Chasser le rhinocéros est une chasse de peu d'intérêt. Sa chair ne se prépare ni en ragoût, ni en brochettes et ne se consomme guère en sandwich. Quelques esprits qui se veulent novateurs en matière de gastronomie l'envisagent parfois en kebab mais ils n'ont pas convaincu grand monde. La chasse au rhinocéros est une chasse difficile, réservée aux seuls spécialistes qui collectionnent les perles plutôt que les trophées.
La peau du rhinocéros est épaisse et dure, faite de plis et de replis, elle est réputée impénétrable et rétive à toutes les munitions connues, ce qui rend sa chasse impossible. Comme toute carapace, celle du rhino a cependant une faille. Pour l'abattre, il faut essayer de lui loger une balle, même ordinaire, dans l'oeil. Par malheur, ses yeux sont petits et protégés par un repli de peau qui lui sert également d'arcade sourcilière et même de paupière. Presque invisible, l'oeil du rhinocéros est toujours délicat à localiser. Il faut dès lors ruser et ce n'est pas à la portée de tout le monde. Un de mes bons amis, véritable Tartarin des savanes, a bien voulu, par mon intermédiaire, éclairer votre lanterne.
D'abord repérer un rhino, puis le suivre à une distance raisonnable, en veillant toujours à la direction du vent. Vous devez impérativement être sous le vent de l'animal, même si ses effluves vous indisposent. Si vous êtes au vent, c'est lui qui vous repèrera à votre odeur naturelle, votre lotion après rasage ou ce que vous dégagez à votre corps défendant ; je vous rappelle que si le rhino a l'ouïe très fine et la vue basse, son odorat est son sens le plus développé.
Je devine à votre air étonné, dubitatif même, qu'un doute vous effleure : jamais on ne vous avait dit qu'un rhinocéros pouvait dégager une odeur pestilentielle. La dernière fois que vous étiez au zoo, votre nez, que vous avez pourtant fin et même creux parfois, ne vous avait pas alerté. Et pourtant... Quand dame rhinocéros est en chaleur, son premier prétendant lui fait la cour en déféquant et en urinant pour marquer son territoire. Afin de bien baliser son territoire et assurer un épandage le plus large possible, il fait même tourner son appendice caudal à la manière d'un ventilateur. Ceci est dit pour vous enlever un doute car je ne supporte pas votre manière de me regarder, ni votre sourire en coin quand je vous raconte cela.
Une fois votre future victime repérée, il faut attendre. Attendre qu'elle se décide. Attendre qu'elle ait fini de se rouler dans la boue pour faire l'intéressante et de conter fleurette à sa rhinocérette. Quand enfin elle est décidée à rejoindre ses pénates en empruntant son sentier habituel, vous la suivez à distance pendant un instant pour bien mémoriser son chemin, car les bifurcations sont nombreuses et tout seul vous risqueriez de vous perdre. Puis vous rentrez chez vous, le cœur léger. Le moment est venu d'organiser votre opération de chasse, toute en finesse.
Vous n'êtes pas sans ignorer que le rhinocéros est un herbivore, mais vous ne savez peut-être pas qu'il a une prédilection pour le chou, qu'il soit blanc, rouge ou frisé ; le chou c'est sa friandise. J'ignore s'il prise la choucroute, mais là n'est pas la question. Il ne vous reste qu'à prélever un chou dans votre potager, mais pour l'occasion c'est un chou de Bruxelles que vous choisirez. Comme vous le savez, ce chou a, ou devrait avoir, la taille d'une balle de golf, détail qui a son importance comme vous allez le voir.
Avec des prudences de sioux, vous empruntez le sentier du rhinocéros et déposez votre légume en plein milieu, bien en évidence. Vous allez ensuite vous embusquer non loin de là, à l'affût, votre Remington à lunette de visée, optique Zeiss, en main, le cran de sûreté enlevé, une balle engagée, en position du tireur couché de préférence.
L'attente peut durer, mais elle peut également être courte. Tout dépend de l'humeur de dame rhinocéros qui peut accorder ses faveurs rapidement ou faire sa mijaurée avec des coquetteries de dernière minute. Quand enfin monsieur rhinocéros, lassé ou comblé, se décide à rentrer chez lui, soyez prêt à faire feu. Tout va se jouer en un clin d'oeil et il n'y aura pas de seconde chance.
Quand le rhinocéros apercevra le chou de Bruxelles au milieu de son sentier, il s'en approchera avec curiosité, le retournera du bout de son ongle incarné, le reniflera puis s'exclamera, surtout s'il vient de votre jardin : « Ça, un chou ? Mon œil ! ». Joignant le geste à la parole, de son troisième doigt, celui du milieu, il montrera son œil. L'oeil est donc localisé et votre balle frappera au seul point vulnérable de la bête et l'affaire sera dans le sac. A condition toutefois que vous sachiez viser car il est peu probablement que le rhinocéros tombe une seconde fois dans le panneau.
Votre ego sera sans doute comblé mais vous aurez ensuite l'air malin avec 400 kg de rhinocéros dont vous ne saurez que faire et qui vous vaudra de surcroît l'inimitié de tous les enfants de la terre.