Après une nouvelle année passée au chevet d’une République qui s’affaiblit sans cesse, on s’observe les uns les autres à se demander ce qu’on pourrait bien se souhaiter. Et on pense spontanément à ce qui rassure, comme quand le vieux Léon Bloy écrivait en dédicace de sa Femme pauvre : « Que Dieu vous garde du feu, du couteau, de la littérature contemporaine et de la rancune des mauvais morts. » Car rien de tout cela nous fut épargné. Puissions-nous dès lors en 2024 faire un peu de place aux saints barbares, une expression qu’il n’aurait sans doute pas reniée.
Qu’on ne se méprenne sur cette barbarie qu’il faut ici entendre par l’absence de sophistication, d’afféterie, de savoir poudré, comme une posture esthétique privée volontairement de l’arme de l’esprit et du gras de l’érudition. Une sorte d’ascétisme intellectuel, se méfiant autant du savant que du communicant, pour n’être plus qu’un cœur qui bat et une âme qui s’insurge.
Dans un livre récent, Rester barbare, Louisa Yousfi, rappelle par exemple les mots de Kateb Yacine: « Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. »
La culture, marqueur social, agit en effet en nous comme une colonisation, une innocence perdue, imposant son langage et sa manière d’être. Nous enrôlant dans des conflits qui ne sont pas les nôtres. Faisant de nos consciences des territoires occupés. Et de nos discours des croisades.
Il existerait dès lors une barbarie émancipatrice, un retour vers un soi universel, un refus de s’intégrer dans un monde injuste, dont nous resterions les mécréants, les clandestins, à jamais irréguliers. Il perdure un moi inassimilable, « désoccidental » si on veut, irrécupérable en tout cas quand il se soustrait aux processus de domination qui l’ont pourtant en partie construit.
Il n’y a rien ni personne à tuer, sinon cette part de nous-même qui ne comprend pas de quoi on est fait. La brutalité et le terrorisme ne sont bien souvent que des désirs d’intégration en ce qu’ils participent du grand jeu des confrontations qu’on nous vend. Les arts bourgeois (et en premier lieu bien sûr la littérature) également dans leurs révolutions de salon.
Face à la comédie, soyons plus volontiers désarmant. Au sens que lui donnait Christian de Chergé, dans l’Invincible espérance : « désarme-le, désarme-moi. » Soyons saint ici justement, au plus loin des églises et des régiments. Et face à l’horreur, imposons le silence, la motion de rejet, seules vraies résistances. La vérité se passe aisément de commentaires.
Débarrassons-nous de la parole oiseuse et stérile. N’ajoutons rien au monde, déjà si plein de lui-même qu’il s’en asphyxie. Il est d’ailleurs des silences célèbres qui résonnent jusqu’à nous comme des victoires : Antigone qui ne veut décidément rien comprendre, Elie sur le mont Horeb, Jésus dessinant dans le sable, Saint-Just repris avant son exécution, Luther à la Warburg s’interrogeant sur son action, Lawrence refusant la vice-royauté des Indes à son retour d’Arabie, etc. Chacun son oblation pour un monde meilleur.
Mais le saint barbare n’est pas l’ermite, il doit prendre sa part du monde et, pour tout dire, y consentir. Il agit en se révolutionnant à bas bruit, en assurant le geste, s’affermissant la main, pour ne plus rater la cible des injustices. Pour ne plus s’agiter sans succès. Pour ne plus se perdre dans les tribunes, les pétitions, les amendements et la fausse griserie des polémiques. Pour cesser de donner prise.
Emportons dans notre cœur les enfants martyrs de l’année, et dans notre tête le précieux conseil de Simone Weil (dans La pesanteur et la grâce): « La révolte, si elle ne passe pas immédiatement dans des actes précis et efficaces, se change toujours en son contraire, à cause de l’humiliation produite par le sentiment d’impuissance radicale qui en résulte. Autrement dit, le principal appui de l’oppresseur réside précisément dans la révolte impuissante de l’opprimé. »