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Billet de blog 13 mars 2023

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LA JOIE DE LIRE

Que faites-vous quand vous êtes assis sur le trône situé dans son réduit au fond du couloir ? Ce n’est pas la nature de la commission qui est  l’objet de ma curiosité, ni même si tout se déroule selon vos prévisions, mais sur votre occupation pendant ce moment de recueillement que je m'interroge

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Il y a des questions que nous ne posons jamais à nos collègues, nos voisins, encore moins à nos connaissances d'un jour ou à quelqu'un simplement de passage. Pourtant elles nous brûlent parfois les lèvres.

  • Que faites-vous quand vous êtes assis sur le trône situé dans son réduit au fond du couloir ? Ce n’est pas la nature de la commission qui est  l’objet de ma curiosité, ni même si tout se déroule selon vos prévisions, mais sur votre occupation pendant ce moment de recueillement que je m'interroge

  • Rien, êtes-vous tenté de me répondre d'un air étonné et même courroucé peut-être par mon indiscrétion.

  • Je me concentre sur ce que je suis venu faire en ce lieu, que je ne peux faire nulle part ailleurs et que personne ne peut faire à ma place ! avez-vous envie de me confier dans un murmure.

  • Je lis, finissez-vous par vous exclamer, non sans fierté.

Trois français sur cinq ne restent pas inoccupés quand ils satisfont un besoin naturel dans l'intimité du réduit dédié. Un rapide sondage autour de moi, certes auprès d'un échantillon de population peu représentatif, semble corroborer les statistiques officielles.

  • Mais que font donc le quatrième et le cinquième de l'échantillon s'il ne lit pas ? vous inquiétez-vous.

Il y a celui qui obstinément ne fait rien, celui qui fixe le bout de ses souliers s'il les a gardés aux pieds ou qui croise nerveusement les doigts de ses pieds s'il les a retirés en même temps que ses chaussettes. Celui-là plisse les yeux avant de pousser un soupir d'aise ou remet sur le métier l'ouvrage, pour les plus persévérants. Les moins inspirés s'adonnent aux mots croisés ou fléchés et même au sudoku pour les plus courageux. Il reste une petite minorité qui refuse de donner la moindre précision, sans que nous puissions pour autant les classer dans la catégorie Sans opinion ou Ne se prononce pas. Cela laisse la porte ouverte aux supputations et moi j'adore supputer.

Par manque de temps, aujourd'hui, je ne supputerai pas, mais vous-même, si vous avez un instant, n'hésitez pas : supputez autant qu'il vous plaira !

Quand chez vous, l'un des vôtres se lève subitement sans mot dire, cherche du regard puis de la main, un magazine puis, d'un pas décidé et rapide traverse la pièce, ne croyez surtout pas qu'il a un train à prendre, vous pouvez presque de manière certaine deviner sa destination et ses intentions. Bien sûr l'erreur est toujours possible. Certains, comme l'écureuil, stockent dans les toilettes magazines et écrits divers ce qui leur permet de disparaître, l'air de rien, les mains dans le poches et sifflotant Le printemps de Vivaldi en faisant éventuellement quelques entrechats pour faire croire qu’ils ne font que se dégourdir les jambes. Ce n'est que quand vous-même cherchez un instant d'isolement pour méditer vous-même, que vous découvrirez que la cellule monacale de la maison est occupée. Parfois depuis une éternité.

N'en déduisez pas pour autant que tout homme ayant Télérama à la main s'apprête à couler un bronze à l'abri des regards. Il en est de même des filles, qu'elles se munissent de Marie Claire, de l'Obs ou de Femme d'aujourd'hui. D'une manière générale, la nature du magazine n'est pas un indice pertinent pour deviner les intentions de celui qui le porte, même si son pas est quelque peu fébrile et allongé. Par ailleurs, à ma connaissance, il n'existe aucune étude fiable sur les différences de comportement entre les deux sexes, ni même s'il y a des caractéristiques selon la pyramide des âges d'ailleurs. Ce qui laisse la porte toujours ouverte à bien des recherches et donne de l'avenir aux supputations des sociologues, des historiens et des anthropologues les plus téméraires.

Une indiscrétion publiée récemment dans la rubrique Brèves du magazine Lire laisse entendre qu'un important groupe de presse étudierait la création d'une nouvelle publication spécialement conçue pour celles et ceux qui aiment s'éterniser. Tant par sa pagination, sa mise en page que par les sujets abordés. Il s'agirait d'un hebdomadaire gratuit qui pourrait être distribué à la sortie des restaurants gastronomiques, des brasseries et des fast-food ouverts le soir. Une étude de marché a estimé que l'entreprise serait plus que rentable. Le magazine serait comme d'habitude financé par la seule publicité, une publicité dont le contenu serait choisi non seulement pour toucher un public précis, mais répondre à la préoccupation si particulière du lectorat ciblé.

Si l'un des vôtres, se promène avec Hamlet ou Le Roi Lear de Shakespeare, même s'il ne s'agit pas d'une édition d'origine, il est peu probable qu'il se rende aux toilettes. Il cherche sans doute un endroit isolé et calme pour entreprendre en toute quiétude la lecture d'une œuvre majeure de la littérature britannique. Quoique...J'ai connu une jeune femme qui a lu tout Zola, puis tout Victor Hugo en s'isolant interminablement dans les toilettes, confortablement assise et s'y faisant oublier. Nos cuvettes et leurs lunettes sont d'authentiques amies de la lecture, nous ne pouvons pas dire la même chose des toilettes à la turque dont certaines brasseries parisiennes et les lieux d'aisance de certaines aires d'autoroute s'obstinent à s'équiper. Qui songerait un seul instant à lire Proust dans les toilettes de ces lieux incongrus ?, me direz-vous. A mon avis, vous posez mal la question. Est-ce tout ce que les cafetiers et entrepreneurs de travaux publics ont trouvé pour nuire à la lecture en nous en détournant ? , devriez-vous plutôt demander.

Il est de la plus grand importance que le réduit dédié soit convenablement dimensionné. Je ne m'attarderai pas sur les lieux publics qui cherchent à gagner de l'espace pour en caser le plus possible comme pour les emplacements de parking souterrain qui vous contraignent ainsi à de multiples manœuvres pour en sortir. Si vous occupez un logement standardisé créé par un architecte à l'esprit étroit, vous êtes à plaindre. Si vous habitez un appartement ou une maison individuelle plus ancienne, datant d'une époque où l'espace ne nous était pas parcimonieusement compté, vous connaissez votre bonheur. Si vous avez fait bâtir une maison en imposant vos propres normes, vous avez sans doute eu le nez creux en prévoyant un plan de circulation avec double dégagement : entrée et sortie. Vous avez alors également prévu les manœuvres du fauteuil roulant dont vous vous doterez pour vos vieux jours quand votre mobilité sera réduite. Peut-être avez-vous même imaginé un rond- planté d’une végétation basse pour dégager la vue et pour faciliter la circulation de deux fauteuils, que vous viviez en couple, en communauté ou simplement si vous avez une vie mondaine intense.

- Où veut-il en venir ? vous demandez-vous.

- A votre espace vital de lecteur impénitent, ai-je envie de vous répondre.

Il ne s'agit pas seulement d'avoir la place suffisante pour vous asseoir ou vous lever, pour vous emparer de quelques feuilles de papier dit hygiénique, puis de vous réajuster convenablement, sans devoir faire des coudes. Il vous faut disposer d'un minimum de place pour installer, à votre droite, une étagère-bibliothèque de quelques étages, à hauteur de lecteur assis, pour accueillir magazines et livres en attendant votre visite prochaine. Croyez-en mon expérience, très vite un second meuble s'imposera sur votre gauche. Puis viendra le temps où la place viendra à vous manquer une fois encore, malgré toutes vos anticipations et votre prévoyance ; vous concevrez alors en hauteur, en surélévation, en surplomb même. Vous sachant plein d'imagination et fin bricoleur, vous transformerez la porte en bibliothèque amovible pivotant sur ses gonds. A condition toutefois que vous ayez prévu un espace suffisant permettant à votre porte ainsi habillée de continuer à jouer son office de porte. Sauf, bien sûr, si vous avez choisi l'option de vous emmurer vivant au milieu de vos livres.

Personnellement, ce n'est pas cette dernière option que j'ai retenue. J'ai choisi de déplacer la cuvette carrément dans mon bureau et en la montant sur roues avec moteur électrique pour me rendre d'un poste de travail à un autre. Il fallut concevoir un système d'évacuation extrêmement ingénieux sur lequel je ne peux m'étendre ici ayant signé une clause de confidentialité avec la société industrielle à qui j'ai cédé le brevet déposé à l'Institut National de la Propriété Industrielle. Au petit malin qui croit savoir que le système d’évacuation peut fonctionner par la WI-FI grâce à la fibre optique, je réponds par un haussement d’épaules. Tout à fait accessoirement, sachez toutefois que mon ingéniosité naturelle et mon sens des affaires m’ont permis de pourvoir au financement de mes acquisitions en magazines et en livres jusqu'à la fin de mes jours.

Une cuvette étant ainsi posée derrière ma table de travail, j'ai rapidement réalisé qu'il en fallait une seconde, fixe, non loin de la cheminée devant laquelle j'aime tant m'adonner aux plaisirs de la lecture et surtout de la conversation. Ce dédoublement me permet de recevoir dans les meilleures conditions mes amis les plus chers, mais un seul à la fois. Très vite j'ai pris conscience que la plupart de mes amis les plus proches appréciaient particulièrement ces moments de détente dans mon bureau.  Au petit chez eux, il préfère le vaste chez moi. Mon seul regret est de n’en pouvoir accueillir qu'un seul à la fois. Là où je rêvais d'aréopage réuni en colloque, j'en suis réduit à de simples échanges en tête à tête.

Mes cuvettes n'étant plus reléguées, ni confinées dans un coin obscur pour échapper à tous les regards, j'ai très rapidement été amené à m'intéresser aux différents designs de ces commodités de la conversation. Mon attention s'est arrêtée sur un modèle en porcelaine blanche de Limoges dans la devanture d'une des boutiques Au chic de Paris. Proposées par paire, dont l’une en mobilier de jardin, ces petites commodités de la conversation m'ont permis de substantielles économies. Une jeune et élégante hôtesse-conseillère en clientèle au grand regard lumineux souligné d'un sourire d'une rare sensualité et aux longues jambes interminables m' a informé qu'un achat par douzaine était plus avantageux encore.

Et là... Même moi qui ne suis plus étonné par grand chose, je suis resté bouche bée. Non pas en raison de sa voix suave, ce que certains d'entre vous, qui croient me connaître, ont vite fait de penser. Non ! Douze cuvettes de toilettes... Dans mon regard défile une scène inoubliable d'un film déjà ancien. Je n'avais visiblement pas affaire à n'importe qui, mais à une cinéphile avisée égarée dans un commerce de vases et de vasques. Dans Le fantôme de la liberté, Luis Buñuel rassemble sur des cuvettes de W.C tous les convives d'un dîner autour d'une table dégarnie. Ils s'éclipsent discrètement, à tour de rôle, pour manger debout dans un réduit, vestige du passé et débarrassé de sa porcelaine.

Inversion des conventions sociales qui conduit à se cacher pour manger et à s'installer en public pour déféquer ou illustration involontaire par le réalisateur du chemin le plus court entre l'absorption de nourriture et l'évacuation du déchet. En quelque sorte une mise en scène ultime de la recherche des chemins les moins longs pour sauvegarder la planète.

Je vous laisse à vos pensées oniriques et je retourne à mes méditations en me réfugiant à l'endroit le plus approprié chez moi pour le faire.

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