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Billet de blog 21 novembre 2020

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Les paradoxes de la laïcité

Au nom d'une République qui se veut "une et indivisible", la revendication d'une laïcité pure de tout compromis, revient paradoxalement à stigmatiser une partie de la population soupçonnée, sans preuve, de complaisance à l'égard du terrorisme, sommée de se désolidariser de quelques personnalités déviantes.

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Régulièrement, les prises de position sur les questions liées à l'islam ou à la laïcité, déclenchent une avalanche de commantaires violents dans les médias. Les commentaires dans Médiapart n'échappent pas à la règle. Confondant le racisme et la haine d'une religion avec la laïcité, l'essentiel leur échappe. Pour remarquer cet essentiel, il faut sortir du cadre que les récits dominants ont progressivement inculqué à nos cerveaux. Les religions ne sont pas au-dessus de la mêlée comme leurs représentants aiment à le faire croire. Mais, les critiques de certains athées militants relèvent de la même illusion comme les deux faces d'une même médaille. Les excès laïcistes confortent les religieux dans ce statut d'interlocuteurs à prétention universelle dans la mesure où elles les sortent du champ commun des productions humaines en leur attribuant, en tant que cibles permanentes, bien plus de légitimité qu'elles n'en ont en réalité. En d'autres termes, l'idéologie laïciste soi disant républicaine, confère un poids exccessif à des interlocuteurs qui n'attendent que cela pour crier à la persécution. 

Les religions sont profondément humaines et comme telles elles reflètent les contradictions qui traversent les sociétés. 

Dans un mouvement dialectique, elles sont produites par les sociétés humaines comme un des éléments de leurs cultures et en retour, elles influent sur ces mêmes sociétés dans un effort pour en normer les comportements et les représentations. Vouloir détruire les religions, c'est vouloir détruire les représentations qui circulent dans les sociétés, ce qui bien sûr n'est pas possible. Bien plus, le mépris affiché par une partie des bien-pensants laïques attise la haine qui n'a pas besoin de l'être en ces temps critiques pour l'humanité tout entière. Il est donc nécessaire de comprendre quelle(s) fonction(s) remplissent les religions à l'égard des sociétés dans lesquelles elles se développent. Le mépris produit la haine, la répression produit des martyrs.

Les religions codifient des pratiques en usage dans une partie plus ou moins étendue d'une population donnée. Pour des raisons qui varient d'un espace social à l'autre, d'une époque à l'autre, cette population en vient à considérer ces pratiques comme souhaitables pour tous et tendent à les imposer parce qu'elles paraissent en phase avec les conditions de vie, les intérêts dominants de la communauté... C'est ainsi que Jacqueline Chabbi montre que le Coran, lorsque son texte se stabilise (la datation la plus probable des manuscrits les plus anciens le font remonter au 6ème siècle après J-C), est étroitement lié aux conditions de vie des populations qui l'ont produit. Les "retours" à une supposée pureté originelle ne sont que des constructions a posteriori, vaines sur le plan historique en raison même du changement du contexte social et historique. La revendication d'un retour aux sources est plus le témoignage d'une faiblesse en quête de légitimité, qu'une affirmation de puissance. Ces constructions sont plus souvent des moteurs politiques que la recherche d'un fondement spirituel. Une analyse semblable peut s'appliquer au traditionalisme chrétien. Le retour aux origines supposées pures, dans la plupart des religions, est au service d'une revendication de pouvoir sur les esprits.

Les religions produisent un corpus idéologique censé donner une cohérence à leurs pratiques, rendre raison du fonctionnement du monde et susciter la cohésion du groupe social. Dans ces trois principales fonctions, elles agissent souvent de la même façon.  Malgré l'affirmation d'une légitimité par la tradition, le corpus idéologique n'est jamais complètement déconnecté des préoccupations du temps où il est produit. Les débats qu'il suscite s'inscrivent dans l'esprit de l'époque. La nouvelle traduction du Tractatus de Spinoza par Pierre-François Moreau nous donne l'occasion de méditer sur un de ces exemples les plus manifestes.


Spinoza on le sait fut "excommunié" par la comunauté juive d'Amterdam en 1656. Le Tractatus, dont l'écriture s'étendit sur toute sa vie et ne fut publié que de façon posthume, témoigne d'une méditation sur les contradictions qui traversent ce que nous appellerions aujourd'hui l'opinion. C'est ce que Gilles Deleuze nomme une "entreprise de démystification". Si la condamnation des idées de Spinoza semblait aller de soi aux juifs de son époque, choqués de sa prise de distance avec certaines idées reçues et son ambition d'introduire la raison là où ils plaçaient ordinairement la foi, on pourrait s'attendre à ce que cette entreprise soit accueillie avec une certaine bienveillance par le monde philosophique de son époque. Or, ce n'est pas le cas. La condamnation qu'il reçoit de la part des cartésiens et des leibniziens (Leibniz a poussé l'hypocrisie jusqu'à nier avoir rencontré Spinoza) est assez inexplicable si l'on admet que les philosophes sont tous engagés dans une critique  des mœurs et des comportements de leurs contemporains au nom d'une forme supérieure de rationalité. Un dialogue, des discussions par l'intermédiaire de lettres échangées, pratique fréquente à l'époque, ne semblent pas avoir suffi. Ce qui se produisit s'apparente à une dénonciation plus qu'à un dialogue de spécialistes. Il faut se méfier du rationalisme.

C'est qu'en fait Spinoza heurte de front "l'esprit du temps" dans ses multiples versions, éventuellement contradictoires, dont les postures de la communauté juive font partie, mais aussi heurte plus tard ceux qui lui reprochent sa proximité avec les frères De Witt, opposés aux prétentions des orangistes. Derrière les arguments philosophiques se cachent souvent de prosaïques questions de pouvoir. Par exemple, l'accusation de "panthéisme" se retrouve non seulement sous la plume des religieux mais aussi sous celles de philosophes par ailleurs peu proches des thèses juives. Notons toutefois que le terme de panthéisme n'apparaît que bien plus tard, probablement sous la plume de Joseph Raphson en 1697 quelques 20 ans après la mort de Spinoza, ou peut-être sous celle de John Toland en 1720 - la question n'est pas vraiment tranchée.

C'est qu'en fait, le panthéisme supposé de Spinoza, qui correspond à son refus de penser la transcendance à la manière commune à la théologie et à la philosophie, heurte ses contemporains religieux ou non.

"Un livre explosif garde pour toujours sa charge explosive : aujourd’hui encore on ne peut pas lire le Traité sans y découvrir la fonction de la philosophie comme entreprise radicale de démystification, ou comme science des « effets ». Un commentateur récent peut dire que la véritable originalité du Traité est de considérer la religion comme un effet. Non seulement au sens causal mais en un sens optique, effet dont il faut chercher le procès de production en le rattachant à ses causes rationnelles nécessaires telles qu’elles jouent sur des hommes qui ne les comprennent pas (par exemple, comment les lois de la nature sont nécessairement appréhendées comme des « signes » par ceux qui ont l’imagination forte et l’entendement faible). Même avec la religion Spinoza polit des lunettes, lunettes spéculatives qui font voir l’effet produit et les lois de sa production.

La démystification des religions est une tâche intellectuelle importante, quelle que soit l'époque, quelle que soit la religion car elle représente une opportunité de libérer la pensée. Mais elle ne peut se faire qu'en respectant certaines conditions. L'affirmation de la neutralité de l'Etat est une de ces conditions. L'énonciation claire des enjeux politiques en est une autre.

Le corpus idéologique des religions tente de surmonter les contradictions entre les usages considérés comme souhaitables et la réalité humaine des pratiques en leur assignant un sens supra humain. Il est néanmoins curieux de constater qu'au nom d'un certain humanisme, une forme très doctrinaire de la laïcité prend en quelque sorte le relais en assignant un sens non pas supra humain mais universel au déni des religions en tant que manifestations humaines. La démystification doit pouvoir s'appliquer à d'autres territoires de la pensée que la religion. Actuellement, ce travail proprement philosophique devrait être mené à propos de la constitution d'une mythologie laïque qui envahit l'espace social. Cette mythologie a pris son essor médiatique à partir de l'affaire dite du "voile" au collège de Creil en 1989. Mais elle a commencé à se constituer bien avant. Cyniquement, certains politiques y ont vu une opportunité pour tordre l'esprit de la loi de 1905 dont la visée, il est vrai, était essentiellement de mettre fin à l'emprise de l'Eglise sur certains domaines de la vie publique. La question de la religion musulmane n'était pas traitée, sauf comme une sous question de la colonisation et sur ce point la 3ème République n'a pas été exemplaire. L'un des avantages, à mes yeux décisif, de la loi de 1905 était de placer l'Etat hors du champ des querelles théologiques. Les polémiques actuelles lui font perdre cet avantage. L'institution scolaire est la première à pâtir de cette situation qui met ses personnels dans une position intenable - et dangereuse - d'arbitres.

Au nom d'une République qui se veut "une et indivisible", la revendication d'une laïcité pure de tout compromis, revient paradoxalement à stigmatiser une partie de la population soupçonnée sans preuve de complaisance à l'égard du terrorisme, sommée de se désolidariser de quelques personnalités déviantes. L'autre paradoxe est la torsion de l'esprit de la loi qui, à l'origine, organisait juridiquement les moyens de la tolérance, torsion qui aboutit au contraire à vouloir "interdire un mode de vie" (J. Rancière). Il faut remarquer que le cœur de cette interdiction vise en priorité les femmes supposées automatiquement opprimées par l'islam. Il y a quelque chose de cocasse de constater qu'en France où l'on est si prompt à dénoncer l'oppression des femmes musulmanes, 213 000 femmes (pas toutes musulmanes évidemment) par an en moyenne déclarent avoir été victimes de violences, toutes classes sociales confondues (146 en sont mortes en 2019).

La bonne conscience de ceux qui revendiquent une laïcité de combat ne peut cacher que ce faisant, ils affaiblissent l'autorité de l'Etat en le faisant descendre dans une arène qui n'est pas la sienne. Surtout, il ne revient pas à l'Etat de défendre des caricatures. Lorsqu'en 2015, des politiques ont pris la tête d'une foule protestant contre l'horreur du massacre des journalistes de Charlie Hebdo, il est apparu clairement que l'enjeu se déplaçait de l'indignation vers la récupération. Les rodomontades de l'actuel gouvernement ne peuvent cacher qu'il n'a de cesse d'inventer de nouveaux moyens de limiter la liberté de la presse. 

La caricature est un mode d'expression à part entière. Mais c'est un art ambigu. Il n'est pas interdit de juger que celles qui sont en cause expriment plus du mépris que de la critique et sont, au bout du compte, assez mauvaises : plus méchantes que critiques. Je m'associe volontiers à la conclusion de Jacques Rancière dans son blog du 20 novembre 2020 :

"Il serait peut-être temps de dire, à l’inverse, qu’une caricature n’est qu’une caricature, que celles-là sont médiocres et expriment des sentiments médiocres et qu’aucune ne mérite que les vies des journalistes, des enseignants et de tous ceux qui font un usage public de la parole se trouve exposée pour elle à la folie des tueurs. Il serait temps aussi de rendre à la liberté pour laquelle tant d’hommes et de femmes ont sacrifié et sacrifient encore leur vie tout autour du monde, des symboles un peu plus dignes d’elle."

Outre l'horreur des assassinats, le bilan de cette période sera redoutable sur le plan politique et je crois aussi pour les religions : une perte de repères dans une société qui est multiculturelle n'en déplaise à Monsieur Macron, une perte des repères nécessaires pour vivre ensemble par delà les différences.

" Nous ne sommes pas multiculturalistes, nous n’additionnons pas les façons de représenter le monde côte à côte, mais nous essayons d’en construire une ensemble, quelles que soient après les convictions qu’on porte dans ce qui est l’intime et le spirituel." 

On reste confondu devant la naïveté apparente de cette affirmation venant d'un politicien rompu à l'exercice et aux ruses de la communication. S'il est aussi clair, c'est qu'en réalité, il exprime là le cœur de son idéologie politique. On ne saurait mieux décrire le "culturo centrisme". On ne saurait mieux poser une revendication hégémonique sur les esprits malgré un renvoi à l'intime (qu'est-ce que celà recouvre ?), revendication qui finalement est de même nature que celle des grandes religions monothéistes. Comment les juifs persécutés en Espagne et obligés de se convertir au christianisme en 1492, comment les protestants poursuivis en France après la révocation de l'Edit de Nantes... ont-ils vécu ce cantonnement de leurs convictions à l'intime ? Dans ces emprises hégémoniques seule la visée change : instaurer un pouvoir fondé sur une idéologie considérée comme supra humaine d'un côté, défendre un pouvoir fondé sur la croyance que la vision libérale du monde est sans alternative possible. 

La "laïcité" de Monsieur Macron se place sur le terrain d'un affrontement direct avec les religions, autorité contre autorité. C'est précisément de cet impossible affrontement que la loi de 1905 tentait de sortir la République. 

Pour les tenants d'une laïcité d'exclusion, il s'agit de revendiquer une représentation unique du monde en se plaçant de façon paradoxale sous le patronage de l'universalisme. Cette représentation unique permet à Madame El Haïry, secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse et de l’Engagement, de déclencher une enquête/vengeance contre la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF) qui a le malheur d'autoriser des jeunes à dire leur expérience, à poser une autre vision du monde que la sienne. Leurs propos n'ont rien de choquant. Tout au plus pourrait-on leur reprocher certaines maladresses dans l'expression. Ces jeunes ont fait un apprentissage et ils en témoignent. Ils ouvrent un débat sérieux. La démocratie n'est pas en danger, elle est au contraire au cœur de leurs échanges. A l'évidence Madame El Haïry ne partage pas cette pratique d'essence démocratique qui consiste à écouter, comprendre et argumenter.

Au bout du compte, toute l'agitation au nom d'une République transformée en statue du commandeur aboutit à dévoiler avec encore plus de clarté, d'une part la faiblesse d'un Etat dont le gouvernement est désormais en permance sur la défensive et, d'autre part la perversion de l'universalisme dont se réclame l'idéologie dominante. La passe d'arme du président de la République avec des journalistes anglo-saxons en est le triste emblème. La patrie des Lumières (comme elle aime à se proclamer) est en train de se déjuger à la face du monde.

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