LES TIRAILLEURS
Enfant élevé à la campagne en Alsace, à une époque où la télévision balbutiait en noir et blanc dans l'arrière salle du café du village, je ne connaissais de l'Afrique que Ahmed qui venait deux fois par an, au printemps et au début de l'automne, quelques tapis jetés élégamment sur l'épaule, deux ou trois ceintures et autant de larges bretelles à pattes autour du cou, plusieurs montres bracelets à chaque poignet et quelques portefeuilles en cuir à la main.
Banania n'était pas encore Bamboula mais me parlait déjà en petit nègre chaque matin au petit déjeuner. Ahmed était le marchand de tapis algérien qui assurait un commerce de détails ambulant dans les campagnes pour mettre à disposition de tous des accessoires utiles et nécessaires. Banania était l'effigie d'un tirailleur sénégalais sur un paquet de poudre chocolatée, soldat souvent incorporé malgré lui pour servir de chair à canon à côté des paysans auvergnats, bretons ou languedociens pendant la Première Guerre Mondiale.
Banania et ses compagnons d'armes étaient très noirs de peau et leurs dents très blanches ; armés... jusqu'aux dents d'un fusil à baïonnette et d'une machette, ils étaient censés terroriser les soldats dont le casque était justement surmonté d'une pointe pour mieux parer les coups de sabre.
J'ai compris un jour que Banania était en tenue militaire, qu'il avait été très courageux à Ypres, à Douaumont et au Chemin des Dames ; je n'ai su que beaucoup plus tard qu'à l'automne 1944 la « génération Seconde Guerre Mondiale » des Tirailleurs sénégalais verra la gendarmerie française ouvrir le feu sur eux pour ne pas avoir voulu rendre les tenues vestimentaires et avoir exigé le versement de leur solde et les indemnisations promises. C'était à Thiaroye au Sénégal, le 1er décembre 1944.
De tout cela, Les tirailleurs de Matthieu Vadepied ne parle pas. Il commence par l'excavation d'ossements sur un champ de bataille et se termine par leur placement dans ce qui pourrait être une ancienne caisse à munitions en vue de leur transfert sous l'Arc de Triomphe à Paris. Le réalisateur suggère que les restes du Soldat Inconnu pourraient très bien être ceux d'un tirailleur sénégalais, marocain ou annamite.
Thierno/Alassane Diong a 17 ans et les recruteurs de l'armée coloniale l'incorporent de force pour aller servir sur les fronts de la mer patrie. Bakari/ Omar Sy est son père et il promet à son épouse de lui ramener son fils vivant. Pour ce faire, il s'engage volontairement pour veiller sur le jeune homme. Leurs itinéraires divergent jour après jour. Alors que Thierno se laisse gagner par les mirages de la gloire en mettant ses pas dans ceux de son lieutenant et deviendra même sergent, Bakari prépare un abandon du champ de bataille pour retrouver les leurs au Sénégal.
Bakari perdra la vie entre deux tranchées et Thierno reviendra seul au village auprès des siens dans la brousse . Peut-être que ce sont les restes de Bakari que la République honore les 11 novembre.
Indigènes de Rachid Bouchareb (2006), qui racontait la campagne de France de quatre frères d'armes originaires du Maghreb pendant la Seconde Guerre Mondiale, était plus dense que Les tirailleurs, mais là n'est pas vraiment la question, fondamentale à mon sens. Au delà des imperfections d'un film qui évoque une histoire et l'Histoire, c'est le rappel de ce qui est oublié, ignoré ou qui s'estompe qui est important. La transmission est à ce prix et elle souffre l'imperfection cinématographique.
En 2011, Gad Elmaleh, Jean Reno, Mélanie Laurent et Anne Brochet avaient apporté leurs concours à la Rafle de Roselyne Bosch. L'arrestation massive de nos compatriotes de confession israélite ordonnée par le régime de Vichy du Maréchal Pétain et de ses séides est portée à l'écran et prend dès lors « corps » devant nous, dépassant en puissance toute évocation simplement narrative. Nous étions dans le même registre de la nécessaire transmission et cela primait déjà sur les imperfections du film.
Les Tirailleurs ont réveillé en moi le souvenir de la poudre de céréales chocolatée qui a supplanté un jour un mélange presque identique et qui était son précurseur. Ovomaltine n'avait aucune chance face au bon sourire de Banania, son air débonnaire et sa belle naïveté quand il nous disait : « Y a bon » de bon matin avant d'aller à l 'école. Les Tirailleurs renvoie à une déconstruction d'une vision racialiste de l'homme d'Afrique qui ne serait qu'un grand enfant un peu benêt et toujours content de faire plaisir à Bwana.
Jules et son fils Albert, Bakari et son fils Thierno, à la guerre, sous la mitraille et avant l'assaut, c'est la même peur pour tous ; dans la tranchée, sous la pluie et dans la boue, c'est la même souffrance pour chacun. Ainsi donc l'homme noir, le tirailleur africain, c'est chacun de nous et nous n'aurions certainement pas accepté de danser « la bambula » ou "la gigue" dans le zoo humain d'une exposition coloniale.