Un demi-siècle après sa mort, après avoir longuement analysé les rapports de production de l'univers céleste et étudié dans le détail les interactions, tractations et échanges entre l'Enfer, le Paradis et le Purgatoire, Karl Marx estima que l'heure était venue de retourner à ses amours premières pour faire un bilan de la mise en oeuvre de ses théories.
Il demanda au saint chargé des permissions, l'autorisation de descendre sur terre et plus particulièrement de se rendre en Union soviétique. Vous l'avez sans doute deviné, Marx était au Paradis. S'il avait encore été au Purgatoire, aucune permission n'aurait été possible dans l'immédiat, séjour de probation oblige. Si d'emblée il avait été orienté en Enfer, la question n'aurait même pas été à l'ordre du jour et cela ad vitam aeternam. Au Paradis, il n'était cependant pas d'usage de se voir accorder des permissions pour retourner sur terre, mais parfois, par mesure dérogatoire, une permission exceptionnelle de quelques heures pouvait être accordée. Quelques heures pour sautiller de nuage en nuage et se dégourdir ainsi les jambes en s'oxygénant un peu.
Je tiens à préciser cela, car je devine que quelques uns d'entre vous sont entrain de se dire : « Après tout...si on a été bien orienté...il y a toujours moyen de trouver un arrangement ». Marx n'a bénéficié d'aucun piston, cependant il est tout à fait exact qu'il a bénéficié d'une faveur rare, mais c'est en raison de sa bonne conduite et de la grande amabilité dont il a su faire preuve envers Dieu le Père et surtout ses nombreux saints. Karl Marx bénéficia donc d'une permission de deux mois à la fin de laquelle il devait être de retour sous peine que son absence ou même simplement un retard fussent assimilés à une évasion.
Il se rendit alors en URSS à tire-d'aile et, par une belle matinée ensoleillée, se posa avec légèreté sur la place Rouge à Moscou juste devant le Kremlin. Il était de fort belle humeur et vraiment heureux d'être là. Il héla une sentinelle qui faisait quelques pas d'oie devant un vaste mausolée. Elle ne lui répondit pas car ses consignes étaient strictes et parfaitement identiques aux consignes de la Garde à Londres, à Paris et même au Vatican : la Garde est sourde et muette et en aucun cas elle ne fait la conversation avec les passants. Devant son insistance, c'est un officier richement chamarré qui l'invita à expliquer ce qu'il voulait :
- Mais vous ne me reconnaissez pas ?
- Non, monsieur, vous ne pensez tout de même pas que je connais tous les...pékins qui baguenaudent sur la place Rouge !
- Marx, Karl Marx, dit Marx en soulignant sa barbe fleurie du dos de sa main, puis en la caressant d'une main voluptueuse.
Surprise ! Le commandant chamarré rougit de confusion, claqua des talons et se confondit en courbettes et en excuses : « Excusez-moi...où avais-je la tête ? Je me disais bien que la vôtre ne m'était pas totalement inconnue ! »
La sentinelle qui faisait le pas de l'oie continuait de faire le pas de l'oie sans désemparer : les ordres étaient les ordres et la Garde où qu'elle soit ne désempare jamais. Le commandant précéda Marx dans la cour du Kremlin, puis dans des escaliers et des couloirs interminables pour emprunter enfin un dernier escalier en colimaçon conduisant tout droit au bureau du camarade Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline.
Le Petit Père des Peuples mit un certain temps à répondre et à inviter à entrer celui qui frappait à sa porte. Il était revenu plus tôt que prévu de sa datcha au bord de la mer Noire, alerté par un sixième sens de l'imminence d'un événement important. Iossip Staline n'aimait rien moins que l'imprévu et cela l'avait mis de fort vilaine humeur.
Lui, au moins, reconnut sans l'ombre d'une hésitation Karl Marx et s'empressa de s'enquérir des raisons d'une visite aussi inhabituelle. Marx lui exposa les motifs de sa demande : « J'avais très envie de voir ce que la mise en œuvre de mes préceptes donnaient dans la réalité. J'aimerais pouvoir visiter de manière approfondie le premier pays au monde qui les a fait siens ». Joseph Staline lui fit part de sa joie de l'accueillir et de l'honneur qu'il lui faisait de bien vouloir admirer une œuvre dont il était somme toute lui-même le principal artisan et surtout le brillant metteur en scène. Il donna immédiatement son accord mais quand Marx formula son second vœu, à savoir rendre compte de ses visites et partager son expertise avec le peuple russe, Staline se renfrogna imperceptiblement comme il le faisait chaque fois qu'une légère contrariété s'emparait de lui.
Cependant, soucieux de continuer à faire bella figura devant son hôte, il se réfugia derrière le nécessaire accord que le Politburo devra donner. Marx souhaitait simplement un accès à la télévision russe pour une émission de deux heures qui lui permettrait ainsi de faire connaître son avis sur l'expérience inédite en cours.
En attendant la décision du Politburo, il entreprit, dès le lendemain de la chaleureuse réception donnée en son honneur, un long périple à travers toutes les Républiques de l'Union Soviétique : Ukraine, Biélorussie, Lituanie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, quinze républiques au total. Il visita des dizaines de ville, y compris Vladivostok sous une pluie battante, parcourut d'innombrables campagnes, traversa des cités ouvrières, découvrit des usines de tracteurs et de chars d'assaut ; il rencontra et s'entretint avec des ouvriers, des paysans, des enseignants, des soldats, des femmes et des écoliers. Il s'approcha même de quelques colonies de vacances pour adultes qu' Alexandre Soljenitsyne avait si brillamment décrites quelques temps auparavant. Sa patience était infinie, sa curiosité sans limites, il était soucieux d'aller à l'essentiel, de faire toujours la part des choses, de toujours partager un enthousiasme de même qu'un regret ou une déception. Marx enquêtait et il était un observateur attentif et bienveillant.
Puis vint le retour à Moscou et une nouvelle rencontre avec le Petit Père des Peuples, qui ce jour-là était d'une humeur radieuse. Après s'être enquis du bon déroulement du périple à travers le pays, Staline se racla la gorge comme si une gêne certaine l'empêchait de poursuivre. Après un instant qui dura un certain temps mais sans tourner autour du pot, il fit part au visiteur, qu'après mûre réflexion, le Politburo craignait qu'après une longue journée de labeur les téléspectateurs russes ne fussent pas en mesure de suivre un exposé de deux heures. Il proposa de limiter l'intervention de Marx à une demi-heure. Marx acquiesça, il proposa même de réduire son intervention à une durée de quelques minutes. Staline s'en réjouit. Le soir venu, Marx s'installa devant un microphone, la caméra s'enclencha pour un vrai direct, résultat d'un ultime compromis.
« Mes chers camarades, j'ai été heureux de faire la connaissance de beaucoup d'entre vous et vous remercie de votre accueil chaleureux et fraternel. J'ai beaucoup vu, je vous ai beaucoup écoutés. Je ne vous demanderai qu'une seule chose : « Pardonnez-moi ».
Le lendemain matin, Marx retourna auprès des âmes errantes derrière les nuages dans l'immensité du ciel. Il ne put présenter ses salutations à Staline qui s'était subitement fait porter pâle et avait même dû s'aliter pendant quelques jours car il développait une vilaine grippe.
De retour tout là-haut, Karl Marx est resté silencieux pendant de longues journées, parfois même pendant des semaines entières. Il n'était pas prostré à proprement parler, mais déambulait d'un nuage à l'autre, songeur et absorbé par ses pensées. Parfois il hochait la tête de gauche à droite et, je tiens à le préciser pour couper l'herbe sous les pieds aux malveillants, également de droite à gauche. Certains témoins racontent que les nuits sans lune, dans l'obscurité incertaine de l'univers, il lui arrivait de soupirer longuement et d'être secoué de sanglots. Il pleurait alors à chaudes larmes et était agité de hoquets douloureux. Il exprimait ainsi une douleur muette, rapportent les anges qui cherchaient à le consoler. En vain.
A ma connaissance, Staline n'exprima jamais le moindre regret et beaucoup de ses bons amis et admirateurs rêvent toujours de Grand Soir et de Petit Matin qui ne chante pas.
A ces mots, un vieux compère qui a biberonné le Capital dès le berceau posa son bon regard sur moi : « Tu ne serais pas en train de nous faire une petite crise d'anticommunisme primaire tardive ? ». Je ne sus que lui répondre mais un grand sourire illumina mon toujours juvénile visage et je murmurais assez haut pour qu'il m'entende : « Une récidive...Une petite récidive...sans grand danger car peu aigüe et surtout pas encore chronique ».