Avec « L’appel de Saâles » Jean Vogel propose bien plus qu’un témoignage sur la vie d’une commune rurale du Grand Est et le travail au quotidien d’un maire et de son équipe. C’est à une analyse de la ruralité dans ses dimensions humaine, économique, et environnementale qu’il convie son lecteur. Il parle d'une ruralité, non pas fermée sur elle-même et défensive, bien au contraire, il témoigne d'une ruralité dynamique, inventive, pièce essentielle de la société française et comprise comme un élément du monde. La mise en perspective de cette commune vosgienne avec des villages africains tient bien sûr à l’expérience du jeune Vogel, ingénieur agronome, engagé dans une ONG auprès de paysans camerounais et guinéens. Le rapprochement entre les villageois de Saâles et les villageois africains donne lieu au récit de savoureuses anecdotes et montre que les sociétés pauvres d'Afrique peuvent faire preuve d'initiative et créer des innovations susceptibles de faire pâlir nos grands novateurs européens.
Saâles, commune de moyenne montagne riche d'un millier d'habitants, a connu une histoire mouvementée. Aux confins de l'Alsace et de la Lorraine, elle a été pour la plus grande partie de son histoire partie intégrante d'un canton lorrain. Par le traité de Francfort en 1871, Adolphe Thiers a échangé le canton francophone et lorrain dont elle faisait partie, contre le territoire de Belfort, alors porte de l'Alsace, que la France n'a pas voulu céder à la Prusse de Bismarck en raison de la résistance héroïque qu'il avait opposé aux troupes allemandes. Depuis toujours voie de passage entre les deux versants des Vosges, le col, quoique parfois difficile à négocier en hiver, est plus un lien qu'un obstacle entre l'Alsace et la Lorraine. De sa situation sur la frontière interne à la région, puis sur la frontière entre deux pays ennemis, Saâles a tiré des fortunes diverses qui marquent encore le territoire et la culture locale. Saâles est une commune de moyenne montagne caractéristique : rigueur du climat, pauvreté de la plupart des habitants, culture de l'entraide en cas de difficulté mais aussi rudesse des tempéraments, inventivité pour survivre... Mais c'est aussi un cas particulier en raison de son histoire. Elle a été un refuge enrichi par de nouveaux arrivants au XVIè siècle. Les mennonites, réfugiés dans la vallée de la Bruche se sont révélés d'habiles agriculteurs. Pour son malheur, elle a aussi subi, comme de nombreuses communes de Lorraine et d'Alsace, des invasions de la guerre de trente ans (on évalue à 60% la perte démographique en Lorraine due à la guerre, à la peste et au typhus qui ont suivi les massacres) à la seconde guerre mondiale, en passant par la guerre de 70 et la première guerre mondiale.
Le livre présente un récit du quotidien d'un maire d'une commune rurale soumise aux aléas du climat et des décisions politiques. Traversée par une route "accidentogène", non seulement l'entretien de la voirie lui coûte cher mais elle est exposée à des risques majeurs : qu'un camion citerne se renverse et le fuel déversé menace d'incendie les habitations alentour et de pollution la rivière. Or s'il existe un tunnel (confié à un gestionnaire privé) qui permettrait d'éviter la traversée des villages. Le tarif du péage est tel que le trafic des camions l'évite soigneusement. La "grande tempête" de 99 ravage de larges pans de la forêt et produit par un effet de dominos la perte de la majeure partie de la ressource forestière de la commune ; la sécheresse de 2003 perturbe les sources... A chaque fois, il faut mobiliser les services de l'Etat et les services locaux, compter sur les volontaires, informer la population et trouver à terme les solutions techniques et bien entendu le financement pour réparer les dégâts et mettre en œuvre des solutions alternatives. Le quotidien c'est aussi le souci de maintenir une activité économique qui se développe dans des conditions précaires faute de financements pérennes et de soutien des institutions d'Etat. A chaque fois, il faut déployer de l'ingéniosité, associer les bonnes volontés, repérer les compétences, batailler pour faire connaître et appuyer les projets et parfois s'en remettre à la chance d'une rencontre ou d'une conjoncture favorables.
Au-delà du récit du quotidien difficile et de la mise en évidence de la résilience des populations locales, Jean Vogel écrit un réquisitoire sans appel contre les politiques de développement qui se sont succédées depuis plusieurs dizaines d'années. Preuves à l'appui, avec des exemples issus de plusieurs communes rurales vosgiennes, il met à jour la profonde incompréhension des hommes et des femmes politiques ainsi que des divers échelons administratifs à l'égard des questions rurales. L'inertie, le manque de confiance dans les ressources des populations locales, le faible suivi des mesures décidées à Paris et de leur impact réel et pour tout dire l'arrogance, voire parfois le mépris, sont le plus souvent opposés aux demandes mêmes les plus documentées et argumentées. Bien sûr, il existe des contre exemples que Jean Vogel prend soin de citer et de remercier. Mais, pas plus que le pouvoir en place, les partis d'opposition ne semblent aptes à renoncer à leurs clichés sur la ruralité.
Le livre ne se réduit pas à la mise en récit d'une expérience. Il offre aussi une réflexion politique, au sens noble du terme, sur la manière dont le pouvoir est institué à travers les structures locales et nationales ainsi que sur les modalités de son exercice dans une société qui se veut démocratique mais ne s'en donne pas toujours les moyens. Il éclaire à sa manière des questions vives au cœur de l'actualité.
• La ruralité et la paysannerie
Les mandats de Jean Vogel en tant que maire coïncident avec une période d'un double basculement de la ruralité et de l'agriculture. Si l'on veut comprendre ce mouvement, il faut se référer à deux livres dont les titres semblent à tort renvoyer à une idéologie "décliniste" : l'un décrit la fin des paysans (Henri Mendras) l'autre la fin du village (Jean-Pierre Le Goff) . Ces "fins" n'en sont pas réellement. Elles marquent plutôt un mouvement économique et social que les politiques depuis plusieurs décennies peinent à accompagner faute de les comprendre. Face aux défis que pose ce basculement, Jean Vogel expose ses choix, ses efforts pour les faire partager et mener des actions cohérentes ouvertes sur l'avenir.
La ruralité qu'il défend concerne aussi bien les modes de vie particuliers aux populations des zones de moyenne montagne, les formes de relations à l'autre et à l'espace, une culture faite de résilience à l'adversité, héritage d'une histoire mouvementée, d'un climat rude et d'une terre peu fertile.Il fait le pari que la coexistence d'une sensibilité républicaine et chrétienne autrefois personnifiée par la répartition des rôles entre le maire et le curé peut être dépassée par la mise en place d'une pratique démocratique bienveillante mais ferme sur les principes qui fondent la vie en société.
Il ne craint pas de dénoncer la priorité accordée aux grands regroupements initiés notamment par François Hollande, ceux des métropoles et des grandes régions qui éloignent les élus de leurs électeurs. Elles ont en outre une fâcheuse tendance à cantonner les territoires ruraux dans le rôle d'annexes, de villages dortoirs, de lieux ouverts à l'extension des activités commerciales ou de loisir ou bien encore les abandonnent à la conquête du foncier agricole par l'immobilier. S'il dénonce cette vision "en creux" c'est qu'il voit dans la ruralité une richesse. Cette richesse passe par le maintien d'une agriculture adaptée, d'activités artisanales de qualité, de commerces de proximité et, bien sûr de services publics.
Le développement des communes rurales n'est possible que si les communautés villageoises trouvent une réponse adéquate à la perte d'identité que décrit Le Goff. Il ne s'agit pas de sombrer dans une nostalgie passéiste mais de profiter de la libération des contraintes caractéristiques des sociétés traditionnelles et de sortir par le haut des contradictions internes au village liées au sentiment d'abandon. Le vote Rassemblement national et le mouvement des Gilets jaunes témoignent de ce sentiment d'abandon et de la tentation d'un repli défensif bien plus que de l'adhésion aux thèses de Marine Le Pen. Dans ce contexte, promouvoir une politique environnementale audacieuse n'est pas chose aisée. Elle risque d'être perçue au mieux comme une marotte de bo-bo, au pire comme une entrave et une gêne. Jean Vogel a pour lui d'être lui-même agriculteur dans une petite exploitation. François Purseigle (sociologue des mondes agricoles) résume assez bien le problème : "La sociologie (nous pourrions dire ici, la politique) rurale, un temps délaissée, bute sur la capacité à caractériser la fin du modèle productiviste et l'émergence d'une coexistence de différents types d'agriculture."
Le métier d'agriculteur change. Nouveaux "paysans" ? "agriculteurs" non productivistes ? Le métier a subi depuis la seconde guerre mondiale une mutation aussi importante que les métiers de l'industrie : celui de la modernité en vertu de laquelle les paysans étaient sommés de s'équiper de matériel agricole performant pour produire de quoi nourrir les français au sortir de la guerre, ce qui entraînait bien sûr une mutation importante du foncier et des engagements financiers considérables : parcelles plus grandes, abattage des haies et ouverture des bocages, abandon des terres les moins productives pour en faire des forêts, recherche des espèces à forte productivité en viande et en lait... Toutes ces évolutions étaient peu favorables à l'agriculture de montagne. Il aurait fallu la penser de façon spécifique comme certains pays d'Europe l'ont fait (Autriche, Suisse...). Le mouvement ainsi initié a conduit les paysans sans terre à quitter la campagne et ceux dont les exploitations se révélaient peu rentables à chercher à s'agrandir en s'endettant. La politique agricole commune par le biais des règles d'attribution des subventions a contribué à accélérer la crise.
Le modèle productiviste touche actuellement ses limites. "L'aménagement du territoire"se fait de plus en plus au détriment des terres agricoles. Les nouvelles semences et les nouvelles variétés, les nouvelles races de bétail ne requiérant plus les mêmes pratiques ni les mêmes compétences. Les savoirs traditionnels ont semblé se perdre. Pourtant ce sont ces mêmes savoirs qui sont de nouveau recherchés et réinterrogés à la lumière des connaissances actuelles. L'usage des pesticides, corrélatif obligé de l'agriculture productiviste, est de plus en plus contesté.Il faut donc apprendre à s'en passer et trouver les bons gestes. La gestion d'une exploitation pose de nouveaux problèmes car il devient de plus plus difficile de vivre de son travail. La grande distribution ayant tout misé sur la baisse des prix, a popularisé l'idée que l'alimentation ne doit pas coûter cher. Si les petites exploitations veulent survivre, elles doivent s'organiser autrement et trouver elles-mêmes leur propres débouchés, s'intégrer dans de nouveaux circuits. C'est le sens du Marché de montagne de Saâles, l'un des premiers de la région.
Le basculement actuel fait émerger d'autres formes du métier, - inspirées par le respect du vivant végétal ou animal - , diversifiées selon les régions et les territoires, selon les productions et les marchés. De nouvelles pratiques apparaissent et cherchent à se fonder selon une nouvelle rationalité. Cette diversification, perçue parfois par le public comme une entreprise régressive à la limite du folklore, peine à se faire reconnaître. D'où l'importance de l'ouverture d'une Maison Familiale rurale à la limite du territoire de Saâles et de Colroy la Grande et de la coopération avec Terres de liens qui, non seulement se bat pour que les jeunes agriculteurs trouvent de la terre, mais leur offre aussi un accompagnement et une formation.
• Le co développement et la "durabilité"
Probablement influencé par son expérience africaine, Jean Vogel transpose le modèle du co-développement dans sa vision des territoires ruraux. Il se réfère à la conception du co-développement qui a inspiré Jean-Pierre Cot en 1981, alors qu'il était brièvement ministre chargé de la coopération et du développement. Cette conception repose sur la revendication d'une équité dans la distribution des richesses que ce soit entre le nord et le sud, entre les régions françaises et entre les communes. Une politique de co-développement suppose le soutien aux initiatives locales assorti d'une coordination démocratique des différents plans de développement, des échanges de pratiques, de la coopération et des transferts de compétences. Jean Vogel n'aborde pas la question des ambiguïtés actuelles de la politique de co-développement vue par l'Europe, centrée non pas tant sur une recherche de développement des compétences locales que sur la protection des pays riches contre une supposée invasion migratoire, fondée sur l'idée, aucunement vérifiée, que le développement fixera les populations sur place. Les démographes montrent au contraire que le développement stimule l'ouverture sur le monde et les migrations. La civilisation occidentale en est la parfaite illustration.
Qui dit recherche de l'équité dit en même temps protection de l'environnement. Car ce sont les plus pauvres qui sont les plus vulnérables aux effets du réchauffement climatique, à la pollution, au gaspillage des ressources. On peut s'étonner du succès de la formule "développement durable" qui est un oxymore si l'on prend en compte la finitude de notre planète. La durabilité du développement n'existe que dans les discours et l'usage a probablement pour but de ne pas effaroucher les électeurs. Les discours hésitent d'ailleurs entre durable et soutenable. En fait, la conversion des esprits et la mutation des comportements qu'implique une politique environnementale enfin cohérente conduit à réintégrer l'espèce humaine dans son environnement comme un des vivants qui doit trouver la clé d'une cohabitation avec les autres espèces végétales et animales. C'est donc le renoncement à la grande idée de Descartes selon laquelle l'homme est maître et possesseur de la nature qui est en jeu. Il nous faut désormais admettre qu'aucune technique, aucune manipulation financière n'est capable de nous affranchir des lois naturelles. Au mieux la science nous permet d'observer les dégâts, d'en trouver certaines causes et d'ouvrir quelques perspectives d'action.
Les communautés campagnardes seront-elles les moteurs de cette conversion ? Entre la culpabilisation des citoyens et les grandes machines internationales qui déclarent la guerre au réchauffement climatique mais se révèlent incapables d'imposer quelque mesure concrète que ce soit, l'échelon de la commune est un niveau où plusieurs leviers peuvent être actionnés. C'est ce que la commune de Saâles, parmi d'autres, avec de modestes moyens a assayé de faire.
Les questions cruciales que tente de résoudre le co-développement avec les pays du sud sont aussi celles qui se posent à la ruralité où elles sont perçues avec plus d'urgence qu'en ville : l'accès à l'eau et d'une manière générale aux biens communs, aux soins, à l'éducation et à la culture. L'incompréhension de la ruralité manifeste dans les politiques d'état prend racine dans le jacobinisme foncier des politiciens français. Le récit de Jean Vogel fourmille d'exemples où l'administration freine les initiatives locales, où l'application non différenciée des règles et des normes aboutit au retard voire à l'échec de projets qui pourtant s'inscrivent dans le cadre des objectifs nationaux. L'expérience de l'implantation d'éoliennes fournit un exemple indiscutable de ce manque de cohérence des politiques étatiques et de leur mise en œuvre tatillonne par les services de l'Etat. Quand à cela s'ajoute la mauvaise foi de certains acteurs locaux, la boucle semble bouclée. Il faut donc, outre de l'imagination, une volonté collective sans faille, une énergie hors du commun, des alliés et des relais fiables. Autant dire qu'une petite commune part dans l'aventure avec de sérieux handicaps.
- L'inégalité entre les communes
L'un des moments forts du livre est la dénonciation des inégalités entre communes. Nous sommes accoutumés à lire des analyses de plus en plus nombreuses et précises des mécanismes qui produisent les inégalités entre personnes et entre classes sociales. Les inégalités entre les territoires font aussi l'objet d'une littérature de plus en plus abondante, notamment concernant les périphéries des grandes villes dont Jean Vogel estime qu'elles ont des intérêts communs avec les zones rurales. Mais l'inégalité entre les communes reste un sujet assez mal documenté. D'une plume alerte, Jean Vogel nous fait entrer dans les méandres administratifs et fiscaux qui non seulement produisent cette inégalité mais encore la renforcent.
Des règles, en apparence anodines ou pleines de bonnes intentions se retournent contre les petites communes. C'est par exemple le cas de la mise aux normes d'accessibilité et de sécurité des bâtiments publics qui peuvent ruiner un projet d'aménagement essentiel à la vie communale. La question de l'endettement est cruciale d'autant plus qu'elle est connotée moralement. Avoir des dettes est non seulement dangereux mais c'est aussi "mal". Comment expliquer aux habitants que le budget de la commune ne se gère pas comme un budget familial ? Pour économiser, il faut dépenser voire même s'endetter. Pour économiser sur le chauffage par exemple, il faut installer une chaudière à bois et des panneaux solaires. Pour maintenir une activité profitable à la commune, il faut investir.
L'Etat lui-même est injuste dans les critères, souvent incompréhensibles, qui président à la répartition entre les communes. En gros, plus vous êtes riche, plus vous avez de chances de maintenir un haut niveau de dotation. Ce phénomène fait l'objet d'une sorte d'omerta. Les communes riches n'ont aucun intérêt à voir remises en cause les règles qui leur sont profitables. Les pauvres craignent de se voir reprocher une mauvaise gestion. Jean Vogel décrit des faits, expose une argumentation solide, dénonce un manque criant de solidarité et d'écoute des gouvernements en place.Le problème ne sera pas résolu par un grand débat mais par un changement profond des représentations et des pratiques de la classe politique et de l'administration.
Quel sombre tableau me direz-vous. Hé bien non. Le livre tout entier démontre qu'une commune pauvre, avec des atouts modestes parvient néanmoins à réaliser ses projets. Que la pauvreté n'empêche pas d'avoir le souci du bien être des citoyens et celui de la préservation de la planète, ou de se sentir solidaire les uns des autres. Qu'être pauvre n'empêche pas d'avoir des ambitions pour l'avenir. Que des personnes décidées à défendre l'intérêt commun peuvent déplacer des montagnes, enfin presque... Jean Vogel a décidé de ne pas se présenter à nouveau aux élections municipales. Son livre peut donc être considéré comme un passage de relais, celui d'une expérience d'autant plus précieuse qu'elle résonne avec l'actualité et propose quelques pistes de solutions.