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Billet de blog 3 octobre 2021

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Apprendre pour penser : penser pour apprendre, problématique au-delà des frontières

L'école au risque de la pensée en France et... en Ecosse. Lecture d'un ouvrage de Margaret Kirkwood (Association écossaise de la recherche en éducation).

Françoise Clerc

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une lectrice de Médiapart m’a proposé un jour de me faire parvenir un ouvrage d’une collègue écossaise Margaret Kirkwood (ancienne présidente de l’Association écossaise de la recherche en éducation et secrétaire générale de l’Association européenne de la recherche en éducation. Ce petit ouvrage intitulé Learning to think : thinking to learn (Apprendre pour penser : penser pour apprendre) se présente comme un accompagnement professionnel pour les professeurs en activité, en leur proposant des repères pour répondre de façon pragmatique et abordable en situation scolaire classique aux questions qu’ils se posent sur le développement intellectuel de leurs élèves et la meilleure manière de les aider à former leur pensée.

J’ai hésité longuement à rendre compte de cet ouvrage parce que ce qui agite le monde éducatif actuellement en France me paraît très loin de cette problématique. Les temps sont durs. La pédagogie (qui n’est pas un ensemble de recettes mais une pratique réfléchie et étayée théoriquement) n’intéresse pas grand monde. La politique éducative des derniers ministres a tué l’envie de discuter et d’échanger sur les pratiques car ces échanges sont traversés par les antagonismes politiques qui n’ont plus grand-chose à voir avec la construction des connaissances.

De plus, le risque est grand de se voir emprisonné dans le faux dilemme : apprendre des contenus/ apprendre à apprendre. Et puis, je me suis dit que mon blog étant peu lu, je ne risquais pas grand-chose à tenter d’entrer dans la problématique de ma collègue écossaise.

Sauf peut-être de me faire accuser de « fumer la moquette » comme me l’a reproché élégamment un lecteur lorsque je m’efforçais de distinguer entre les différentes formes de contrôle possibles pour la délivrance du bac ! Distinction pourtant essentielle pour comprendre pourquoi le ministre a pris le risque de monter une usine à gaz dont l’enjeu central n’était ni le bac, ni l’apprentissage des élèves mais bien le contrôle de la pratique pédagogique des enseignants... Il a dû faire marche arrière depuis mais on peut prendre le pari que son projet ressortira sous d’autres formes.

L’ouvrage prêté par Marie-Josèphe s’inscrit dans un courant pédagogique que je connais bien.

En France la question de la formation de la pensée a connu son heure de gloire avec « l’éducabilité cognitive ». Au niveau international, cette question a été propulsée sur le devant de la scène en Europe, puis en Israel, dès l’après-guerre pour répondre aux difficultés d’apprentissage rencontrées par les enfants victimes de la guerre, notamment ceux qui avaient survécu à la déportation et aux camps de concentration (cf. Reuven Feuerstein, Programme d’enrichissement instrumental). Plus tard, d’autres méthodes pédagogiques ont été mises au point pour accompagner le développement des élèves en difficulté ou aider les jeunes adultes engagés dans une formation professionnelle (inspiré par Bertrand Shwartz et les chercheurs du CUCES à Nancy : P. Higelé, G. Hommage, E. Perry, P. Tabary. Les ateliers de raisonnement logique) ou encore des personnes en difficulté vis-à-vis de la logique et des mathématiques (Pierre Mialet : Les cubes de Mialet ; ACTIVOLOG...). La « gestion mentale » d’Antoine de La Garanderie porte plus sur la conduite de sa pensée et l’utilisation optimale de ses ressources mentales que sur le raisonnement à proprement parler et prétend viser tous les élèves qu’ils soient ou non en difficulté. Toutes ces méthodes ont en commun de parier sur la capacité d’un individu à faire progresser sa pensée par la mise en situation et la recherche.

Les différences apparaissent dans les références théoriques. Par exemple, Reuven Feuerstein se montre critique à l’égard de la théorie des stades de Piaget tandis que les ARL y font explicitement référence. Certaines misent sur la médiation d’un adulte référent, d’autres sur la confrontation entre apprenants et l’aide mutuelle. Certaines se présentent sous un jour ludique, d’autres font appel à l’introspection et à la prise de conscience… Au cœur de ces méthodes : le pari de l’éducabilité de tous et l’obligation pour le maître ou le formateur de prendre en compte la partie cachée de l’iceberg de l’apprentissage : l’activité mentale de celui qui apprend.

L’ouvrage de Margaret Kirkwood m’a donc intéressée. Voici quelques éléments retirés de ma lecture.

Elle adresse son ouvrage aux maîtres des classes ordinaires de la maternelle au second degré. Elle considère que l’apprentissage de la pensée est un effort commun aux élèves et au maître et donne son sens à l’école. A la suite d’autres auteurs qu’elle cite, elle estime qu’apprendre à penser est un enjeu majeur dans le monde contemporain.

« Our students must be prepared to exercise critical judgment et creative thinking to gather, evaluate, and use informations for effective problem solving and decision-making in their jobs, in their profesiions and in their lives ; » (Swartz and Parks 1994 : p.3)

Au passage elle fait un sort au fameux dilemme : privilégier les contenus ou les méthodes considérant que l’opposition est mal posée, les contenus et les méthodes ayant partie liée dans l’apprentissage, les uns ne pouvant s’apprendre sans la maîtrise des autres.

Elle s’appuie sur les directives du ministère de l’éducation écossais (Standards in Scotland’s Schools Act, 2000) :

« to equip pupils with the foudation skills, attitudes and expectations necessary to prosper in changing society and to encourage creativity and ambition »

Elle invite ses lecteurs à s’interroger sur les habiletés cognitives : celles qu’ils souhaitent développer, celles sur lesquelles ils s’accordent avec leurs collègues etc. et leur propose des manières de faire en classe pour susciter l’intérêt des élèves. L’ouvrage est donc conçu comme un outil de formation pour accompagner au plus près la réflexion des enseignants.

Pour fonder sa réflexion elle propose plusieurs modèles théoriques du fonctionnement cognitif dont la taxonomie de Bloom (hiérarchie des niveaux des opérations cognitives) qui a connu un certain succès en France et apparaît dansdes pratiques pédagogiques qui ne se réclament pas de façon explicite de ses travaux. Benjamin Bloom (1913-1999) est un psychologue américain, professeur à l’université de Chicago qui s’est spécialisé dans les questions d’enseignement. Il a contribué à un ajustement majeur des études dans cette université pour tenir compte du développement cognitif des étudiants et a rencontré de ce fait un certain succès. En France, le travail de Bloom a inspiré des pédagogues qui se sont lancés dans la « pédagogie par objectifs », plus particulièrement dans l’enseignement professionnel et dans la formation pour adultes. Les Cahiers pédagogiques ont consacré un numéroentier aux objectifs en pédagogie à un moment où ils n’étaient pas encore très connus (L’entrée dans la pédagogie par les objectifs, coordonné par Daniel Hameline, 1979).

La taxonomie de Bloom organise les activités mentales selon une hiérarchie qui sert de point de repère pour organiser l’enseignement selon une progression compatible avec les capacités et les besoins des élèves/étudiants.

L’intérêt de la taxonomie est de décliner les activités mentales en leurs éléments constitutifs. Le maître peut alors se représenter la tâche que l’élève va devoir accomplir pour réaliser l’apprentissage demandé. Cette taxonomie sert de référence pour la définition des objectifs d’apprentissage selon des niveaux de complexité croissants.

1. Niveau d'information : le savoir est relatif à l'appréhension d’une vue d’ensemble d’un sujet : les réalités sont montrées sous certains aspects de manière partielle ou globale ;

2. Niveau d'expression : le savoir est relatif à l'acquisition des moyens d'expression et de communication : définir, utiliser les termes composant la discipline. Il s'agit de maîtriser un savoir ;

3. Niveau de la maîtrise d'outils : le savoir est relatif à la maîtrise de procédés et d'outils d'étude ou d'action : utiliser, manipuler des règles ou ensembles de règles (algorithmes), de principes, en vue d'un résultat à atteindre. Il s'agit de maîtriser un savoir-faire ;

4. Niveau de la maîtrise méthodologique : le savoir est relatif à la maîtrise d'une méthodologie de pose et de résolution de problèmes : assembler, organiser les éléments d'un sujet, identifier les relations, raisonner à partir de ces relations, décider en vue d'un but à atteindre. Il s'agit de maîtriser une démarche : induire, déduire, expérimenter, se documenter. (traduction Wikipedia)

En France certains référentiels de l’enseignement professionnel ont repris ce classement où chaque niveau est supposé englober le précédent. L’enseignement général s’est montré moins ouvert à ce changement d’approche. Mais ce qui a eu le plus de succès en France est l’affirmation que toute tâche mobilise trois domaines psychiques :domaine cognitif, domaine affectif, et la psychomotricité. Ces catégories ont été traduites d’une façon aisée à mémoriser (ce qui a assuré en grande partie leur succès) en savoir, savoir être, savoir faire. Bien que l’esprit des compétences soit assez éloigné de la PPO, la plupart des textes officiels supposés décrire les compétences sont plus ou moins inspirés de ce classement.

L’entrée par les objectifs a représenté une étape importante dans l’histoire de la pédagogie. Outre l’attention accordée aux activités cognitives des apprenants, elle a posé la question évidemment décisive de l’efficacité de l’enseignement. C’est une petite révolution. Il existe en effet une tradition pédagogique pour laquelle l’important est la perfection du geste de l’enseignant dont devrait découler la qualité de l’apprentissage de l’élève. Dans cette perspective, si l’élève n’apprend pas ou mal, la tentation est grande de lui imputer la responsabilité des difficultés ou de l’échec. Résumée ainsi cette posture peut paraître choquante. Pourtant elle infiltre de manière plus ou moins insidieuse les conceptions professionnelles des praticiens, d’autant plus qu’elle constitue la base d’une défense dans un contexte professionnel dégradé et soumis à des critiques ravageuses, plus ou moins fondées.

Personnellement je suis assez réticente face à la vision de l’apprentissage proposée par Bloom. Outre le reproche qui lui est souvent fait de privilégier une approche séquentielle des activités cognitives, il me semble qu’il simplifie l’activité mentale et encourage la pratique de progressions linéaires et cumulatives. Depuis ses travaux, des progrès décisifs ont été réalisés dans les sciences cognitives : dans la conception de l’architecture et du fonctionnement de la mémoire ainsi que dans la représentation des compétences. Ce qui ne signifie pas que toute la pédagogie par objectifs doive être jetée aux orties. Les pratiques ont une sorte d’autonomie par rapport aux théories dont elles s’inspirent. C’est l’un des intérêts du travail de Margaret Kirkwood que d’examiner ce que les méthodes avec leurs exercices propres apportent indépendamment des conceptions qui les sous tendent.

Elle remarque que la littérature pédagogique propose deux entrées : l’une qui propose une prise en charge séparée des apprentissages concernant la pensée (separate programmes), l’autre qui choisit une approche plus diffuse dans les curricula (infusing). Je n’entrerai pas dans le détail des méthodes et des exercices proposés que je n’ai pas vu pratiquer. En ce qui concerne les programmes spécifiques, je me contenterai de souligner qu’elle attire l’attention des lecteurs sur des traits communs à tous les programmes évoqués :

- la nécessité de structurer la démarche en identifiant les activités mentales et en orientant le travail ;

- créer un environnement social stimulant et encourageant ;

- encourager le travail de groupe, l’échange, poser des défis ;

- encourager à penser par soi-même ;

- poser des questions ouvertes ;

- s’interroger sur les démarches mentales et préparer le transfert des stratégies pertinentes (métacognition) ;

- établir des liens avec les autres aspects du curriculum.Toutes recommandations pratiques qui se justifient quelles que soient les références théoriques.

Elle propose aussi des clés pour comprendre et des références pour s’engager plus loin dans leur compréhension.

Concernant l’apprentissage diffus de la pensée (dans tout l’enseignement, ou dans des champs particuliers), elle expose un certain nombre de clés : préparer le transfert et éviter de restreindre trop le champ de connaissances mobilisées. Le but est de produire une compréhension approfondie dans un environnement riche et stimulant.

« Although the distinction between « teaching of thinking » and « teaching for thinking » is an important one, the phrases are so similar that they can easily get confused ; therefor, since « teaching forthinking » focuses on develloping a deeper understanding through creating a « thinking-rich » classroom environnement, I use the phrase « teaching for understanding » to denote it » (p 65)

Le risque de l’enseignement diffus est que les étudiants/élèves se focalisent sur le contenu de savoir sans prêter une attention suffisante à la manière dont ce contenu (la réponse à une question) a été élaboré. C’est pourquoi il est nécessaire que l’enseignement soit le plus explicite possible et les consignes de travail doivent créer une atmosphère propice à la réflexion.

Selon elle, le risque particulier de l’enseignement séparé est la difficulté du transfert de ce qui est appris dans le contexte de cet enseignement. L’organisation de l’enseignement du second degré en France sur un mode taylorien (une classe, une discipline, un professeur, un groupe d’élèves, une heure) renforce la difficulté du transfert. Ce qui est appris dans un contexte donné reste lié à ce contexte. Si en plus s’ajoute la pression du contrôle, les élèves les plus en difficulté garderont le souvenir de leur anxiété, de leur humiliation s’ils ont échoué… pas du contenu visé par l’apprentissage. Apprendre à penser s'accommode mal du découpage des disciplines, d'un horaire en tranches de 55 minutes et d'une espace Los où la parole du maître occupe l'essentiel des échanges. De nombreuses études de psychologie et de psychologie sociale l’ont montré depuis longtemps (voir par exemple Jean-Marc Monteil, (1989), Eduquer et former : perspectives psychosociales, Grenoble,Presses universitaires) : l’apprentissage est sensible au contexte dans lequel il se déroule. Plus le contexte est pauvre et contraint, plus il risque de provoquer de l’angoisse, moins il permet d’établir des liens entre différentes situations, plus il est défavorable à l’apprentissage.

Margaret Kirkwood propose des exercices et des situations adaptés ainsi que des commentaires destinés à fournir une clé de compréhension aux enseignants. Mais elle tient compte aussi - ce qui me paraît décisif lorsque l’on a l’ambition de former des praticiens – du fait que la pratique se déroule dans l’incertitude . Plutôt que de proposer des procédés tout faits, elle suggère des orientations pour agir, des repères qui permettent de discriminer les composantes d’une situation.

J’ai apprécié la lecture de ce petit opuscule qui me semble révéler une véritable intention formatrice, loin des recettes et des prescriptions. Mais c’est surtout l’accent mis sur le fait qu’apprendre c’est penser qui a rencontré chez moi une conviction profonde. Les enfants sont capables de penser et nous, éducateurs, devons tenir compte du fait que leur esprit est en construction, non pas par accumulation de savoirs mais par incorporation de connaissances dans des systèmes dont l’équilibre est sans cesse remis en question au fur et à mesure que l’élève avance en âge et découvre le monde.

Apprendre c’est donc penser. C’est aussi se préparer à penser le monde à venir dans des contextes non scolaires. Les conditions d’apprentissage figées que l’école impose relèvent plus d’une volonté gestionnaire que d’une ambition d’éduquer. Je ne sais pas si Margaret Kirkwood me suivrait sur ce chemin. Je ne connais pas assez l’école écossaise pour juger de la rigidité ou de la souplesse de son organisation. En revanche, j’ai vu dans d’autres pays, notamment au Québec, fonctionner des écoles où les classes sont ouvertes, les maîtres disponibles pour accompagner une recherche, les parents présents dans l’enceinte de l’école… Je sais aussi qu’en France, des écoles publiques ouvertes existent et qu’elles n’en sont plus depuis longtemps au stade expérimental. Qu’elles peinent à survivre car nos ministres n’aiment pas ce qui ne rentre pas dans les cases préétablies. Que leurs efforts pour accompagner le développement intellectuel des élèves n’est que rarement reconnu au-delà du petit cercle des familles dont les enfants en bénéficient. Que l’entêtement à gérer l’enseignement public avec des modes d’organisation qui n’ont rien à voir avec les besoins de l’apprentissage, fait le bonheur d’initiatives privées souvent encensées par les parents et les médias mais sur lesquelles il faudrait sérieusement s’interroger, notamment en raison de leur forte inclination à l’individualisme (voir par exemple : La méthode Montessori en question – Pédagogie ou business ? Regards critiques, de Freinet à aujourd’hui, N'autre école, Hors série). Bref, en France sous prétexte d’égalité républicaine et d’interdit de critiquer, on pénalise les enfants dont la culture n’est pas en résonance avec celle de l’école et on permet à ceux qui en ont les moyens d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

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