J'éprouve une profonde affection pour tous les chats et quand j'en rencontre un dans un jardin public ou dans la rue, je n'hésite pas à lui adresser la parole. Pas plus tard qu'il y a quelques jours, j'ai vécu un épisode que d'aucuns qualifieraient d'anthropomorphisme ou pire d'affabulation. Je roulais à 30 km/h, quand je vis un chat sur le trottoir qui avançait paisiblement pour s'arrêter net au passage pour piétons. Je crus un instant qu'il allait même regarder à gauche, puis à droite, en tout cas, je me suis arrêté pile. « Alors ? Tu te décides ou pas ? », ai-je murmurer en l'invitant d'un geste de la main à traverser. Alors le drôle de piéton s'engagea d'un pas tranquille sur le passage pour une traversée parfaitement règlementaire, alors que de manière générale... J'ai cru voir un petit salut amical de sa patte avant et même un grand sourire. Je ne commenterai pas plus avant, je n'en pense pas moins cependant.
Je reçois régulièrement la visite de chats du voisinage qui chassent la musaraigne et le merle moqueur dans mon jardin. Avec peu de succès pour les merles toujours plus rapides qu'eux mais en revanche ils me débarrassent des rongeurs avant qu’ils ne viennent se réfugier dans la maison à la veille de la mauvaise saison. Nous nous côtoyons, mais nous ne frayons jamais ; nous veillons toujours à maintenir nos distances. Quand je m’approche ou que nous nous croisons, mes visiteurs font un large détour sans se sauver toutefois, comme s’ils savaient qu’ils n’avaient rien à craindre de moi. Parfois, en été, par très grande chaleur, mes amis à quatre pattes tentent de s’abreuver dans les flaques d’eau que laissent pendant quelques instants mes arrosages. Je décide alors de disperser quelques écuelles dans les herbes et eux approchent sans hésiter. Notre coexistence est réelle et très pacifique, ils sont en terre amie et ils le savent.
Un jour, je repérai un étrange manège. Un de mes visiteurs allait et venait entre l'appentis à bois et le jardin. Intrigué, je me lançai dans une inspection de l’appentis et compris très vite, à de petits miaulements à peine audibles, que mon visiteur était en fait une visiteuse et qu’elle était mère. Ses allées et venues ne représentaient que de courtes absences et cela pour des raisons mal élucidées. La chatte restait avec ses petits en quasi permanence pour les nourrir et les protéger. Elle avait momentanément élu domicile dans ma réserve à bois et je décidai de la laisser faire et de ne m’occuper de rien, même si ma curiosité était parfois très forte. Ce qui devait arriver, arriva. Un jour, je me suis retrouvé retrouve nez à nez avec Joséphine qui rentrait au moment où je satisfaisais ma curiosité. Elle se précipita dans son nid en position de défense en me regardant droit dans les yeux. Je la calmai d’une voix douce et battis en retraite. Il me semble que nous nous étions compris.
Joséphine était le nom que je lui avais donné car elle avait un port altier et elle était très impériale. A l’occasion de quelques autres visites, je trouvais Joséphine allongée sur le flanc et quatre chatons en train de téter goulûment. Elle n'a pas pris la peine de se lever et de faire les présentations, mais n'a manifesté aucune hostilité à mon égard. Nous avons échangé quelques mots contre quelques regards et je l'ai laissé. M’inquiétant pour elle et sa capacité à pourvoir aux besoins des quatre voraces, j'ai décidé de l’approvisionner quotidiennement d’une écuelle d’eau, d’une autre avec quelques croquettes. Je faillis même lui offrir du lait quand je me souvins, à la dernière minute, que cela se faisait sans doute dans les films mais qu'en réalité le lait était très nocif pour les chats car il déclenche des diarrhées. Joséphine fit honneur à mes offrandes et nous sommes devenus peu à peu amis, sans familiarité excessive toutefois.
Une bonne semaine après avoir fait connaissance, j’étais en train de petit- déjeuner, la porte grande ouverte sur le jardin, quand l’évènement se produisit. Joséphine sortit de l’appentis, un mioche dans la gueule, entra dans la cuisine et le déposa à côté de moi, puis repartit pour ramener les trois autres un à un, les déposant toujours à mes côtés sur le carrelage. Je suis resté interdit. Joséphine me regarda un instant, nous ne nous sommes pas parlé et elle est partie, vagabonder sans doute. Pendant ce temps, je poursuivis mon petit-déjeuner comme si de rien n’était et ce jusqu’au retour de la mère qui fit aussitôt faire le chemin inverse à sa progéniture. En somme, elle m’avait recruté un court instant comme nourrice morvandelle, mission dont je me suis acquitté sans mot dire.
A la lecture de ces lignes, une amie proche, au romantisme échevelé, resta silencieuse, puis fit la moue avec un discret haussement de l'épaule droite. Très discret, presque imperceptible, mais il ne m'échappa pas. Je la connaissais suffisamment pour percevoir ses réserves le cas échéant, mais surtout pour savoir qu'il était prématuré de l'interroger. Il fallait attendre, attendre s'il le faut pendant...
C'est le dénouement de ma cohabitation avec Biquet qui ne lui avait pas plu. Sa triste fin dans le mouroir du cabinet vétérinaire lui était insupportable. Elle souhaitait, elle préférait, elle voulait, exigeait même, une issue moins sinistre et mon histoire de plâtre dissimulant une vilaine et nauséabonde gangrène ne lui convenait absolument pas et, pour tout dire, lui gâchait la journée.
Me voilà confronté à un dilemme. M'en tenir à ma vérité première tout en sachant que toute vérité n'est pas bonne à dire ou me lancer dans une subtile, délicate mais surtout convaincante réécriture de l'histoire ? Pire, de quel artifice user pour escamoter la vérité ou opérer une belle troncation de cette vérité ? Nous laisserons dans l'ombre la question éthique car nous agirons pour la bonne cause, nous sommes de plain pied dans la tradition du pieux mensonge.
Mon amie, au romantisme débridé, me fournit, pour cette noble cause, quelques éléments pour une issue qui aurait sa préférence. Joséphine tombait à point nommé et allait m'offrir un rebondissement inespéré et il ne me déplaisait pas que mon Biquet soit autre chose qu'une espèce de personnage à la Hergé, sans âge, sans amours, sans élans et sans peine. Elle m'a également rappelé que toute histoire si vraie soit-elle doit avoir un happy end et nous arracher quelques larmes. Non pas des larmes de douleur mais des larmes de bonheur. Je n'ai rien à refuser à mon amie.
Biquet a donc survécu à sa septicémie et à sa gangrène galopante pour des raisons qui feront date dans les annales de la science vétérinaire. Il ne m'est pas possible de révéler ici ces raisons car le secret médical, depuis le premier de ce mois, s'applique également aux chiens et aux chats. Cette explication me paraît tout de même plus plausible et crédible qu'un miracle attribué à un pèlerinage à une quelconque Lourdes féline. Un dénouement plus conforme au vœu de mon amie était enfin trouvé. Je pouvais donc, avant de continuer ici, retourner à la première partie de ma narration, en donnant un certain panache à la mort « par pour de vrai » de Biquet, tout en usant d'un petit artifice cousu de fil blanc.
Que voulez-vous ? N'est pas Woody Allen qui veut. Ce n'est pas tous les jours qu'on réécrit les scénarios des « Roses pourpres du Caire » ou du « Sortilège du scorpion de jade ».
Mon miraculé de la médecine vétérinaire avait fait la connaissance de Joséphine à l'occasion d'une de ses virées nocturnes. Je crois me souvenir les avoir entendus une nuit, non pas eux deux exactement, mais Biquet, qui feulait à tout rompre. Pour qu'il fasse ce charivari nocturne, il ne pouvait y avoir qu'une explication : un intrus avait transgressé le marquage de son territoire, marquage qu'il entretenait jour après jour. Pour qu'un congénère fasse preuve d'une telle audace, il devait avoir une bonne raison et je n'en vois qu'une seule...
Pour ne pas heurter mes prudes complices, ni mettre en émoi mes mâles lecteurs qui auraient l'identification trop faciles, je serai concis et elliptique. Cette nuit là, Biquet et Joséphine se regardèrent longuement, se caressèrent du regard et il leur vint une portée de chatons. Ils n'en crurent sans doute par leurs yeux mais le résultat était bel et bien là. Biquet, qui avait de toute évidence abandonné sa progéniture et laissé à Joséphine la seule responsabilité de subvenir à leurs besoins et d'assurer leur sécurité, avait réintégré la maison, mine de rien, et tranquillement repris ses bonnes vieilles habitudes. Je ne veux aucunement me mêler de sa vie familiale ou amoureuse, ni même porter le moindre jugement de valeur, j'observe simplement qu'il a plutôt veillé à son propre confort bien douillet qu'à se préoccuper de Joséphine en la laissant s'installer dans un appentis ouvert à tous les vents.
Joséphine et ses chatons s'en allèrent du jour au lendemain, sans me prévenir, ni même me laisser un petit mot. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus et ils ne m’ont plus jamais donné signe de vie. Biquet coula des jours paisibles à mes côtés. L'épidémie de typhus félin qui rôdait alentour ne le toucha pas, il évitait d'ailleurs de plus en plus les contacts avec les matous du quartier. Moins bagarreur peut-être, plus apaisé sans doute. Il se contentait de contempler les minettes qui paradaient sur le mur de clôture, en esthète, me semblait-il.
Jour après jour, le gredin enjoué devenait un matou madré de plus en plus hédoniste. Il passait de longs moments à dormir ce qui n'avait pas changé, mais il se mit à regarder la télévision ce qui était nouveau. Son plus grand plaisir était de suivre les exploits de Sylvestre Grosminet, de se moquer de bon cœur de l'absence totale d'humour et des ruses de Hector le bouledogue. Je l'entendais dire de temps à autre: "Quel con, ce Hector ! Comment peut-on être bête à ce point ?" Titi ne l'inspirait pas, me semble-t-il. Quand je voulais vraiment faire plaisir au greffier, je lui ouvrais une boite de sardines à l'huile et je lui passais un dessin animé avec ses personnages fétiches. J'ai testé d'autres chefs d'oeuvre sur lui : Speedy Gonzales, la souris mexicaine le fatiguait, Bugs Bunny le laissait indifférent et le loup amoureux de Tex Avery l'inquiétait plutôt.
Mon Biquet connut des jours heureux, il rendit son dernier miaulement par une belle matinée ensoleillée d'un été indien. Une si belle mort ne pouvait pas m'attrister, ni me laisser indifférent. Le cinéma, le cinéma toujours, souvenez-vous, Al Pacino, en Sicile, dans « Le Parrain », quand la vie simplement s'en est allée. Elle ne pouvait que me faire faire dire : « Il est mort comme il a vécu, paisiblement et en ronronnant »; je parle de Biquet, pas D'Al Pacino.