Jonathan Glazer ne nous raconte rien, il se contente de nous montrer tout, en laissant le juif honni dans la pénombre et la brume. Ce juif, promis à une froide et rationnelle exécution pour purifier l'univers allemand et faire accéder un nouveau peuple élu...à un avenir radieux, n'apparaît que dans la conversation comme l'objet qui mobilise toutes les attentions quand il s'agit de s'en débarrasser ou comme un produit dont on peut tirer opportunément quelque profit.
Un ami, à qui je vantais un jour tous les mérites que j'attribue à la chaîne de télévision franco-allemande ou germano-française, comme il vous plaira, et autant aux documentaires qu'aux fictions portant sur la seconde guerre mondiale qu'elle programme, secoua négativement la tête en me répondant : « C'est répétitif et redondant, tout a été dit sur cette période de l'Histoire, alors passons à autre chose et intéressons-nous plutôt au présent ». Il ne croyait pas si mal et aussitôt si bien dire.
Je ne pense pas que tout a été dit sur cette période et qu'un jour le sujet sera définitivement épuisé. Il y a des films que je revois avec régularité, non pas pour le seul plaisir ou l'attente d'une révélation nouvelle, mais justement parce que je les connais bien et pour les horizons toujours renouvelés dont je les sais porteurs.
Je les revois parce que je sais qu' ils élargissent sans cesse le champ de ma perception et qu'ils vont me conduire à de nouvelles mises en perspective. C'était d'abord la force de la littérature et désormais celle, décuplée me semble-t-il, du cinéma qui, sans être plus riche pourtant, nous est devenu plus familier, plus proche que les seuls mots.
La chaîne Arte est comme une vigie qui tient en éveil nos consciences, l'anti-thèse d'une télévision qui nous étourdirait pour mieux nous estourbir. Et il se trouve qu'elle est la créature issue de la volonté politique partagée de deux nations qui se sont combattues à plusieurs reprises avec une détestation et une violence extrêmes, et que l'une d'elles a commis, de manière systématique et répétitive, les crimes les plus terribles qui puissent l'être lors d'une guerre.
« Quel rapport avec le film ? », avez-vous sans doute envie de me demander.
Je ne saurais répondre vraiment à cette question, sinon qu'intuitivement je sens que, non pas la Shoah en elle-même, mais toutes les questions qu'elle continue de faire surgir sous des formes diverses, doivent rester définitivement au centre de nos interrogations et qu'Arte est la sentinelle qui assure permanence et pérennisation de cette vigilance.
La première chaîne de télévision qui programmera La zone d'intérêt de Jonathan Glazer sera probablement Arte. Elle contribuera à assurer cette continuité et je regrette déjà que n'existent plus Les Dossiers de l'écran et ses débats intenses qui jouaient les prolongations jusque tard dans la nuit et qui en assureraient un ancrage plus profond encore.
La zone d'intérêt de Jonathan Glazer est un de ces films qui tétanisent, non pas de terreur mais d'effroi, parce qu' il nous fait toucher du doigt un crime à nul autre pareil. Un crime qui a été commis par des hommes ordinaires, ni bons, ni foncièrement mauvais, jour après jour, avec des trésors d'ingéniosité et de cynisme.
Un crime qui a été approuvé et cautionné sans état d'âme par une nation toute entière qui a fourni ses instigateurs et ses hommes de main ; un crime qui aujourd'hui encore rencontre parfois indifférence, sinon approbation ; un crime d'une ampleur exceptionnelle par le nombre de ses victimes ; un crime planifié et inscrit dans des lois l'appelant et le rendant possible. Un crime que Hannah Arendt a décrit comme le mal dans toute sa banalité.
Le pire crime n'est possible, sans qu'aucune conscience ne s'insurge, que parce qu'il est méthodiquement organisé en veillant qu'entre ceux qui sont les idéologues, concepteurs puis ordonnateurs et les organisateurs et les exécuteurs des basses œuvres, il y ait une foule de petites mains attelées à des tâches parcellisées et rendues les plus anodines possibles.
Tout cela n'est pas montré dans le film, mais tout cela est abondamment documenté depuis des années. Le film sollicite nos mémoires, convoque les souvenirs de nos lectures et des témoignages entendus, mais cela en fait en même temps la limite, la terrible limite. Celui qui ignore tout de cette époque tragique par simple ignorance ou par oubli plus ou moins volontaire n' a rien à convoquer et les bribes de ce qui se passe de l'autre côté du mur au fond du jardin seront illisibles pour lui.
L'empathie et la pitié ne peuvent naître quand tout est mis à distance. Jonathan Glazer maintient la réalité à bonne distance par des caméras qui ne s'approchent jamais de ce qu'elles montrent, au point que je ne me souviens même plus des visages des comédiens qu'il a mobilisés et que je ne les reconnaîtrais pas spontanément demain dans un autre film.
La coquette maison de fonction, entourée d'un jardin délicatement fleuri et dont une petite piscine accueillante fait la joie des enfants, au milieu des chants d'oiseaux, est un havre de paix qui n'a rien à voir avec la grande place du camp de l'autre côté du mur où par tous les temps, deux fois par jour, les vivants comme les morts doivent par leurs présences prouver qu'ils ne se sont pas évadés.
L'existence du camp d'extermination d'Auschwitz et de ses satellites n'est jamais montrée mais toujours présente par une bande sonore faite d'ordres hurlés, d'aboiements de chiens et de détonations parfois de l'autre côté du mur qui sépare le « logement de fonction » « du lieu de travail » de Rudolf Hoss accompagné en Pologne par sa femme et ses enfants. Un panache de fumée noire, soutenu parfois par une torche enflammée sortant de hautes cheminées, suggère le brasier des fours crématoires ; les volutes de fumée blanche au-dessus de la ligne végétale des cimes d'une haie rappellent la proximité d'une voie ferrée qui accueille les trains de la mort ; la question du juif honni est en cours de traitement par « la solution finale » dont l'ingénieur SS Höss est un artisan chevronné, toujours à l'affût de nouvelles technologies pour en rationaliser et en améliorer le rendement ; il ne restera de celles et de ceux qui, avant leur martyr, étaient des êtres humains, qu'un amoncellement de sous-vêtements féminins jetés sur une table que le petit personnel de maison est prié de se partager.
La famille Höss, en sa demeure bourgeoise confortable et sa vie paisible réglée comme du papier de musique avec ses repas à heure fixe auxquels ne manque qu'un Benedicite murmuré en choeur en se tenant par la main, est une incarnation du « bien » quand le « mal » est cantonné de l'autre côté du mur surmonté de barbelés au fond du jardin verdoyant.
Le malaise vient justement du fait que le « mal » ne s'incarne pas dans une espèce de monstre qui souffle le feu et des fumées par tous ses naseaux surmontés d' yeux injectés de sang et il n'est pas doté d'une langue fourchue prête à happer tout ce qui passe à sa portée. Le « mal » s'incarne dans une harmonie nouvelle, bénéficiant même de l'onction des lois, loin de tout arbitraire et de la banalité d'une vie quotidienne menée par des gens ordinaires et nous ressemblant en tous points.
Il n'était pas nécessaire de me montrer ce que je sais depuis toujours, ce que nous, qui étions dans cette salle de cinéma, savons depuis de décennies. En cette fin d'après-midi, nous étions une petite trentaine dans une salle jaugeant la centaine de places. Nous étions tous d'un âge au delà de la cinquantaine, me semble-t-il, en tout cas les adolescents et les adultes jeunes n'étaient pas dans la salle sans qu'il soit bien raisonnable de l'attribuer au seul horaire de la projection.
Soudain, j'ai été frappé par le silence qui régnait autour de moi et qui ne s'est pas démenti pendant toute la séance. Aucune quinte de tout, aucun éternuement, aucun nez qu'on mouche, aucune gorge qu'on racle, aucun frôlement de textiles, aucune lueur d'écran intempestive. Il régnait dans la salle un silence de...non ce serait inconvenant...un silence de temps suspendu, de concentration comme pour ne rater aucune miette de rien.
Je relisais tout à l'heure la critique du film par Véronique Cauhapé dans le quotidien Le monde ; elle parle de « film glaçant et magistral ». Je souscris et j'en ai ressenti les effets au sens propre. Alors que la salle est normalement chauffée, que je suis resté malgré cela habillé, j'avais froid. Un froid envahissant qui remonte des pieds aux jambes, un froid persistant pendant tout le film et qui s'installe.
Quand tout a été dit, il n'y a plus de suspense, plus d'appréhension d'un divulgâchis regrettable. Je ne lis généralement pas les critiques d'un film avant de le voir moi-même, me contentant du synopsis pour savoir où je compte mettre les pieds. Quand d'aventure je le fais, je ne prends jamais pour argent comptant les qualités ou les défauts qu'on attribue à un film, plus soucieux de laisser cours à ma propre subjectivité qu'à celle d'autrui. Ce qui ne m'empêche pas de rejoindre l'un ou l'autre dans son appréhension une fois le film vu.
Ce froid glaçant que j'évoquais plus haut m'a accompagné pendant l'écriture de ces mots comme il l'avait fait pendant que j'étais devant l'écran. De les avoir écrits m'a fait du bien et m'a réchauffé.
Je vous invite à aller voir La zone d'intérêt. Il relate simplement qu'à deux pas de la vie banale, paisible et apaisée, l'horreur peut s'épanouir et prospérer.
Cette invite, presque convenue dès lors qu'un film de nous laisse pas indifférents, est une invitation à inciter vos enfants adolescents, si vous êtes parent, vos élèves, si vous être professeur à voir le film et à les accompagner dans tous les sens du terme pour en faciliter la lecture.