceptible au contraire de les attiser (voir les biais de fonctionnement que sont le racisme, le sexisme, l’influence de l’extrême-droite via notamment les syndicats – cf. [6]).
C’est d’ailleurs le sens des conclusions du « Rapport sur l’état des services publics » du collectif Nos Services publics, une association d’agents publics engagée pour retrouver le sens qui fonde le service public et ses missions au quotidien. Le rapport constate que certains types de délinquance bénéficient d’une attention et de moyens disproportionnés par rapport à leur gravité pour la société, à rebours de la hiérarchie établie par la loi pénale.
Ainsi, si les ressources allouées à la lutte contre le trafic de stupéfiants et l’immigration irrégulière ne cessent de croître, celles destinées à combattre les violences familiales, les accidents mortels du travail ou encore la délinquance économique et financière restent largement insuffisantes face à l’ampleur des besoins. Par ailleurs, la sévérité des sanctions appliquées semble varier selon la nature des infractions et leur place dans les priorités politiques.
_______
En conclusion générale de cette note portant sur ses cinq principaux arguments, la ligne sécuritaire de l’extrême-droite ne passe pas l’obstacle de la vérification académique. Elle n’est qu’une addition de slogans simplistes, et donc séduisants pour une opinion publique chauffée à blanc par un système médiatique aux mains d’une élite financière pressée de détourner l’éventuelle révolte des populations défavorisées qui la ciblerait vers des boucs émissaires.
Bien pis, elle est porteuse d’une idéologie étrangère. Le concept même de nation ethnique n’ayant ainsi jamais fait partie de nos traditions politiques, même sous l’Ancien régime pourtant si cher à une partie de l’extrême-droite. La pensée clandestinement immigrée à notre histoire n’est finalement pas celle qu’on croit. Elle est également inapplicable et anticonstitutionnelle puisqu’elle contrevient en particulier aux articles 1 (sur l’égalité des hommes en droit) et 12 (sur la force publique instituée pour l’avantage de tous) de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle fait surtout preuve d’amateurisme et de mauvaise foi sur des questions qui mériteraient pourtant un minimum de rigueur et de professionnalisme.
La mystification du RN en matière de sécurité apparait d’ailleurs d’ores et déjà au grand jour dans les villes qu’il administre via notamment des polices municipales pléthoriques et surarmées. Les bilans disponibles montrent qu’il n’y existe pas de baisse significative et mesurable de la délinquance.
Une enquête de TF1/LCI en date du 13 janvier 2024 (basée sur les données du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure), portant sur neuf communes RN conclut que, si la délinquance n’a pas explosé, elle n’a pas non plus reculé de manière notable, ni plus vite que dans les autres communes de leur département ou au niveau national. Bien que couteuse (effectifs de police municipale, vidéosurveillance, etc.), la politique du RN n’a produit aucun effet.
Regardons ainsi en détail les villes de Fréjus, Hénin-Beaumont et Perpignan, souvent présentées comme des laboratoires par le parti d’extrême-droite.
A Fréjus, l’évolution entre 2022 et 2023 a vu une augmentation de 3,9 % des infractions (3137 en 2023 - 3018 en 2022), avec une diminution des vols de véhicules (–16 %), des coups et blessures (–11 %), mais une hausse des cambriolages (+12 %), des violences intrafamiliales (+13 %), des violences sexuelles (+11 %) et de l’usage de stupéfiants (+25 %).
L’exemple souvent mis en avant concerne une baisse des dégradations volontaires de –23 % (passe de 15 à 12 infractions pour 1000 habitants). Cependant, le reste du Var reste à environ 9/1000, et la France métropolitaine à environ 8/1000, ce qui montre que, malgré ce rattrapage, la ville demeure à un niveau élevé. Fréjus connaît donc une stabilisation avec de légères augmentations ponctuelles, sans recul notable de la délinquance sous la mairie RN.
A Hénin‑Beaumont, la tendance suit l’évolution générale (source ville-data.com) : baisse des cambriolages, des vols d’accessoires de véhicules, des dégradations, mais hausse des vols de véhicules (+36,73%), des coups et blessures volontaires (+19,57%) et des violences sexuelles (+19,40%). Cela signifie qu’aucune amélioration notable n’est observée, on note au contraire des hausses marquées sur certains délits. La commune suit ici également les tendances observées dans la région (hausse des coups et blessures et baisse des dégradations principalement, mais avec une incidence supérieure).
A Perpignan, le bilan du dispositif de sécurité a conduit, en août 2023, à un renfort d’environ 80 gendarmes et permis une diminution de 20 % de la délinquance de voie publique qui était très élevée. Mais, à l’évidence, ce recul est davantage lié à l’intervention de l’État qu’à la politique municipale RN.
A l’examen donc, Fréjus et Hénin‑Beaumont n’ont pas connu de baisse structurelle de la délinquance liée à leur gestion municipale. Seul Perpignan présente une amélioration significative dans les faits constatés sur la voie publique, mais cette baisse ne résulte que d’un renfort de l’État.
En conséquence, ni ses arguments, ni la qualité des cadres que l’extrême-droite destine à la tête des forces de l’ordre quand elle arrivera au pouvoir, ne présage d’une baisse significative de l’insécurité dans notre pays.
[1] cf. pour la France La lettre du CEPII n°436 d’avril 2023
[2] Masera et Gulino – 2021 – Contagious Dishonesty : Corruption Scandals and Supermarket Theft publié dans American Economic Journal : Applied Economics, vol. 15(4), 2023
[3] William Chambliss – Toward a Political Economy of Crime – 1975, David Harvey – A Brief History of Neoliberalism – 2005
[4] Que fait la police ?, Paul Rocher (2022)
[5] Criminology, vol. 45, N°1, 2007, Worall et Kovandzic
[6] Rapport Vigouroux, 2021