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Billet de blog 25 mai 2023

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Critique de la raison bourgeoise : la gauche et le pari risqué de l’intelligence

Dans son dernier billet de blog, Pierre Khalfa s’interrogeait sur les leçons qu’il convenait de tirer de la séquence des retraites et son air de défaite Face à ceux qui osent tout, bien cachés derrière le fait majoritaire, nous avons encore trop souvent le regard canaille vaguement honteux. Puissions-nous donc, modestement, contribuer au débat en procédant à notre tour à une petite revue des troupes et des dynamiques en présence.

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Dans son dernier billet de blog, il y a trois semaines, Pierre Khalfa s’interrogeait sur les leçons qu’il convenait de tirer de la séquence des retraites et son air de défaite – à l’heure où les syndicats ont déjà repris le chemin de Matignon et les députés celui jamais abandonné du Palais Bourbon, malgré une mobilisation inédite et le soutien massif de l’opinion publique. Il invitait à une réflexion de fond sur les modes d’action pour « sortir de l’impuissance », tout en continuant à s’inscrire malgré tout dans la tradition d’un front politico-social et d’une philosophie positiviste qui conduit à réduire notre arsenal à la seule force de la raison - terrain où nous serions souverains - sans nous salir les mains.

 Mais le privilège de l’intelligence ne doit pas s’affranchir du devoir de victoire ; à l’heure où d’autres font montre de moins de scrupules sur les moyens de l’atteindre au seul profit de la pensée marchande. Face à ceux qui osent tout, bien cachés derrière le fait majoritaire, nous avons encore trop souvent le regard canaille vaguement honteux. Puissions-nous donc, modestement, contribuer au débat en procédant à notre tour à une petite revue des troupes et des dynamiques en présence.

 25 ans après la création de la Fondation Copernic et de l’association Attac - qui n’ont jusqu’à maintenant guère entamé la domination culturelle des libéraux bien installée depuis la fin des Trente glorieuses, La France Insoumise vient à son tour de se doter de sa propre force de frappe intellectuelle avec l’Institut La Boétie, rejoignant en cela le rêve prométhéen de la Fondation Rosa-Luxembourg liée au parti Die Linke en Allemagne et de l’Institut 25M de Podemos en Espagne pour la gauche, après la plupart des partis sociaux-démocrates européens, afin d’engager la bataille des idées.

 A l’occasion de son lancement en février dernier, dans un souci assumé de légitimité, de nombreux gages furent à nouveau donnés aux magistères du savoir, jusqu’à accueillir fièrement une « Prix Nobel de littérature », 60 ans après le refus de cette récompense par Jean-Paul Sartre qui s’interrogeait alors sur la nécessité de s’inscrire dans les pas d’une culture officielle et de ses canons académiques quand on ambitionne justement d’incarner une gauche de rupture. Il apparait donc légitime de s’interroger sur ce qu’il faudrait sacrifier aux rites et au langage des puissants pour mettre au jour sa propre pensée critique.

 La différence entre Sartre et Ernaux tient peut-être à ce que celui-là disposait de naissance des codes pour tenir à distance un système qu’il connaissait trop bien, quand celle-ci ne peut aujourd’hui lui opposer qu’un désir lointain de vengeance. Et paradoxalement de reconnaissance. Il y a en effet beaucoup de Ernaux, l’écrivain réaliste, dans cette application des gauches à vouloir être aujourd’hui les bons élèves des principes démocratiques et des élégances rhétoriques. Mais cette application des premiers rangs favorise-t-elle vraiment le succès de ses idées ?

 Le socialisme scientifique qui la justifie donna certes l’impression de remplir la promesse non tenue de la Révolution par la permission donnée aux ouvriers de penser, et dès lors de s’émanciper des anciennes ignorances qui les maintenaient dominés. Mais n’est-il pas hasardeux de confier ainsi aux seules facultés humaines notre foi en l’avenir ; et cette prétention de la vérité, avec ses manières envahissantes de grande-bourgeoise un peu sans gêne, porte-t-elle vraiment en elle les succès espérés ?

 Quel est en effet le pouvoir réel de l’intelligence et de la volonté de prouver sur la marche des peuples ? Cette volonté de bien faire et de s’approprier des vérités incontestables ne risque-t-elle pas, à chaque fois, de se heurter à la force des choses et à l’inquiétude métaphysique qui n’ont pas quitté la Cité avec les Lumières ?

 Depuis que les images ont remplacé les dieux, trois forces telluriques ont de leur côté réussi à préserver leur pouvoir de mobilisation intact, voire à l’accroitre à mesure que l’interprétation mécaniste du monde contribuait à approfondir encore cette nuit peuplée de mythologies et de superstitions que les gauches ont peut-être imprudemment décidé d’ignorer : il s’agit de la violence, de l’émotion et du sacrifice :

 Le recours à la violence, neutre politiquement, sinon moralement, et même si elle ne fait que répondre à la brutalité, pose d’emblée la question de son efficacité. Car, si elle a parfois pu jouer un rôle dans l’histoire pour accélérer l’accession au pouvoir, elle n’a jamais assuré d’y rester. En outre, elle fige les rapports de force au moment de son surgissement. Concrètement, son secours prématuré, au moment où l’industrie de l’opinion, et la fabrique du droit, se trouvent aux mains du bloc bourgeois, et la rue plutôt à celles de l’extrême-droite, constituerait une erreur tactique. Seule la violence verbale - et quelques feux de poubelles - semble aujourd’hui permise comme exutoire, sans risque politique inutile, ni trop effrayer le chaland, aux petites gens et leurs représentants. Puisque c’est semble-t-il l’honneur de cette gauche-là, fût-elle insoumise, de continuer à se soumettre à l’exigence démocratique tout en se méfiant des avant-gardes.

 Avec l’émotion, c’est cette fois l’affect d’indignation (Frédéric Lordon) qui apparait comme le moteur le plus puissant de l’action. Selon la sociologie de la mobilisation, la séduction de la pensée, voire l’érotisme de certaines idéologies, exerce parfois un attrait passionnel. L’enjeu écologique, par exemple, est aujourd’hui susceptible de convoquer cette « énergie affective libidinale » (Chantal Mouffe) capable de saisir le grand nombre et transformer le ressentiment en action collective. Qualifié d’une moue boudeuse de « populisme de gauche » par de nombreux intellectuels, ce hold-up des sentiments qu’avait hier réussi « le génie du christianisme » demeure pourtant à portée de voix de ceux qui demain sauront marier la force d’entrainement et la beauté du geste.

 Sur le plan sacrificiel enfin, la puissance libératrice de la révolution christique justement demeure à ce jour l’exemple historique le plus abouti d’une levée en masse réussie. A ce titre, après l’Antigone qui ne voulait rien comprendre, la façon dont Robespierre s’empara du vêtement de la vertu et de la fraternité, avant de recevoir celui du martyr, explique en grande partie l’autorité morale dont il bénéficie jusqu’à aujourd’hui. Son refus de se défendre, son statut de bouc émissaire, et sa mort innocente ont sans doute permis à « la Révolution de laisser en héritage un sol indéfiniment fertile » (Louis Blanc).

 Il persiste encore pourtant un progressisme conquérant et omniscient, adossé à quelques vérités techniques, qui n’est qu’une colonisation des esprits conduisant dans bien des cas à leur déracinement culturel et social. Sous couvert de vagues promesses d’émancipation, et avec la collaboration des transfuges de classe, l’expert peut encore sortir impunément ses chiffres de son chapeau sous les yeux éberlués de l’ouvrier, comme hier le missionnaire ses fusils face aux foules indigènes. A travers ses héritiers, Jaurès continue de toiser Sorel.

 Mais les déterminants de la culture - son acquisition et son expression - ont trop part aux rapports de domination pour prétendre être des facteurs de liberté. Ils renforcent au contraire l’aliénation. A le négliger, le camp républicain risquerait de s’empêcher dans son combat pour la justice sociale. A l’heure des comptes, quand il s’agira de solder la défaite, comment jugerons-nous alors nos complicités avec l’intelligence et les ruses de la raison bourgeoise ; avec cette vérité dont nous n’aurons finalement été que la proie ?

 Il est finalement des rapports de force tellement inégaux que les mots et l’expérience n’y sont d’aucun secours. Il faut alors se tourner vers d’autres communions. A la volonté de l’alternance politique doit désormais répondre l’audace de stratégies alternatives à celles qui ont hier échoué à convaincre. Contrairement aux guerres illégitimes, la lutte contre l’injustice se passe aisément d’arguments, pour obéir à un ordre supérieur. Celui-là même qui devrait seul mériter le nom d’« ordre public. »

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