La vieille mère de Leonid Brejnev vit dans une petite isba nichée dans un joli vallon à la lisière d'un bois de hêtres et de bouleaux. Un petit jardin, moitié potager, moitié verger, deux vaches et quelques ruches suffisent pour la faire vivre. En été elle récolte fruits et légumes et en fait des conserves pour l'hiver. Le miel de ses abeilles, qu'elle revend au marché hebdomadaire qui se tient sur une petite place d'Irgisly, en République autonome de Bachkirie, lui assure quelques revenus pour acheter parfois une saucisse d'ours noir et de temps à autre une poule. J'allais dire qu'elle fait son miel de cette poule mais je me ravise pour ne pas vous induire en erreur et créer de la confusion.
De la promesse de Vladimir Illich Oulianov Lénine qui avait promis les soviets et l'électricité, seule l'implantation de la première promesse est arrivée jusqu'à Irgisly. Moscou est loin et le Politburo ne peut pas tout faire. Anna Vladimirovna Denisova Brejnev ne connaît donc pas les bienfaits de la fée électrique mais cela ne lui manque pas vraiment. « Comment quelque chose qu'on n'a jamais eu peut-il vraiment vous manquer ? », avait rétorqué un jour le responsable local du Parti aux revendications des éternels insatisfaits.
Leonid, l'aîné de ses fils, le seul qui a survécu à la Grande Guerre patriotique, a été un éphémère commandant de char de combat mais surtout un commissaire politique d'une grande efficacité et de ce fait promis à une ascendance fulgurante dans la hiérarchie du Parti.
Tour à tour Secrétaire du Comité central, Président du Praesidium du Soviet Suprême, Secrétaire général du Parti communiste d'Union soviétique, Maréchal de l'Union soviétique avec des attributions diverses souvent fluctuantes mais toujours déterminantes, Leonid Brejnev s'est confortablement installé au sommet de l'Etat. En Union Soviétique, Il n'est pas toujours aisé de bien cerner les attributions liées à un titre car tout est mouvant au gré des influences et des envies du dominant du jour. Ce que nous appelons Constitution, c'est à dire loi suprême, dont même les modifications sont soumises à des procédures rigoureuses, est sous le régime communiste d'une grande élasticité.
Anna Vladimirovna Denisova, la mère de notre héros, vieillit paisiblement au pied des Monts Oural. Les jours se suivent et se ressemblent; le soir, elle aime s'asseoir au coin de l'âtre et fumer une cigarette faite d'un peu de tabac et roulée dans une feuille d'eucalyptus. Quand les dernières bûches sont consumées et que le feu se meurt, elle allume une bougie puis se glisse sous sa couette ouateuse, les pieds sur une brique chauffée enveloppée dans de vieux journaux et une serviette éponge qui ne sert plus qu'à cela. Elle lui tient lieu de bouillotte et conserve la chaleur jusqu'au petit matin.
Ce soir là, Leonid Brejnev a reçu à souper quelques vieux compagnons pour échanger des souvenirs. Au moment de la poire et avant le fromage, Irina Petrovan Denissova, sa belle sœur préférée, s'approche de lui un verre de bonne vodka à la main :
- Dites-moi, мой друг*, votre vieille mère, est-elle toujours de ce monde ?
- Da, Irina, elle vieillit doucement mais elle est toujours des nôtres; lui répondit Léonid.
- Et vous la voyez parfois ?
Léonid ne répond pas mais son regard s'est légèrement embué et il est devenu songeur.
- Vous devriez aller la voir, car si demain elle s'en allait vous le regretteriez sans pouvoir revenir en arrière.
Cette nuit-là, Léonid Brejnev a très mal dormi. Plusieurs fois il s'est réveillé en sursaut, en sueur, pour ensuite se rendormir avec difficultés. Le matin qui suit, il se lève dès les premières lueurs de l'aube, donne rapidement ses croquettes à son chat sans s'attarder à le caresser longuement comme il a l'habitude de le faire. Il se rend à son bureau où sa fidèle secrétaire depuis toujours l'attend avec la cafetière sur le feu. Il lui demande d'annuler tous ses rendez-vous de la semaine qui suit, de faire reporter les réunions des instances du Parti qui sont programmées. Lui-même décroche le téléphone pour demander à son chauffeur de préparer la voiture, de faire le plein et de prendre des dispositions pour une absence prolongée , en veillant surtout à prendre sa lourde pelisse en peau de mouton doublée loup des steppes.
Peu avant midi, renonçant à prendre la Maserati que le parti communiste italien lui avait offert, il s'installe sur la banquette arrière de la Mercedes 600 cadeau d'un chancelier ouest-allemand. A la sortie de Moscou ils prennent la route magistral M5 en direction de Samara. Quelques 1600 km que Google vous promet de couvrir en moins de 24 heures si vous tenez la moyenne ! Youri est un chauffeur hors pair et de grande endurance. Léonid lui-même ne rechigne jamais à prendre le bout de bois. En se relayant au volant, arrivée en 2 jours à Irgisly avec restauration et un petit sommeillon à Samara, cela paraît parfaitement jouable.
Je sais que vous avez du mal à croire que Leonid Brejnev a pris le volant en invitant son chauffeur à s'installer de temps à autre à l'arrière pour se reposer un peu et que vous pensez qu'il n'y a que Lucky Luke, qui pour ne pas perdre du temps, prend Jolly Jumper sur ses épaules pour galoper à sa place et lui permettre de prendre un peu de repos. De la même manière, vous êtes entrain de vous interroger sur les raisons qui ont conduit Leonid Brejnev à entreprendre un si long périple en véhicule automobile, alors qu'il aurait sans doute été plus confortable et surtout plus rapide d'emprunter un aéronef et éventuellement un hélicoptère de l'Armée rouge pour se rendre à sa destination finale. Il y a une raison évidente à ce choix, mais elle ne l'est pas pour tout le monde. Si elle est évidente pour Léonid Brejnev et éventuellement pour son chauffeur Youri Aleksandrowitch Kolontaï (avec un seul l), elle ne l'est pas plus pour moi que pour vous et je ne peux par conséquent rien vous dire de plus sinon d'envisager de mettre ce choix sur le compte de l'imprévisibilité bien connue du Maréchal.
Au début de l'après-midi du second jour, ils sont enfin arrivés à destination, sans attendre Youri engage la voiture sur le petit chemin pierreux qui conduit à l'isba où Anna Vladimirovna coule des jours heureux. Elle se tient sur le pas de la porte, essuyant ses mains dans son tablier. Quand la portière de la Mercedes s'ouvre, elle esquisse un geste de coquetterie comme pour remettre en place une petite mèche de cheveux qui folâtrerait.
Leonid s'approcha de sa mère, lui prend doucement les deux mains, la fait virevolter sur elle-même puis la prend enfin dans ses bras en murmurant à son oreille : « Maman, tu n'as pas changé ! ». « Toi non plus mon grand, tout petit ». Pudiquement Youri a détourné son regard et est retourné à sa voiture pour laisser le fils et sa mère se couver du regard et échanger des mots tendres et doux.
Si nous étions au cinéma, Anna devrait administrer une gifle bien sonore à son gredin de fils pour ne pas être venu la voir depuis longtemps et surtout pour l'avoir laissée sans nouvelles parce pendant des mois. Un peu à la manière de Maria Pappadimos/Irène Papas quand elle gifle pour des raisons voisines son frère Spyros dans Les canons de Navarone.
Au milieu de l'Isba il y a une grande pièce seulement éclairée par les flammes d'une flambée de bûches de bouleaux et de hêtres mélangées. Une grande table en bois de chêne entourée de bancs occupe une partie de l'espace. Leonid s'y attable et Anna lui sert un café chaud, enfin une décoction dans laquelle une racine torréfiée est majoritaire et quelques grains de café moulus surtout présents pour donner de la couleur et le nom au breuvage.
- Dis-moi Léonid, tu dois être bien fatigué après cette longue route depuis Moscou ?
- Non, petite mamochka*, tu as vu, je suis venu dans ma mercedes qui est très confortable et mon chauffeur conduisait le plupart du temps.
- Ah bon, depuis Moscou ! Mais cela a dû te revenir très cher en essence.
- Non, non, petite mère, ce n'est pas moi qui paye l'essence et le chauffeur, c'est le Parti qui paye.
Encore toute émue de voir enfin le fils prodige, elle lui offre quelques biscuits de Noël qu'elle a confectionnés et gardés pour lui. Comme il le faisait si bien quand il était petit il les trempe dans le café sans les laisser ramollir et tomber dans le bol.
- Et Moscou ? Tu es bien logé au moins ? On dit que les loyers sont exorbitants et se chauffer correctement totalement hors de prix.
- Non, petite mère, je n'ai aucun problème. J'habite un bel appartement de sept pièces avec deux salles de bain au Kremlin, le tout avec chauffage central au gaz de ville.
- Sept pièces, et au Kremlin, donc central en plus ! Mais dis-moi mon petit Léonid, cela doit te coûter une fortune !
- Non, mama, ce n'est pas moi qui paye le loyer, c'est le Parti qui paye tout.
Anna Vladimirovna Denisova n'en croie pas ses oreilles mais n'en laisse rien paraître, toute à sa fierté d'un fils qui a si bien réussi sa vie alors que pénuries et difficultés diverses rendent la vie si difficile dans le pays. Elle se lève, d'une main experte s'empare d'un petit attisoir et tisonne longuement les braises de l'âtre avant d'y mettre deux nouvelles bûches.
- Tu sais Leonid, tu devrais venir plus souvent chez nous. Pour me voir bien sûr, mais pas seulement. Ici en Oural, l'air est si pur, le silence si apaisant que le sommeil s'en trouve bien plus réparateur qu'à Moscou avec sa vie trépidante et son air sûrement vicié.
Tu sais maman, tous les jeudi soir et jusqu'au lundi, je pars dans ma datcha au bord de la mer Noire. L'air du large y est pur, revigorant et tonique.
Anna en reste coite, la bouche légèrement entrouverte , les yeux arrondis.
- Une datcha au bord de la mer Noire ! Mais cela vaut une fortune !
- Tu sais maman , il ne faut pas t'inquiéter. Ce n'est pas moi qui l'aii payée et qui en assure l' entretien. C'est le Parti qui paye tout.
Anna Vladimirovna Denisova s'approche doucement de son fils, avec un coin de son tablier, elle essuie une petit flaque de café que la cuillère a laissée sur la table de chêne. Après avoir jeté un coup d'oeil inquiet en direction de la porte, elle se racle le gosier pour mieux baisser la voix :
- Mon petit Leonid, elle pose alors sa main sur l'avant-bras de son fils et murmure, tu n'as pas peur que les communistes arrivent au pouvoir et te prennent tout cela ?
Un silence pesant s'abat sur eux. Leonid Brejnev comprend à cet instant que probablement sa vieille mère ne dispose pas de toutes les informations ou peut-être même que quelqu'ennemi du peuple du voisinage distille en toute impunité son venin.
*mon ami
* mamouchka :c'est ainsi qu'un fils aimant appelle toujours sa mère dans les régions russophones de l'ancien empire soviétique. L'appellation était plus largement usitée cependant par déférence pour le grand frère.