Paul Alliès a soulevé dans son blog une question essentielle posée par la conduite du gouvernement en ces temps de pandémie : la suspension des fonctionnements démocratiques élémentaires en vue d'assurer une soi-disant efficacité de l'action publique. J'ajouterais volontiers un point qui me tient à cœur et qui me semble trop peu pris en compte dans les débats actuels et les contributions qui s'y développent.
Le rôle des "experts" choisis par le gouvernement est en fait un soutien à une politique de santé autoritaire et opaque. La république des philosophes (ou le gouvernement par les savants) n'est pas démocratique. Depuis Platon nous avons pu nous rendre compte à quel point elle est dangereuse : nous savons de plus qu'elle ne peut le devenir. Pour une raison simple : une société ne peut devenir démocratique que par le partage du savoir. Au XXIème siècle c'est un enjeu majeur. Le développement du savoir scientifique a pris des formes telles qu'il est objectivement difficile, voire dans certains cas, impossible d'en partager le contenu avec les citoyens ordinaires. Pourtant, aucune institution ne suffira à promouvoir une politique réellement démocratique dès lors que la population ne partage pas un certain nombre de connaissances validées. C'est un idéal vers lequel il faut tendre, jamais complètement atteint mais un besoin impérieux. Internet n'est malheureusement pas la solution.
C'est vrai pour les grandes questions actuelles : le climat, les pandémies, la pollution. Faire peur, ouvrir de faux débats, le complotisme sont des moyens dont l'efficacité est avérée pour tordre la démocratie. Les "experts" ne le sont que dans le champ de leur compétence scientifique mais dès qu'ils inspirent une action, ils deviennent des citoyens comme les autres. Autrement dit, si un expert émet un avis sur une orientation pour agir, cet avis doit être soumis à la critique comme toute contribution "citoyenne". Mais encore faut-il que les critiques puissent s'appuyer sur des connaissances, pas sur de fumeuses approximations comme c'est le cas dans la plupart des débats actuels sur le CoVid 19.
Pour compléter la contribution de Paul Alliès, j'ajouterais que nous devons mener à bien deux chantiers pour répondre aux enjeux démocratiques dans le contexte actuel de la mondialisation mais aussi de la tentation du repli sur soi.
- Une réflexion déterminante pour la démocratie doit porter sur la place des savoirs dans la prise de décision politique et des moyens dont les institutions disposent pour en réguler l'influence. Pour le moment les "experts" font partie du réseau politique du gouvernement et se trouvent solidement encadrés par les politiques (voir la photo très significative du Docteur Delfraissy encadré par M. Philippe et M. Castaner). Comment les institutions peuvent-elles contrôler l'appel aux experts, à qui doivent-ils rendre des comptes, sous quelle forme ? La question récurrente de l'indépendance de la recherche ne peut plus être poussée sous le tapis, indépendance à l'égard des politiques et des acteurs économiques. Les réformes successives des universités et de la recherche publique ne vont pas dans ce sens puisqu'elles contraignent les labos à consacrer une part importante de leur énergie à chercher des financements privés... qui ne se font pas sans retour sur investissement bien sûr.
- L'un des enjeux majeurs est le partage du savoir par une vulgarisation de qualité, accessible (mission difficile, exigeante), et par la mise en place de structures susceptibles de garantir l'indépendance des contenus enseignés à l'école (hors ministère de l'Education nationale). Pour les questions scientifiques, les médias grand public sont assez mauvais. Mediapart par exemple n'a pas été capable de donner la parole aux chercheurs pluridisciplinaires qui disposent déjà de bonnes connaissances sur les zoonoses. Si l'épidémie de CoVid 19 nous prend de court, il n'en va pas de même pour le virus (séquencé très tôt) dont de nombreux chercheurs sont capables de donner les origines les plus probables et de décrire l'émergence déjà fortement engagée de maladies infectieuses graves liées aux virus, notamment les coronavirus. La place dominante accordée aux médecins dans l'information est préjudiciable car la pandémie ne peut être comprise que par le recours à des savoirs issus de plusieurs champs : environnement et biodiversité, médecine vétérinaire, médecine humaine, économie et anthropologie. Certains labos sont constitués de manière à faire dialoguer ces disciplines, mais leur audience est confidentielle.
Le manque d'information et le désintérêt de la classe politique et de l'opinion - bloqués dans une vision monodisciplinaire du savoir et fascinés par le mandarinat médical - sont en cause bien sûr mais pas seulement. Par exemple, la manière dont les travaux du GIEC (très pluridisciplinaire) sont souvent présentés, en a fait une sorte de père fouettard qui sert à appuyer des discours de catastrophe. Cette façon de procéder ouvre une avenue aux vaticinations d'un Président Trump qui s'élève contre la culpabilisation de ses amis pollueurs de tout poil. Si la GIEC a raison, il nous faut comprendre en quoi et pour quoi. Il faut donc nous l'expliquer pour que l'opinion puisse enfin se prévaloir non d'une idéologie fumeuse mais de savoirs établis. C'est la condition pour pouvoir dialoguer d'égal à égal avec les puissants.
S'il faut faire jouer pleinement leur rôle aux institutions démocratiques existantes, il faut aussi les ajuster en vue de les rendre capables de traiter les problèmes du futur, dont les questions de santé et d'environnement font partie (convoquer quelques citoyens pour recueillir leur avis ne constitue pas une avancée démocratique). Faute de quoi, ces questions vont se rappeler brutalement à nous, risquant de faire basculer les sociétés même démocratiques, dans le chaos.